ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Deux photographies et Walter Benjamin. Épisode WB #1

« Mais la photographie nous confronte à quelque chose de nouveau et de singulier : dans cette marchande de poisson de Newhaven, qui baisse les yeux au sol avec une pudeur si nonchalante, si séduisante, il reste quelque chose qui ne se réduit pas au témoignage de l’art de Hill, quelque chose qu’on ne soumettra pas au silence, qui réclame insolemment le nom de celle qui a vécu là, mais aussi de celle qui est encore vraiment là et ne se laissera jamais complètement absorber dans l’“art”.» Walter Benjamin, “Petite histoire de la photographie”, 1931.

Ne disposant évidemment pas de l’édition originale du texte de Benjamin, et sachant que David Octavius Hill a photographié plusieurs portraits de poissonnières, je suppose que, puisque Benjamin mentionne celle baissant les yeux, il s’agit d’Annie Linton :

David Octavius Hill, “Annie Linton, a Newhaven fisherwoman”, 1844,  Calotype, 19.4 x 14.3 cm

Il semble que l’attitude de Benjamin face à la photographie soit quelque peu ambigüe. Pour preuve, simplement ce qu’il dit de cette image. Il remarque, tandis qu’apparemment il n’avait à disposition qu’une très médiocre reproduction (ainsi que le signale André Gunthert, dans sa traduction, voir Ref, bas de page), il remarque cependant une certaine pudeur, et qu’elle est aussi, nonobstant, à la fois nonchalante et séduisante. Il note aussi, curieusement, que la présence de cette poissonnière semble tellement auratique qu’elle échappe au medium qui veut la contenir. La contradiction vient en ce que Benjamin voit à la fois ici de l’art et n’en voit pas. En effet, il parle « de l’art de Hill », et, dans le même mouvement, signale que le corps bien vivant de Linton « ne se laissera jamais complètement absorber dans l’“art”». Alors, si je lis bien, ou comprends bien, on peut supposer que, pour Benjamin, la photographie ici de Hill témoigne de son art, mais, bizarrement, il reste quelque chose qui échappe. C’est comme si l’art de Hill ne parvenait pas à saisir tout l’être de Hinton ? Pourquoi ? Parce qu’il s’agit d’une photographie. Mais, on pourrait demander à Benjamin : Quel tableau aurait jamais capturé l’aura d’une personne ? C’est ici que nous détectons la rémanence romantique chez Benjamin ; rémanence, car je ne suis pas certain qu’en 1931 le romantisme, en tant que mouvement, existât encore… excepté qu’en vestige mental. Or Benjamin était romantique. Qu’eût-il pensé s’il avait su, comme, pour ma part Rosalind Krauss me l’a appris en la lisant, que Rodin n’est pas l’auteur des moulages de bronze de sa Porte de l’Enfer, puisqu’à sa mort n’étaient disponibles que des moulages de plâtre, et encore, souligne Krauss, dont l’ordre définitif ne semblait pas avoir été achevé ? Il y a, chez Benjamin, un romantisme certain en ce qu’il est convaincu, concernant la photographie, qu’elle n’aura connu un âge d’or que durant une dizaine d’années : « Les auteurs les plus récents partent de ce fait remarquable, que la floraison de la photographie — l’époque où les Hill, les Cameron, les Hugo et les Nadar étaient en activité — coïncide avec sa première décennie d’existence. Or ce sont justement les dix années qui précédèrent son industrialisation.» On ne sait pas très bien, ici, si Benjamin fait preuve d’ignorance, ou s’il masque volontairement l’invention du négatif sur papier en… 1835. Or, à partir du moment où l’on invente le négatif, alors on peut reproduire toute photographie. S’il mentionnait Fox Talbot dans son article, toute sa théorie d’une photographie pure et unique eut été caduque. Non, en fait, je soupçonne Benjamin, qui était quand même très érudit, d’avoir ignoré, consciemment ou non, le talbotype, i.e., la reproductibilité de la photographie. Benjamin n’est pas très précis dans le datage, mais on peut supposer qu’il pense tout de même à l’invention, par Charles-Petit Guillaume, en 1878, de la similigravure, soit l’impression du négatif sur une plaque de métal, premier procédé de reproduction industrielle des images (jusqu’en 1920). D’un certain point de vue (le cas de le dire), je ne suis pas loin de penser que Benjamin n’a pas vraiment saisi ce que pouvait représenter, dans un spectre encore largement inexploré en 1931, la photographie. Pour preuve, il phantasme assez fort sur une photographie, au demeurant insignifiante, de Karl-Dauthendey

« Ou bien l’on découvre l’image de Dauthendey, le photographe, père du poète, à l’époque de ses fiançailles avec la femme qu’il trouva un jour, peu après la naissance de son sixième enfant, les veines tranchées dans la chambre à coucher de sa maison de Moscou. On la voit ici à côté de lui, on dirait qu’il la soutient, mais son regard à elle est fixé au-delà de lui, comme aspiré vers des lointains funestes. Si l’on s’est plongé assez longtemps dans une telle image, on aperçoit combien, ici aussi, les contraires se touchent : la plus exacte technique peut donner à ses produits une valeur magique, beaucoup plus que celle dont pourrait jouir à nos yeux une image peinte. Malgré toute l’ingéniosité du photographe, malgré l’affectation de l’attitude de son modèle, le spectateur ressent le besoin irrésistible de chercher dans une telle image la plus petite étincelle de hasard, d’ici et maintenant, grâce à quoi la réalité a pour ainsi dire brûlé de part en part le caractère d’image ­ le besoin de trouver l’endroit invisible où, dans l’apparence de cette minute depuis longtemps écoulée, niche aujourd’hui encore l’avenir, et si éloquemment que, regardant en arrière, nous pouvons le découvrir. Car la nature qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil ; autre d’abord en ce que, à la place d’un espace consciemment disposé par l’homme, apparaît un espace tramé d’inconscient. S’il nous arrive par exemple couramment de percevoir, fut-ce grossièrement, la démarche des gens, nous ne distinguons plus rien de leur attitude dans la fraction de seconde où ils allongent le pas. La photographie et ses ressources, ralenti ou agrandissement, la révèlent. Cet inconscient optique, nous ne le découvrons qu’à travers elle, comme l’inconscient des pulsions à travers la psychanalyse. Les structures constitutives, les tissus cellulaires avec lesquels la technique ou la médecine ont coutume de compter ­ tout cela est au départ plus proche de l’appareil photo qu’un paysage évocateur ou un portrait inspiré. Mais en même temps, la photographie dévoile dans ce matériel les aspects physiognomoniques, les mondes d’images qui habitent les plus petites choses ­ suffisamment expressifs, suffisamment secrets pour avoir trouvé abri dans les rêves éveillés, mais qui, ayant changé d’échelle, devenus énonçables, font désormais clairement apparaître la différence entre technique et magie comme une variation historique.»

Ici, cela apparaît assez patent, Benjamin laisse transparaître ce que lui aimerait trouver dans une photographie, et non pas ce qu’il y a vraiment à voir dans celle-ci. Il y projette, littéralement, un destin tragique parce qu’il sait que, depuis, la mariée s’est suicidée, et il phantasme (φαντασμα → lat. phantasma → représentation par l’imagination → fantôme → spectre → image) ce destin tragique à partir du regard de la jeune femme. Mais bien malin celui qui saurait déceler dans ces yeux une future autolyse… Or il semble bien que Benjamin, lui, la voit, cette funeste destinée, dans ce portrait pourtant in-signifiant. Où est donc la « valeur magique » ? Où se situerait « la plus petite étincelle de hasard »? En termes de magie et de hasard, il semble que le chasseur iconique soit bredouille : le couple prend la pose, tout est figé, banal, standardisé ; et ils sont tellement recouverts de vêtements que ces derniers ont l’air surdimensionnés. Ils sembleraient presque des enfants déguisés en “grand”, avec moustache postiche. Mais là où cela devient intéressant, c’est quand Benjamin parle d’« inconscient optique » (‘Optisch-Unbewuβten’). Tout à coup, il semble qu’il y ait, pour Benjamin, deux Nature(s), une autre nature, écrit-il (‘eine andere Natur’), l’une « qui parle à l’appareil est autre que celle qui parle à l’œil ». Que peut bien vouloir dire ici Benjamin ? Il est tout à fait difficile de poser qu’il y a deux natures. Comment en arrive-t-il là ? C’est comme s’il voulait glisser du psychisme dans la nature, les éléments. Or il n’y a pas d’appareil psychique dans la nature ; mais d’où son emploi néologique d’« inconscient optique », terme, lui aussi, très ambigu, parce qu’il n’existe pas d’inconscient à l’état naturel, or espèce humaine. En fait, ce que semble vouloir signifier Benjamin, c’est que nous n’avons pas le loisir, dans le réel, de détecter tous les changements, toutes les data, cela est bien clair. Ainsi, ce non-vu, cet invu, Benjamin pourrait l’appeler “synthèse passive”, comme chez Husserl, ou bien “sensation”, comme chez Locke, chez qui la sensation est bien plus globale, ne laissant pas tout filtrer ; mais il choisit un terme ressortissant à la psychanalyse. C’est étonnant. Encore plus étonnant le fait pour Benjamin le fait d’asserter que c’est la photographie qui, par sa saisie instantanée et son figement de l’instant, nous permet de le découvrir, cet inconscient optique. Mais ici, Benjamin dépasse clairement la circonscription de la théorie freudienne, qui n’a, bien entendu, jamais postulé que l’inconscient pouvait se révéler dans quelque image physique que ce soit, c’est un postulat tout à fait science-fictionnel. Certes, l’expression est poétique, mais si elle est vraie poétiquement, elle est fausse théoriquement ; du coup, il faut choisir quel mode de navigation nous allons emprunter. Cependant, il est tout autant curieux de voir comment, au débotté, Benjamin tente une sorte de, comment dire ?, transvasement de la nature de la photographie dans la nature de la psyché : « Les structures constitutives, les tissus cellulaires avec lesquels la technique ou la médecine ont coutume de compter ­ tout cela est au départ plus proche de l’appareil photo qu’un paysage évocateur ou un portrait inspiré.» Il est étonnant de voir comment Benjamin tente ici de rendre une certaine nature de la photographie organique, voyez comme il veut faire entrer la technique dans la peau, en quelque sorte, comme si sa vérité, comme il l’écrit, était plus proche du microcosme que du macrocosme, pourtant, ne vient-il pas de donner une interprétation tout à fait mésoscopique (et psychologique à tout le moins) du portrait photographié par Dauthendey ?

PS. Dans son livre Optical Unconscious, R. Krauss, juge que Benjamin, au moment où il formule pour la première fois son expression d’“inconscient optique”, « a indubitablement en tête les photographies de Muybridge ou Marey », puisque Benjamin parle de « l’œil nu comme ne pouvant pénétrer les mouvements de la plus ordinaire des sortes.» Cependant, nous venons de le lire, ce ne sont pas ces deux photographes que Benjamin a en tête quand il utilise sa fameuse expression, puisqu’il s’agit de Dauthendey.

 

Ref. Walter Benjamin,  “Petite histoire de la photographie”,  traduit par André Gunthert,  In Études photographiques, Novembre 1996 (ici)  /// Roasalind Krauss, Originalité de l’avant-garde et autre mythes modernistes, Macula, 1993, et Optical Unconscious, MIT Press, 1994 /// Edmond Husserl, De la synthèse passive. Logique transcendantale et constitutions originaires, Millon, 1998

Léon Mychkine