Deux-trois choses sur Richard Deacon (et un souvenir d’art press) #1

Il y a longtemps, vers la fin des années 80, je lisais, comme beaucoup de gens passionnés, art press. Le numéro 134 (mars 1989) affichait en Une une photo de Deacon derrière une de ses sculptures. Je crois que, durant toutes ces années où j’ai lu ce magasine, Deacon aura fait partie de ces artistes dont je me suis le plus longtemps souvenu et qui m’ont marqués. J’ai été très impressionné par les photographies de ces sculptures, et, comme souvent avec ce magasine, je restais longtemps à regarder les photos des œuvres. Je crois qu’à l’époque, lire art press, c’était quelque chose de fort, un véritable acte culturel ; et l’ouvrir et le feuilleter devait tenir d’un office quasi kabbaliste, car je lisais tout ; des articles aux annonces diverses. Rétrospectivement, je devais chercher inconsciemment quelque chose ; un signe, un indice, un truc qui allait me parler spécialement. Bien entendu, jamais une telle occurrence ne s’est produite. Autant pour le mythe ! Mais, grâce à art press, comme tant d’autres, je me serai initié à l’art contemporain, à la parole des artistes, qui, déjà, me fascinait. Pour moi, à l’époque, les artistes vivaient dans un monde tout à fait différent du mien. Je n’en connaissais qu’un ou deux, mais il y avait toujours un décalage entre ce qu’ils me disaient, et ce que je lisais. Et puis, si ces artistes étaient dans art press, c’est qu’ils étaient célèbres ; ce que n’étaient pas mes deux amis artistes… Et cela changeait tout, et augmentait d’autant la fascination. Je devais trouver extraordinaire qu’il existât des magasines dont le seul sujet fut l’art contemporain, et très accessoirement la littérature. D’où le prestige d’art press. Le mot provient du latin, praestigium : artifice, illusion… Oui ; je ne sais depuis si la cause de la chute du prestige d’art press est due à la cessation de tels dispositifs, et peu importe. Ce qui importe c’est, finalement, que nombre d’artistes n’en fussent pas devenus, des illusions.

Ainsi, parcourant le site Internet de Richard Deacon, je cherche, comme par hasard, les œuvres exécutées dans les années proches de mes lectures passées, et je “tombe” sur cette image, tout à fait typique du style deaconien à l’époque :

Richard Deacon, ‘Turning A Blind Eye Again’, 1988, Laminated hardboard, plywood, steel, aluminium, 138 x 201 x 289 cm, Collection of Art Gallery of Ontario, Canada

Je ne sais pas si. Non. Je recommence. Beaucoup de choses ont été écrites sur Deacon, et peut-être ferais-je mieux de me renseigner avant de me lancer dans des hypothèses. Mais, premièrement, tout est fermé (c’est la pandémie), et, secondement, je n’ai aucun ouvrage sur Deacon, mais j’ai son site en visu, avec des textes sur lui et des entretiens ! Néanmoins, je vais quand même écrire maintenant, car il faut que cela s’exprime. C’est parti. Quant au titre. Comme souvent, en anglais, il s’agit d’un faux-ami. Ce n’est pas “Tourner un œil aveugle de nouveau”… L’expression anglaise ‘to turn a blind eye’ signifie « ignorer quelque chose dont on sait que c’est faux [ou mauvais] ». Mais pourquoi de nouveau ? Parce que c’est là une nouvelle sculpture à porter ce nom :

Richard Deacon, Turning A Blind Eye #2, 1985, laminated hardboard, black cloth 183 x 381 x 152 cm, Collection of High Museum of Art, Atlanta, Georgia

 Et le lecteur se demande : « Mais pourquoi #2 dans le titre ?» Parce qu’il y en a une première :

Richard Deacon, ‘Turning A Blind Eye’, 1984 Laminated wood, galvanised steel, 150 x 360 x 255 cm, laminated wood, galvanised steel, 150 x 360 x 255 cm, Gallery of New Art, Tate Gallery, London,

On peut constater qu’il y a peu de rapport entre les trois sculptures, cependant qu’elles sont identiquement nommées. De fait, il y a peut-être quelque chose qui les relie. La recherche d’une forme satisfaisante ? Cette forme, j’ai l’impression qu’elle est dessinée dès 1984, sous l’aspect, au choix, d’un anneau de Moëbius, ou bien d’une sorte de 8 spatialisé. Remarquons, pour la première en date, la terminaison de cette belle boucle dans une espèce de chaussure en acier galvanisé, lui donnant un air de zinc, voire de tissu. On peut supposer que cette chausse d’acier maintient la structure de bois laminé dans l’exacte position qu’elle ne manquerait pas de perdre si on l’en sortait. La sculpture de 1985 est plus proche de la dernière (1988). J’ai quand même l’impression que Deacon a quand même joué un peu avec l’expression idiosyncrasique, parce que l’on ne peut guère s’empêcher de penser à un œil. Mais on y pense que si l’on pense à la forme stylisée de l’œil, dans sa forme naïve depuis l’Égypte antique et sur les trousses et cahiers de collégiens, soit cette forme qui inclue les paupières. Au milieu, c’est un peu vide, certes (cependant que le vide joue un rôle important chez Deacon). Mais on pourrait tout autant ignorer ce raccord mimétique. J’ai l’impression que la sculpture de 1988 est la plus aboutie, et la plus complexe ; à tel point qu’on pourrait se dire que la deuxième est l’ébauche de cette dernière. Qu’est-ce que c’est, la sculpture (‘in a nutshell’ ?) : c’est le rebond de l’œil, tout autant que de la main, du contour physique (je ne peux pas aller à Londres, ni à Atlanta, ni à Toronto, désolé…). Le rebond de l’œil opère souvent comme s’il avait identifié un milieu homogène, organique. Mais nous sommes ici à la fin du XXe siècle (je parle dans le contexte des pièces de Deacon). Ainsi, la sculpture de 1984 joue avec le rebond, et s’amuse avec sa terminaison, moitié chaussure moitié socle. En même temps, les deux pièces sont antagonistes. À moins… À moins que… Dans un entretien daté de 1989, Deacon déclare ceci : « J’ai été continuellement intéressé par la relation du corps au matériel, et la relation de l’action répétitive avec la perception du temps. Aussi, la relation de soi-même à un monde matériel, tel que médiatisée à travers le corps et le travail. Ainsi j’envisage la sculpture comme étant entre moi et le monde matériel — un monde fait de matière et de substance, qui, en un certain sens, est déconcertant.»  Ainsi, si l’on applique ce dire de Deacon à la sculpture ci-dessus, on voit comme un léger rapport entre ce socle en acier et la sculpture qui semble être fichée dedans ou même, en être sortie (?). On se demande comment Deacon peut tordre ainsi, presque à l’envi, dirait-on, une section de bois laminé… Mais, comme souvent, il s’agit ici d’un secret d’artiste (je pourrais écrire technique, mais cela supposerait que j’en ai une idée ; or pas du tout). Revenons à notre 3ème sculpture, dernière en date. Hypothèse 1 : La glissière qui déborde ce que nous appellerons les deux oculaires signifie une taie symétrique : l’œil droit ne voit pas ce que regarde l’œil gauche ; version optique du « ta main gauche ignore ce que fait ta droite » (Matthieu, VI 3-4). Ce qui m’intrigue, dans cette sculpture, c’est à la fois la maîtrise de la mise en forme, et cette espèce de rouge sur les tranches du laminé, dont on se demande quel est son rôle ? On pense que si Deacon l’avait voulu, nous ne verrions pas ces itérations. Quoi d’autre ? On aime beaucoup les courbures extérieures, comme autant de plis épidermiques, ou colliers plus ou moins chevauchant. La citation ci-dessus se poursuit : « Ainsi la substance matérielle semble un moyen de traiter [‘dealing’] avec l’animé et l’inanimé, tout autant que de modeler des relations avec d’autres gens. » Voilà, je crois, un indice que l’on peut rencontrer chez Deacon, celui de l’ambiguïté. C’est patent avec ‘Turning A Blind Eye Again’ de 1988. Comment cela ? On peut donner comme exemple les torsions affirmées et délicates du laminé contrastant avec l’intérieur plus austère, mais pas moins régulier. Dans toujours le même entretien, Deacon dit ceci : «…quand vous sculptez il y a une consistance de structure, et quand vous modelez, il y a un sens pour les armatures qui génèrent la forme de la surface. Travaillant avec un feuillet de matière — courber, plier, laminer, scier —, quoi que j’en fasse,  il y a un sens depuis lequel l’extérieur n’est pas prédiqué par l’intérieur. De fait l’intérieur reste ouvert à l’interprétation. J’ai tendance à décrire le travail comme une enveloppe plutôt que quoi que ce soit d’autre, et cette relation est plutôt cruciale. L’espèce de matériau que j’ai utilisé en est venu à être vu comme une matière que je pouvais utiliser comme une peau structurelle en même temps.»  Il y a un sens depuis lequel l’extérieur n’est pas prédiqué par l’intérieur…Il est intéressant de réaliser comment Deacon parle de ses sculptures, de son travail, de son élaboration. Il utilise le verbe « prédiquer », qui concerne soit la grammaire, soit la philosophie (Logique). Quel qu’en soit la source, Deacon nous indique ici les relations interdépendantes qu’entretient en son sein même une sculpture ; relations actives, ou neutres. Et on le vérifie parfaitement avec ‘Turning A Blind Eye Again’ 1988. En effet, regardez l’intérieur de la sculpture, au niveau de ces verticales jaunes trouées de carrés noirs alternés de plaques d’aluminium, le tout contrastant fortement avec les courbures qui ont l’air d’être davantage prononcées à l’extérieur. De fait, oui, il y a une tension, une opposition presque, entre l’organicité des courbes externes et la rigueur à l’endroit de la jointure des deux pièces symétriques. 31 ans plus tard, je suis toujours impressionné par les œuvres de Deacon, j’y vois effectivement, conformément à son dire, un équilibre très fin entre ce qu’il appelle l’animé et l’inanimé. En effet, on aurait presque l’impression que ces sculptures sont à demi vivantes, qu’elles ont atteint un stade d’évolution qui les maintient dans un entre-deux, une dialectique visuelle et volumétrique, cependant qu’elle sont bien inertes. Il y a là quelque chose qui côtoie l’hybride, le merveilleux et le questionnement. L’hybride, je viens d’en traiter. Deuxième point : je crois que la sculpture, bien plus que la peinture, est capable de nous montrer l’encore tangibilité du merveilleux, par la grande puissance de son eidos matérial (la pensée et l’intution en acte polymorphique : la matière sur-présentielle en trois dimensions). Enfin, le questionnement ; car oui, la présence des sculptures, de par leur silence, paradoxalement plus profond qu’en peinture, nous relie intimement.

Richard Deacon, vue d’un ensemble de sculptures exposées au MAM de Paris, du 22/03 au 21/05 1989. (Cette photo, comme les trois autres dans cet article, proviennent du site Internet de Richard Deacon).

Léon Mychkine

 

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