Duchamp et Mona Lisa, un malentendu. What about the “male gaze”?

Nota benêt. Il existe un étrange privilège (“sort of”) pour les artistes, écrivains et poètes célèbres. La moindre œuvre, le moindre morceau d’ébauche, d’esquisse, de rature, de facto, à valeur d’œuvre d’art. Manzoni l’avait bien compris, lui qui mit en boîte, d’après l’étiquette, de la propre merde d’artiste. Malheureusement, cet excellent artiste restera davantage célèbre pour cette potacherie que pour son œuvre. D’un certain côté, il en va donc de même pour la moindre bricole touchée et modifiée par Marcel Duchamp, dont l’héritage intégral constitue donc un culte (ce que disait déjà très justement Robert Smithson à propos des ready-made, même si quelque élément aura pu lui échapper ; mais c’est une autre histoire…) Bien !, venons-en maintenant à notre sujet, soit la fameuse potacherie L.H.O.O.Q. Je précise que ce qui va être lu ici est une interprétation, après tout, comme toute bonne histoire de l’art — ce qui n’implique pas que les lignes qui vont suivre sont “bonnes”.            

Tout le monde connaît l’héliogravure de Marcel Duchamp représentant la Joconde, Mona Lisa,  de Leonardo, affublée d’une moustache et d’un bouc, avec, en sous-titre,“L.H.O.O.Q.” (1919). Une première lecture donne, évidemment, le verbe anglais to “Look”, « voir ». Une image qui invite à voir, c’est tautologique. Mais bien sûr, cela n’est pas fait pour s’arrêter là. Perfidement, une épellation idiotique donnera : “Elle a chaud au cul”, ce qui est impropre du point de vue de la phonétique, mais passons. Or, on peut poser la question : Qui a chaud au cul ? Mona Lisa, de son vrai nom Lisa Gherardini, ou bien quelqu’un d’autre ? Entendez, quelqu’un d’autre que le modèle ? Il est assez probable que la majeure partie des regardants, au vu de l’énoncé cryptique, penseront que c’est Lisa qui a chaud au fondement. Cependant la question, du pur point de vue nominaliste (adjectif qu’affectionnait Duchamp), mérite d’être posée, car toute représentation de la Joconde n’est pas la Joconde ; il n’en existe qu’une seule, celle peinte par Leonardo di ser Piero da Vinci. Mais, bien évidemment, rares sont les nominalistes pur jus (Nelson Goodman en dinosaure ?), et donc quand nous voyons une reproduction de la Joconde, c’est comme si nous voyions la “vraie”, dans une sorte d’isomorphie mentale, ou à peu près, ce qui relève d’une opération tout de même fictionnelle, il faut le préciser. 

À partir de cette identification, la vulgarité masculine basale voudrait que l’on pensât, dans cette optique, au fait que c’est Lisa qui a chaud au cul, entendez, qui est sexuellement chaude (“She’s hot”). Or, on l’admettra sans grande difficulté, ni la pose ni l’expression du modèle original ne peuvent, une seule seconde, suggérer la moindre invitation libidinale, encore moins sexuelle (et contrairement au marronnier, Lisa Gherardini ne sourit pas). Alors quoi ? En sus, si Duchamp avait vraiment voulu imputer l’idée que Lisa était chaude, pourquoi lui avoir ajouté moustache et bouc ? Pourquoi ne pas avoir abaissé franchement le col pour faire jaillir une dardante poitrine ? À l’inverse, Duchamp désattire la Joconde (comme si elle ne l’était pas déjà suffisamment), car pourra-t-on croire qu’en 1919 les femmes à moustache et bouc étaient les plus excitantes ? Allons donc ! Marcel Duchamp était tout ce que l’on  veut, sauf un être vulgaire, et si donc il ajoute ces postiches à cette sous-copie de La Joconde, c’est pour la transformer, à savoir la dégenrer, comme on dirait aujourd’hui (c’est tendance).   

Avec moustache et bouc, Mona Lisa “devient” homme ; et que regarde donc cet homme ? Une spectatrice. Et que pense cet homme d’icelle ? Qu’elle est chaude. Et pourquoi pense-t-il cela ? Parce qu’une grande majorité de la gent masculine “pense” — plutôt un réflexe du cerveau reptilien —, que les femmes sont des chaudes, toujours prêtes à “allumer” leur pauvre et fragile engeance. Souvenez-vous que c’est à Duchamp que nous devons l’adage « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » alors, à sa manière, Duchamp brise le “quatrième” mur, mettant en scène un homme regardant au dehors de l’image, donc dans la salle d’exposition, et jugeant la regardeuse qui se présente. Ainsi, si ce tableau est le portrait d’un homme (il est rare que l’image spontanée que l’on ait d’une femme soit celle dotée de moustache et de bouc !), alors il porte en lui le classique bagage génético-sociologique de celui qui, tout simplement, est obsédé par les femmes au point qu’elles ne constituent, en général, non pas des êtres humains en tant que tels, mais des espèces de bêtes de sexe qui ne demandent qu’à forniquer, toutes obsessionnellement et ataviquement en manque pathologique de phallus (merci Lacan, il fallait y penser !) au point qu’elles sont toujours bien les premières à vouloir être pénétrées, et encore et encore. Une autre “raison” obsessionnelle et psychotique pour laquelle certaines religions tendent tellement à masquer le corps des femmes, tant leur aspect physique est attentatoire à la pudeur la plus élémentaire, quand c’est leur cerveau de mâle arriéré qui en est la seule origine clinique… Ainsi donc, dans cette image, Duchamp ne désigne pas Lisa comme une “chaudasse”, mais, littéralement, énactive ; un homme regardant une femme ; donc dans le public, comme (potentiellement) “chaude”. En ce sens, et à sa manière, Duchamp dénonce, bien avant tout le monde, le “male gaze” dans ce qu’il a de plus réifiant. (Si le lecteur est sceptique sur le fait que le personnage regarde le spectateur, demandez-vous donc pourquoi de très nombreux personnages peints, et depuis bien longtemps dans la tradition, nous regardent, et souvent droit dans les yeux…) Une seconde hypothèse, plus métaphorique, serait que l’homme — moustache et bouc en guise de signes indiciels a posteriori —, est déjà dans la femme ; ce qui ravira la transgenrerie, à n’en point douter.

Revue 391, avec Marcel Duchamp, L.H.O.O.Q., 1919, mars 1920

© 1999 Succession Marcel Duchamp, ARS, N.Y./ADAGP, Paris, L.H.O.O.Q., 1919

Maintenant que nous avons désamorcé la supposée vulgarité obscène chez Duchamp, donnons au lecteur à lire ce qu’en dit la Notice du Centre Pompidou, Paris :  

Par quelle pulsion « jocondoclastique », sur un portrait reproduit de La Joconde de Léonard, Marcel Duchamp en 1919 a-t-il ajouté une moustache, un bouc et un titre prometteur, L.H.O.O.Q. (« elle a chaud au cul ») ? Se souvient-il des audaces des Incohérents et d’Alphred Ko-S’Inn-Hus, inventeur de Le Vénus demi-lot ou le Mari de la Vénus de Milo (1886) ? De la première Joconde « assistée » de Sapeck, qui avait « laissé dans la bouche de cette femme idéale une pipe culottée » (1887) ? D’une réclame montrant une femme à barbe pour vanter les bienfaits d’un épilatoire – Le Rire, nº 392, 6 août 1910, où lui-même livre un dessin humoristique : « La critique est aisée, la raie difficile » ? Se souvient-il surtout du vol par Vincenzo Perrugia, en 1911, du célèbre tableau, retrouvé en 1913 et bientôt ramené au musée du Louvre ? Et encore d’autres Jocondes moustachues (pré-duchampiennes) : Le Gardien du Louvre par Lucien Métivet, reflet d’un poilu dans le portrait immortel (Le Rire, nº 355, 20 nov. 1909) ; le portrait de M. Dujardin-Beaumetz, signé Léonard de Capy (Fantasio, nº 131, 1er janv. 1912) ; Le Capitaine Lux (Le Rire, nº 472, fév. 1912) ; Le Ministère des Joconds (les ministres Doumergue, Monis, Caillaux, dans Fantasio, nº 179, 1er janv. 1914) ? Le comble de la masculinisation étant atteint en 1918 avec « Le Jocond », carte postale en couleurs représentant Guillaume II. Le ready-made rectifié que Duchamp réalise en 1919 – une carte postale simplement crayonnée – garde, lui, toute sa féminité : affublée des cinq lettres, L, H, O, O, Q, qu’il faut dire tout haut – jeu phonétique cher à Duchamp –, l’œuvre engage sans nul doute à la licence frénétique des « années folles ». Picabia (que Duchamp retrouve à Paris durant l’été 1919) en affiche le programme dans sa grande œuvre Le Double Monde/LHOOQ, 1919 (MNAM), tout en produisant une peinture-manifeste de l’iconoclasme dada. Mais Duchamp introduit avec ce simple ready-made une autre préoccupation : celle – après que Freud a révélé dans Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci la dualité du peintre – de l’homosexualité latente : lui-même, après s’être rasé ( Tonsure de Marcel Duchamp de Man Ray, 1919), se travestit en femme et prend l’identité trouble de Rose Sélavy, nom propice aux calembours. 

De tout ce charabia logorrhéique érudit mais sans objet pour le propos — notons au passage la supposée “promesse” qu’une femme soit chaude (les féministes et les hommes raisonnables apprécieront) —, la dernière phrase de Decimo, auteur de la Notice ci-dessus, pourrait produire quelque conjecture, avec quelque amendement. Ce n’est pas Duchamp qui se travestit ici, il s’est travesti lui-même, en photographie (mais les bras ne sont pas les siens), et à plusieurs reprises, comme ici :   

Rrose Sélavy (Marcel Duchamp), 1921, photograph by Man Ray, Art Direction by Marcel Duchamp, silver print., 5-7/8″ x 3″-7/8″, Philadelphia Museum of Art

On ne remarque nulle moustache ni bouc, pas plus que dans les autres images de Duchamp travesti. L’héliogravure de L.H.O.O.Q. ne comporte donc rien d’homosexuel, puisque Lisa “devenue” homme adopte l’habitus masculin, qui consiste principalement à constamment considérer la femme comme un objet sexuel, donc prête à consommer, sur place ou à emporter. De fait, Lisa transitionnée met l’“homme générique” face à ces habitus et autres conditionnements préhistoriques

En 1965, Duchamp, pris de repentir, publiera une “L.H.O.O.Q. rasée”, ce qui, alors, remettrait en cause mon hypothèse. Mais, d’un certain côté, ce qui était valable en 1930 ne l’était peut-être plus en 1965… Sauf qu’il s’agit de business, tout de même, et que la carte (détachable), fut tirée à 100 exemplaires. On pourrait certainement encore écrire 24000 pages sur la signification d’une Mona Lisa rasée avec toutefois la récurrente légende… Mais ce sera pour une autre fois, une autre vie, dadada. 

Marcel Duchamp, “L.H.O.O.Q. rasée”, 1965, ready-made, reproduction de Mona Lisa sur une carte à jouer, montée sur feuillet blanc, titrée, annotée “rasée” et signée, 21,2 x 13,6 cm le feuillet 8,6 x 6,3 cm la carte Encadré Invitation nominative de “Mr and Mrs William Seitz” pour le dîner à l’occasion de la preview de l’exposition des oeuvres de la Collection Mary Sisler à la Cordier Ekström Gallery, New York. Environ 100 exemplaires [Une notice aussi pointue ravit toujours les maniaques]. 
En cherchant (chouïa chouïa) sur l’Internet, j’ai “trouvé” une page (ici) qui parle de ce fameux LHOOQ, dont j’extraie ces lignes. On y lira, via une voie kabbalistique dont je suis bien ébaubi, la même conclusion dégenrée que la mienne, ce qui ne prouve rien, je suppose, dans la junglerie exégétrique (sic) duchampienne !

[…] Sans vraiment entrer dans l’interprétation du célèbre readymade, il peut néanmoins être remarqué que ce 400e anniversaire a pu être non seulement un déclencheur (en tant qu’anniversaire), mais aussi une contrainte (en tant que chiffraison), le 4 disant qu’il ne faut utiliser que quatre lettres, les 00 suggérant que l’une d’elles, qui doit être un O, soit redoublée(18). Ces quatre lettres, comme Duchamp le dit dans “Apropos of Myself”, étant, comme on peut ici aussi le constater après-coup, dans l’ordre alphabétique – H, L, O, Q – dans le nom de la rue (cHarLes-flOQuet) où il habite alors. Mais aussi dans le nom du procédé à la base de cette reproduction: elle est cHromoLithOgraphiQue.

Et il me plaît de constater qu’à New York la notaire choisie par Duchamp et qui, signant, certifie, le 22 décembre 1944, qu’il s’agit de l’original (“This is to certify that this is the original “ready made” L H O O Q Paris 1919”(19) ), se nomme Elsie Jenriche(20): comment ne pas voir qu’elle est là aussi parce qu’elle a ce nom (qui, de ce fait, revient métatextuellement sur l’un des enjeux de l’oeuvre), mixte de “je” (I en anglais ou Ich en allemand) et d’”autre” (else), et qu’il y est question de “genre” (jenre), else rimant avec le féminin (elle: La Joconde, La Gioconda) qui rime avec le masculin (L: Léonard, Louvre), elle étant devenu il!

Enfin, si l’on trace une ligne verticale à angle droit avec le haut de l’oeuvre et qu’on passe par le centre des moustaches, on voit bien que, à cause de l’angle du visage, on longe le nez, à gauche, du personnage femelle et désormais aussi mâle et qu’on arrive, “down below” (comme dira Duchamp en 1961), exactement entre “L.H.” et “O.O.Q.”. Ce redoublement du O est alors, une fois de plus, désigné.

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France