Dulle Griet, alias Margot la Folle, par Pieter Breughel l’Ancien

On ne fait plus de tableaux pareils

Pieter Breughel, “Margot la Folle” [restaurée], 1561, huile sur panneau, 115 × 161 cm, Musée Mayer van den Bergh, Anvers

On ne sait pas grand-chose de Pieter Breughel (∼1525/1569), c’est pourquoi l’interprétation de nombre de ces dessins et tableaux reste ouverte en grande partie. Tant mieux pour nous !

Au moment où l’Italie sombre en partie dans le Maniérisme (voir “Suzanne et les Vieillards”, du Tintoret, 1556), notre bon Vieux Brueghel n’en est pas là. Rien de maniéré ici ! Ça décape. Ça délire, ça hurle, ça bastonne, ça brûle ! Et au milieu de tout ça, ça délire encore !

Margot la folle, de son vrai nom Dulle Griet, semble bien barrée. Pendant que les femmes se battent, elle bat la campagne. Elle passe devant une bouche grande ouverte d’enfant symbolisant l’entrée des enfers. Elle semble avoir pillé son content, profitant du bazar apocalyptique. Attendez !… L’entrée de l’enfer, c’est une bouche d’enfant ? Oui. Regardez. D’ailleurs, on n’en voit que la lèvre supérieure. Il n’y pas de lèvre inférieure, ni de menton, pas plus que de mâchoire inférieure. Mais ce nez à peine formé, ces yeux tout ronds, il s’agit bien du visage d’un petit enfant. Voire même d’un bébé ! Les femmes sont déchaînées. Elles corrigent sévèrement à coups de verges et de bâtons et ruent de coups non pas tellement les hommes — comme on a pu le lire ici ou là —, mais des monstres. Est-ce une métaphore picturale qui dépeindrait les hommes en tant que monstres, et qui traiterait de la différence entre les sexes, tel que le suggère la notice du Musée d’Anvers ? Brueghel l’Ancien, féministe ? Non. Je ne crois pas. Bien plutôt, il s’agit de démons sortis des enfers, et venus envahir le village. Mais les femmes n’ont pas attendu l’armée, qui arrive — bien tard —, sur la droite, en bas, au sortir de l’octroi ; elles défoncent les démons. Il ne sont pas à la noce ! Elles n’ont pas peur ! Sacrées Flamandes ! Bien sûr, quelques femmes profitent du chaos pour piller, dont Griet, mais elles sont beaucoup moins nombreuses que celles qui bastonnent.

L’œil passe d’un endroit à un autre, dans un mouvement incessant. Tout rebondit visuellement, d’écho en écho visuel. On ne sait pas si on doit s’amuser ou s’effrayer. Il semble que de nombreux exégètes soient pris dans cette fourche interprétative, entre le rire et les larmes, l’ironie et la cruauté, la comédie et la tragédie. Ainsi que l’écrit Christian Vöhringer (2009) : « Chez Bruegel, la vraie comédie est souvent tragique et semble dépasser l’esprit de son temps car il crée des jeux de mots-images radicalement novateurs. La recherche future s’intéressera davantage à son processus créatif, champ de recherche ouvert à tous car sa maîtrise d’une technique fluide et spontanée est telle qu’il est souvent possible de suivre la genèse d’un tableau sans faire appel à des technologies sophistiquées. » Je ne suis pas un spécialiste tel que Vöringher, mais je suis assez d’accord avec cette idée qu’il y aurait, ici et là, des jeux de mots-images. S’il fallait analyser ce tableau, on y passerait des heures ! On pourrait choisir de décrire tel endroit plutôt que tel autre, mais, à la vérité, tout est fou ici ! La question, c’est, d’où vient cette folie ? Le XVIe siècle, c’est à combien d’années-lumières ?

 

Source : Christian Vöhringer, « Pieter Bruegel l’Ancien : nouvelles perspectives » : http://journals.openedition.org/ perspective/1310

PS. On aura remarqué qu’on écrit tantôt (amis belges…) Breughel ou Bruegel. Je n’ai fait que reprendre ce que les sources ont statué, chacune de leur côté.

Léon Mychkine