ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Élevage de poussière

Pour Manu V

 Marcel Duchamp, Man Ray, “élevage de poussière”, 1920, 10 x12 cm, The Metropolitan Museum of Art 

En 1920, Marcel Duchamp s’était mis à l’élevage de poussière. Jean de Loisy, sur France-Culture ici (version downgraded) n’hésite pas à déclarer qu’«“Élevage de poussière” est un chef d’œuvre ». Mais 59 minutes plus tard, on n’a toujours pas compris pourquoi c’en est un, y compris avec Parreno et Marcadé, présents en studio. On entend tout de même que l’on peut y reconnaître les motifs de la “broyeuse de chocolat” et du “chariot”, deux œuvres de Duchamp présentes dans le fameux “Grand Verre”, dessinées dans la poussière. Par ailleurs, de Loisy émet l’hypothèse que, chez Duchamp, on trouve une certaine « paresse », en témoigne ses œuvres, et, notamment, “Élevage de poussière”. Ben moi, j’dis à m’sieur de Loisy :« mon bon monsieur, allez donc dessiner dans la poussière !» Et, au fait, on se demande comment Duchamp a fait cela ? C’est déjà un bon point de départ, de se demander comment un artiste produit telle ou telle œuvre, n’est-ce pas ? On lit, chez Caroline Cros :   

« En 1920, alors que Duchamp travaille secrètement à son “Grand Verre”, Man Ray photographie la poussière qui s’accumule sur les plaques de verre entreposées dans son atelier. Il a cadré serré la prise de vue sur le domaine des célibataires et a utilisé un éclairage spécial et une longue exposition pour faire apparaître la poussière plus épaisse. Les deux artistes ont signé cette vue aérienne en noir et blanc, qui ressemble à un paysage lunaire ou à une image microscopique, et Duchamp y a ajouté sa touche en l’appelant “Élevage de poussière”. C’est l’une des premières représentations, certes abstraite, du “Grand Verre”.» 

Est-il juste de dire, simplement, que Ray a photographié la poussière ? Duchamp n’a-t-il pas dessiné dessus, et d’ailleurs fort bien ? La photographie montre une partie congrue du “Grand Verre”, partie qui ne montre rien de spécial, à part ce dessin provisoire, éphémère, et donc très fragile. Il est devenu un marronnier de dire que l’ensemble évoque un paysage lunaire, mais je préfère penser à quelque chose comme aux grands dessins mystérieux de Nazca, car, rappelons-le, il n’existe pas de dessin à la surface lunaire ! À la réflexion (24h), ce ne sont peut-être pas tant des dessins que des empreintes, empreintes des “broyeuse de chocolat” et du “chariot”, que Duchamp aura posé un certain temps sur le verre, et retiré, afin de laisser ces marques, car on supposera finalement impossible de dessiner d’une manière aussi incroyablement précise dans la poussière. Ce n’est donc pas un dessin.  

Rappels :

Marcel Duchamp, “Broyeuse de chocolat, n°1”,  1913, huile sur toile,  61,9 × 64,5 cm, Philadelphia Museum of Art
Marcel Duchamp, “Broyeuse de chocolat, n°2”, 1914, huile sur toile, 65,4 × 54,3 cm, Philadelphia Museum of Art

Marcel Duchamp, “The Bride Stripped Bare by Her Bachelors, Even (The Large Glass)” [Détail], oil, varnish, lead foil, lead wire, and dust on two glass panels, 277.5 × 177.8 × 8.6 cm © Estate of Marcel Duchamp (Philadelphia Museum of Art). Created by Beth Harris and Steven Zucker.

 

Ref: Caroline Cros, Marcel Duchamp, Reaktion Book, 2005

Droit de suite :

Peu après la mise en ligne de la première version, j’ai, sur Facebook, et via Thunderbird, pu lire quelques réactions qui semblaient faire état de mon manque de connaissance relative au fameux “Grand Verre” de Marcel Duchamp. Mais “Élevage de poussière” V.1 n’entendait pas exposer de quoi il retourne dans le “Grand Verre”, que je n’ai pas étudié et ne connais pas plus que cela (quelques images). Je me “contentais” d’examiner l’œuvre titrée “Élevage de poussière”, dont il ne reste que des images photographiques, et au sujet de laquelle j’interrogeais la notion de “dessin”, ou bien son appartenance à la discipline, en concluant qu’il ne s’en agissait pas. J’ai donc supposé que Duchamp avait posé sur cette plaque de verre les objets d’art “broyeuse de chocolat” et “chariot”, et que c’est une fois retirés ces objets que leur empreinte avait produit ce “dessin”. Entre temps, j’aurai appris qu’il s’agit bien d’un dessin, rehaussé au fil de plomb. Donc dessin rehaussé plus poussière = relief. 

L’ami Manu V écrit  :« J’ai écouté l’émission de Jean de Loisy. Déjà d’emblée il raconte n’importe quoi sur la prise de vue de Man Ray. Ouvrir le diaphragme à fond et laisser l’obturateur ouvert pendant deux heures ? Tous les photographes qui pratiquent la photo argentique te diront qu’il dit n’importe quoi. Si tu fais ça tu crames la pellicule et tu obtiens un négatif noir sans aucun détail, le diaphragme était plutôt fermé à fond ce qui fait augmenter le temps de pause et donne une grande profondeur de champ. C’est très clair sur la photo. J’ai trouvé une version de celle-ci non recadrée

et on voit tout aussi clairement que la pièce baigne dans la lumière, donc apparemment pas besoin d’une prise de vue de deux heures. Une autre énormité c’est le coup du “Grand Verre” sur le fauteuil roulant, c’est de la légende, en réalité il s’est brisé lors d’un transport, la caisse a été mise à plat dans un camion, et forcément le verre n’a pas résisté aux chocs. Quant à la paresse de Duchamp comment dire ? J’adore, c’est délicieux, surtout quand il s’adresse ensuite à Parreno pour parler de son “travail” et encore de son “travail” c’est à ce moment là où je me suis dit :“tiens, tu es peut-être en train de perdre ton temps.” Par contre, dans ton article, tu parles d’empreinte mais là c’est de Loisy qui a raison, la broyeuse et la glissière sont dessinées avec des fils de plomb, le verre était à plat pour qu’il puisse déposer le vernis sans qu’il se répande partout. En ce qui concerne l’élevage de poussière même, on sait qu’il a mis 8 années à le réaliser. Est-ce qu’il en a eu l’intention avant ou au moment de commencer la pièce ou bien s’est-il aperçu que de la poussière commerçait à s’accumuler et l’idée lui serait venu ainsi ? On ne sait pas en fait. De toute façon avec Duchamp c’est difficile de discerner le vrai du faux, de ce qui relève de la légende ou de la réalité.» On ne saurait mieux dire.

Moralité. Si l’on peut dire qu’“Élevage de poussière” est un dessin, c’est au prix d’une distorsion qui nous a fait accepter, dans notre XXIe siècle, une conception élargie du dessin qui n’était probablement pas, déjà, dans la tête de Marcel Duchamp à l’époque, quand bien même, comme disait Breton, jamais à court d’emphase, c’était « l’homme le plus intelligent du XXe siècle.» Mais, au bout du compte, un dessin, recouvert dans son tracé par du fil de plomb, et par lui suite d’une poussière qui date de plusieurs années, est-ce encore un dessin ? 

PS. Pour les Curieux (une espèce de plus en plus rare, qu’il faudra un jour penser à protéger), voici des compléments d’informations, fournies aimablement par Manu V :

https://www.centrepompidou.fr/en/ressources/oeuvre/c6rbBLM

https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cMa5Ad

https://www.centrepompidou.fr/fr/magazine/article/au-supermarche-du-centre-pompidou-4-le-balai-de-man-ray

 

 Léon Mychkine

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

   

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