L’exposition “Elles font l’abstraction” est, disons-le d’emblée, magnifique, wonderful, wunderbach, chudnyy ! On y découvre (pour ma part), des artistes inconnues avant, d’autres, bien moins, le tout dans une très grande générosité et périodicité, qui s’étend de la fin du XIXe jusqu’au début du XXIe. Dès l’entrée, c’est la claque, avec Georgiana Houghton, qui, dans les années 1866-84, dessine ainsi :
et plus tard comme ceci :
Vous avez bien lu la date : 1895 ! On se rend très vite compte que Houghton avait une pratique très profonde de l’occultisme, doublée d’une apparemment réelle relation mystique avec le Seigneur. Je dis « apparemment », car elle a quand même eu la présence d’esprit (le cas de le dire) de publier un livre avec un photographe véreux, Chronicles of the Photographs of Spiritual Beings (1882), censé relater par l’écrit et l’image la manifestation d’esprits, ce qui donne des images assez croquignolesques, du genre :
Je ne sais pas quel effet ces photos truquées produisaient à l’époque, mais je parierais qu’un certain nombre de ballots n’y ont vu que du feu. Ça vaut bien son Méliès ! Ainsi, nous avons, avec Houghton, une bien curieuse créature, artiste abstraite “avant l’heure”, mystique, charlatan couci-couça. Ce qui nous intéresse, évidemment, c’est sa création plastique, qui, on le remarque déjà, est très dynamique et colorée. Que le lecteur remonte la page, et examine les deux specimen; étonnant non ? En vrai, comme souvent, c’est encore plus stupéfiant, et, pour ma part, j’ai un léger penchant pour le plus récent. Figurez-vous que son nom est absent du grand livre Women, Art, and Society, de Whitney Chadwick ! Et qu’elle est absente du site awarewomenartists…Pourtant, ce qui est étonnant, c’est que l’exposition a été élaborée avec Camille Morineau, co-fondatrice et directrice d’AWARE : Archives of Women Artists, Research and Exhibitions. On doit donc en conclure que nous devons la présence, et redécouverte de Georgianna Houghton, grâce à la commissaire générale de l’exposition, Christine Macel, par ailleurs conservatrice générale, cheffe du service création contemporaine et prospective du Musée national d’art moderne – Centre Pompidou. Et c’est à ce moment que l’on se fait la réflexion que le titre de l’exposition, « Elles font l’abstraction », est décidément pertinent, car, alors, il apparaît, qu’avec Hilma af Klint, ce sont bien deux femmes qui ont ouvert la voie de l’abstraction. (Et peut-être d’autres, encore inconnues et/ou oubliées).
La question, alors, que l’on peut se poser, est : Pourquoi sont-elles passées sous la table et que c’est Kandinsky qui a raflé la mise ? À mon avis, la réponse tient en un coup de billard à deux bandes. Premier coup : Kandinsky a théorisé en long et en large (ça pose son homme). Second coup : C’est un homme. Je ne connais pas l’Histoire de l’Art en son entièreté, mais je ne serais pas étonné qu’à l’époque, et tant pour Klint que pour Houghton, on n’ait pas pris avec trop grand sérieux ces travaux de (bonne) femme, et ce d’autant plus, qu’en guise de théorie, il n’y avait rien, si ce n’est des espèces de constructions mystiques. Mais, direz-vous, Kandinsky était pas mal mystique aussi, non ? Oui, Mais c’était un homme, un professeur, et un théoricien. Ces trois index suffisent largement pour ouvrir à tout (et n’importe quoi), à l’époque (cela n’a guère changé). Cependant, dans son livre Du Spirituel dans l’Art, il écrit :« …le principal effet produit en observant les couleurs est leur effet psychique. Ici, le pouvoir psychique des couleurs prend place, causant une vibration émotionnelle. Ainsi, la première force physique élémentaire développe le canal à travers lequel la profonde émotion interne rejoint l’âme.» C’est quand même pas mal “barré” non ? Attendez ! Voici un aperçu de sa théorie des couleurs : « Le noir est la robe du plus grand et plus profond chagrin […] Le gris est sans attrait et immobile […] Le gris est, alors, l’immobilité de la désolation, de la suffocation. […] Le rouge […] crée une note forte d’un pouvoir tenace presque immense. [Kandinsky est intarissable quant-au rouge!] Le violet, un rouge-refroidi à la fois dans le sens physique et spirituel, possède un élément de fragilité, expirant la tristesse. […] Le bleu est typiquement la couleur du Paradis.» (J’utilise et traduit ici la première traduction anglaise de l’ouvrage sus-nommé). Bon !, j’arrête là les extraits du livre de Kandinsky, mais, je suis prêt à parier que si c’était une femme-peintre qui avait écrit ce genre d’élucubrations (c’en sont, assurément) en 1911, tout le monde aurait bien rigolé ! Ce fut d’ailleurs peut-être le cas, dans quelque feuille de chou interlope ou “réactionnaire”. À titre de comparaison, Houghton avait, elle aussi, toute une théorie des couleurs, dont je donne maintenant un aperçu :
La suite, et l’ensemble, si vous le souhaitez, ici.
On le voit, la théorie colorimétrico-mystique de Houghton est un tantinet plus fine et développée que chez Vassily (j’ai conscience d’abuser un chouïa, car vous n’avez peut-être pas le livre sous les yeux), mais, il n’empêche, Giorgianna est passée à la trappe… jusqu’en septembre 2016, première exposition à Londres depuis…1871 ! (source, Élisabeth ici).
Mais la revoici, bien vivante !, chez Georges ! Merci les filles !
PS. je n’ai pas encore, pour ma part, bien saisi ce que je vois chez Georgianna, il faut du temps pour le reassess, il ne suffit pas de l’écrire.
Léon Mychkine