Ellsworth Kelly, Tuileries. À partir d’un croquis

           

Ellsworth Kelly, “Tuileries”, 1949, pencil on lined paper, 19.4 x 25.1 cm, MoMa 

Comment E. Kelly “voit” un paysage en 1949 ? C’est assez étonnant. À part la vasque au loin (et le bouquet au presque milieu), on croirait un paysage d’une autre planète, non ? Sur le côté gauche, en arrière-plan, on dirait des montagnes. Au premier plan, à gauche, un arbre d’une drôle de dimension, comme un arbre-nain. Mais il en va de même quant à l’étrangeté végétale, et autant du reste. C’est un cahier de croquis, certes, donc on peut se dire que tout cela n’est pas tellement significatif. Significatif, peut-être pas, mais, à tout le moins, indicatif. Indicatif comment ? Cela nous donne un indice, voire plusieurs, sur la manière dont Kelly croque le réel (réalité construite) au vif, et comment il transforme morphologiquement ce qu’il voit, excepté, on ne sait pourquoi, le socle et sa vasque. C’est étonnant, mais peut-être que cela indique, justement, une certaine infidélité face à la réalité “naturelle”, tandis qu’on ne la rencontre pas, ou pas du tout, avec l’artefact (socle et vasque). L’“interprétation” kellyenne est tout de même étonnante. Pour exemple, qu’est-ce donc ?:    

Un fantôme barbu ?

On pourrait penser que Kelly hypostasie systématiquement ce qu’il dessine, ou peint. Mais prenez cet autre détail, daté de la même année :  

Ellsworth Kelly, “Sketchbook #9”, Paris, 1949-50, spiral-bound sketchbook with pencil on paper, 21.6 × 13.7 × 1.3 cm, MoMa

Kelly annote : “enfant 3 ans nouvelles bottes hautes… mère a un plus petit bébé dans les bras… nettoie les mains de l’enfant…” 

N’est-ce pas très étonnant ici de voir que Kelly n’hypostasie pas du tout son sujet ? Il est dans la pure mimétique (dans les limites du croquis) du modèle. Pourquoi n’hypostasie-t-il pas son sujet, tout en rappelant que, dans ces années, Kelly esquisse énormément des sujets réalistes, village, visage, objets, etc.? Peut-être, alors, tout simplement, parce qu’il n’existe pas de tableau figuratif dans son œuvre ? 

« Au lieu de faire une image qui soit une interprétation d’une chose vue, ou une image au contenu inventé, j’ai trouvé un objet et je l’ai “présenté” seul… Les nouvelles œuvres devaient être des objets, non signées, anonymes ». (In Waldman, 1997)

Nous avons la réponse notre question. Certes, pourait-on acquiescer, mais d’aucuns diraient : “Mais que dire de ses fleurs ?” Nous y reviendrons, dans le cours de cet article, ou plus tard.  

Ellsworth Kelly, Sketchbook #9, Paris, 1949-50, spiral-bound sketchbook with pencil on paper, 21.6 × 13.7 × 1.3 cm, MoMa
Ellsworth Kelly, Sketchbook #9, Paris, 1949-50, spiral-bound sketchbook with pencil on paper, 21.6 × 13.7 × 1.3 cm, MoMa
Ellsworth Kelly, Sketchbook #10, Paris 1949-50, spiral-bound sketchbook with pencil on paper, 21.6 × 13.7 × 1.3 cm, MoMa

Mettre à profit ses résolutions (« Se tenir à son programme, à ses résolutions et à ses désirs.», Pascale Monnier), Kelly met en place : fractions, divisions ↑, comme on divise l’espace, en le vidant, comme par succion mentale (cloche à vide), de sa figuration, afin de l’abstractiser. Ça se fait. 

Sur le site du MoMa, on passe directement du sketchbook #11 au #22… Nous en sommes marris. Que trouve-t-on dans le #12, le #13#, etc. ? 

Ellsworth Kelly, Sketchbook #22, Amsterdam & Holland 1953-54, spiral-bound sketchbook with pencil, ink, and watercolor on paper, 27.6 × 18.4 × 1 cm, MoMa

Esquisses pour tableaux. Calcul. Kelly le matheux. Mais aussi Kelly le photographe :

Ellsworth Kelly, “Pine Branch and Shadow, Meschers”, 1950, gelatin silver print, 23 × 32 cm, Matthew Marks Gallery, New York
Ellsworth Kelly, “Shelled Bunker”, Meschers, 1950, gelatin silver print, 22 × 33 cm, Matthew Marks Gallery, New York

Sur le site de l’éditeur Thames & Hudons, nous trouvons les deux images suivantes, superposées. Je les juxtapose, afin de mieux faciliter le transfert des formes et des vides pour le lecteur (ma bonté me perdra). 

Ellsworth Kelly, “Shadows on Stairs”, Villa La Combe, Meschers, 1950, photographie,  Santa Barbara Museum of Art. © Ellsworth Kelly Foundation // Ellsworth Kelly, “La Combe III”, 1951, on linen, 161.29 cm × 113.03 cm, SFMOMA

En 1950, pour se souvenir des formes, des objets, des pleins et vides, ombres et lumières, Kelly se fait prêter un appareil photographique. Chanceux qu’il est, c’est un Leica. En 1960, il en acquiert un. Il commence à Manhattan, et continuera à Spencertown, NY, à deux heures au nord de Manhattan, en 1970 : 

Ellsworth Kelly, “Curve Seen from a Highway, Austerlitz”, 1970, gelatin silver print, 22 × 32 cm, Matthew Marks Gallery, New York

Il suffit de regarder, n’est-ce pas ?, pour être tout à fait surpris du processus originel d’abstractisation chez Kelly. Il part en effet du réel, et du réel le plus réel (i.e., le paysage est réel, mais il n’est pas fabriqué par l’homme — quand bien même la forêt eut été plantée de sa main ; tandis que l’escalier, s’il est réel, est un artefact culturel ; on devrait donc distinguer entre artfefacts naturels et artefacts culturels, mais parfois même, les deux ensemble (Sperber 2007).

Si nous revenons à la photographie “Shadows on Stairs”, et la peinture sur lin “La Combe III”, on peut s’amuser à tenter de capter ce que Kelly a retenu, déplacé, bref, les ombres avec lesquelles il a joué. Déjà, il est bien clair que quiconque non au fait du rapport entre les deux images ne pourra jamais, à partir de la peinture, remonter aux ombres d’un escalier… C’est impossible. On dira : c’est une abstraction. Oui, mais, pour le coup, une abstraction “nature-culture” ; je veux dire, les ombres, sur l’escalier, sont-elles culturelles ? Non. Mais l’escalier est-il naturel ? Non. Alors quoi ? Les ombres sont en couleurs. Notez que Kelly a légèrement franchi la barre des espèces ; il n’y a pas de ligne d’ombre continue en photographie comme on peut en voir une sur le tableau… Il a donc hypostasié la lisse basse (à droite), c’est-à-dire transformé en ombre ce qui ne l’était pas. Mais pourquoi pas ? il s’agit bien de la liberté de l’artiste. Maintenant, en regardant cette photographie d’un paysage neigeux et boisé, on pense très vite à quelques tableaux kellyens, tel celui-ci :

Ellsworth Kelly, “White Curve VII”, 1976, oil on canvas, 233 x 233 cm, MoMa

On voit bien la liaison (ligand) entre la photographie de 1970 et la peinture ci-dessus de 1976. Je ne suis pas un expert de l’œuvre de Kelly, cependant il me semble que, chez lui, il existe un véritable processus d’incubation entre résolution conceptuelle (i.e., « je ne vais peindre que des objets anonymes ») et la mise en pratique. Autrement dit, il ne s’est pas précipité. En 1964, Donald Judd, artiste et critique d’art, écrit :

« La peinture “Hard Edge”, principalement définie par l’œuvre d’Ellsworth Kelly, est surtout une vieille abstraction. Elle utilise la nouvelle échelle et la simplicité, bien qu’un peu abrégée, et a quelque chose de la nouvelle spécificité de la couleur mais utilise également l’ancien espace abstrait, de la composition, et de la couleur.» (Donald Judd, Article “Barnett Newman”, 1964)  

Judd, avant de devenir l’un des pionniers, après Ann Truitt, de l’art (dit) conceptuel, fut peintre, et ses tableaux ne resteront pas dans l’histoire de l’art. Si, cependant, il était un critique d’art souvent affûté, il a parfois eu tort, comme ici. Il n’a rien compris au processus d’abtractisation chez Kelly, ni reconnu sa nouveauté. Nouveauté ? Whitehead (1929) a écrit la chose suivante : 

« La véritable méthode de découverte est comme le vol d’un avion. Elle part du terrain de l’observation particulière ; elle fait un vol dans l’air raréfié de la généralisation imaginative ; et elle atterrit à nouveau pour une observation renouvelée rendue plus aiguë par l’interprétation rationnelle.»

Kelly a-t-il lu Whitehead ? Pour Whitehead, l’abstractisation est nécessaire, mais il faut toujours partir du concret. Après tout, c’est aussi ainsi qu’une bonne partie des concepts est pensée. De fait, chez Kelly,  que sont ces images voisines entre photographie du paysage et “White Curve VII” 1976 si ce n’est l’application de la mise en pratique d’un processus d’abtractisation à partir du réel, car, bien entendu, Joseph Mallord William Turner n’a pas attendu (uchronie) Whitehead pour abstractiser à partir du réel ? Aussi, on pourrait s’étonner de cette question, car, finalement, un artiste tenté par l’abstraction ne va pas nécessairement la chercher dans les nimbes. Mais c’est tout de même une bonne question, car, si nous revenons à l’expérience “Shadows on Stairs” / “La Combe” (trois œuvres autour du sujet), on se rend compte que l’abstraction surgit depuis déjà une abstraction en tant que telle — la photographie.  

Refs /Ellsworth Kelly, A Retrospective, Diane Waldman (Ed), Guggenheim Museum, 1997 /// Pascale Monnier, Touché, POL, 2023 /// Dan Sperber, “Seedless Grapes: Nature and Culture”, In E. Margolis and S. Laurence (Eds), Creation of the Mind. Theories of Artifacts and Their Representation, Oxford UP, 2007 /// Alfred North Whitehead, Process and Reality. An Essay in Cosmology [1929], The Free Press, 1978

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

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