Éloge de William Henry Fox Talbot (#1)

W.H.F. Talbot est l’inventeur de la photographie moderne, celle qui commence avec une impression et une reproduction, et qu’il appelait le « dessin photogénique », tandis qu’il ne dessinait pas lui-même, bien entendu. Ce terme, c’était une métaphore poétique, ou poïétique, de l’effet de la lumière sur le papier photosensible qu’il inventa et qu’il breveta, en tant que calotype, en 1841 (du grec kalos, beau, et túpos, empreinte, marque ). Il est aussi le promoteur de la notion de « développement ». Enfin, Talbot est aussi l’inventeur du négatif, soit une matrice pour produire plusieurs fois la même photographie. Papier photosensible, négatif, reproduction, les trois fondamentaux historiques de la photographie. Dans un livre passionnant, Singular Images, Failed Copies, Vered Maimon (professeure d’histoire de l’art à Tel-Aviv), nous raconte toute l’histoire des développements de la photographie britannique à partir de Talbot, mais aussi avec d’autres personnages illustres, et notamment le physicien John Herschel ; l’occasion, pour l’auteure, de nous rappeler les enjeux très imbriqués entre la Science en Angleterre et le début de la photographie, et celle aussi de postuler que l’histoire de la photographie n’est pas celle d’une continuité, par exemple entre Niépce, Daguerre, et Talbot. Et je partage ce postulat : il y a — au moins et rien qu’en Europe —, trois histoires de la photographie. Ainsi, si nous ne prenons que l’exemple français, nous avons une idéologie positiviste (avec Auguste Comte), en relation avec la photographie naissante, mais, en Angleterre, une « opacité et une indétermination inhérente aux nouvelles conditions de la connaissance telle qu’elles émergèrent au début du dix-neuvième siècle » (Maimon). Pour le dire vite, Maimon voit dans l’héritage de l’empirisme anglais (David Hume), la fin d’une croyance dans le déterminisme scientifique, avec la négation, par Hume, du principe de causalité, ce qui aurait provoqué la crise de la Philosophie Naturelle. Mais Maimon exagère le rôle de la critique humienne de la causalité, qui fait partie d’une thèse sceptique plus large chez Hume, soit de la capacité heuristique générale à la Philosophie Naturelle (Newton, par excellence), qu’il jugeait trop abstraite et de fait incapable de « rendre compte de la vaste variété de la nature » (Reill, 2003). Enfin, rappelons que ce n’est pas Hume qui a provoqué la Crise de la Philosophie Naturelle, mais bien un scientifique lui-même, à savoir James Clerk Maxwell, avec sa Théorie révolutionnaire de l’Électromagnétisme, publiée en 1870. Enfin, influence de Hume ou non, cet héritage, en France, nous ne l’avons pas vécu ; et c’est aussi ce qui explique les positions idéologiques et théoriques radicalement différentes : « Pour Talbot et d’autres praticiens, l’image première n’offrait pas une “preuve unique irréfutable” que quelque chose “a été”, mais présentait une “merveille”, c’est-à-dire, une autre manifestation, similaire à d’autres phénomènes naturels et scientifiques, de la continuité et régularité métaphysique de la nature » (Maimon).  Je trouve cette phrase tout à fait épatante, et je la partage, c’est-à-dire qu’effectivement, la photographie a à voir avec le merveilleux. Non pas nécessairement avec des licornes dans un super U, mais il est un fait que le réel, et la fabrication de la réalité, reposent sur des principes merveilleux, parce qu’admirables et complexes. C’est bien ce que pense Talbot. (Si vous ne pensez pas qu’actualisation du réel et fabrication de la réalité ressortissent à des phénomènes merveilleux, je ne puis sûrement pas vous convaincre.) 

Dans son livre The Pencil of Nature, Talbot écrit : « Le terme “Photographie” est maintenant si bien connu, qu’une explication est peut-être superflue ; cependant, puisque d’aucuns pourraient demeurer peu familiers avec l’art, même depuis le nom, sa découverte restant encore de date très récente, quelques mots peuvent être avancés pour une explication générale. Il peut suffire alors, de dire, que les plaques de cet ouvrage ont été obtenues par la simple action de la Lumière sur du papier sensitif. Elles ont été formées ou dépictées [‘depicted’] depuis des moyens optiques et chimiques seuls, et sans l’aide de quiconque doté de l’art du dessin. Il est inutile de dire, par conséquent, qu’elles diffèrent en tous aspects, et aussi largement que possible, dans leur origine, des plaques qui doivent leur existence à l’habileté unie de l’Artiste ou du Graveur. Elles sont imprimées par la main de la Nature ; et ce qu’elles requièrent en tant que délicatesse et de fini de l’exécution provient principalement de notre vouloir d’une connaissance suffisante de ses lois.»

William Henry Fox Talbot, Articles of China, 1844, The Pencil of Nature, illustration

Talbot est très modeste. Il ne se vante pas d’être l’un des inventeurs de la photographie (!), non, il signale juste une « simple action de la Lumière sur du papier sensitif », attribuant le tout à cette extraordinaire expression : La main de la Nature. C’est tout à fait remarquable. Pourquoi ? Talbot pourrait adopter, dans un monde contrefactuel, une attitude cartésienne : il a réussi à maîtriser les effets des rayons lumineux afin de figer leurs projections sur du papier photo-sensible. Mais non, pas du tout. Premièrement, bien entendu, il n’y a pas d’esprit cartésien en Angleterre (Maîtrise et Possession de la Nature, pour le dire vite), bien plutôt, et pour preuve, c’est la Nature qui a fait tout le travail, principalement, et non pas le dispositif talbotien. Quelle touchante modestie ! C’est quasi incroyable. Remarquons que Talbot semble reconnaître la supériorité assez indiscutable de la Nature sur « l’Artiste ou du Graveur ». La supériorité de quoi ? Sur le mimétisme. Imagine-t-on les répercussions sur les artistes, et sur la pensée même de l’inventeur de la photographie dans sa reproductibilité ? C’est assez extraordinaire. Si l’on prend à la lettre le dire de Talbot, voici que c’est la Nature elle-même qui se livre à l’imitation artistique. Depuis la pensée philosophique de l’art classique grec, la mimêsis était le défi absolu de l’art versus la Nature, cette dernière comme parangon de la perfection, de la beauté, et du sublime (de Longin à Kant). Jamais, à ce qu’il me semble, la Nature n’avait été convoquée ainsi pour produire “directement” de l’art, et il eut été assez insensé que ce fut un discours dominant, puisque l’art, par définition, production humaine s’il en est, reste toujours en dessous la perfection naturelle. Et Hegel, dans son Esthétique (1837), écrira encore que les œuvres d’art sont des « ombres sensibles ». C’était dire leur infériorité par rapport au monde réel. Et donc, retournement historique de la mimêsis en 1844, quand Talbot, inventeur de la photographie moderne, déclare que ce n’est pas vraiment lui qui produit ces images, mais la Nature elle-même. Et Talbot emploie bien le mot « art » pour caractériser l’effet photographique : « L’auteur du présent ouvrage ayant été assez chanceux de découvrir, il y a à peu près dix ans, les principes et pratiques du Dessin Photogénique, est désireux que le premier specimen d’un Art, soit possiblement en toute probabilité beaucoup employé dans le futur, fut publié dans le pays où il a été en premier découvert. » Voilà ! Talbot signale tout de même qu’il est inventeur d’une nouvelle technique, et, de surcroît, que cela s’est passé en Angleterre. Entre les lignes : La photographie est britannique. Rappelons que ce qu’on appelle la “première photographie au monde” date de 1827 ; c’est le fameux Point de vue du Gras, obtenu par Nicéphore Niépce

Le soleil a éclairé le mur de droite puis celui de gauche plus tard dans la journée, et a projeté ses rayons sur une plaque d’étain, recouverte de bitume de Judée, disposée à la fenêtre du premier étage de la ferme familiale par Niépce, le tout pendant 8 heures. Où l’on constate que la “première photographie” au monde est déjà une superposition ! Mais, franchement, il faut tout même le savoir qu’il s’agit d’une telle vue. Et puis, si l’on décrète qu’il s’agit de la première photographie au monde, on ne peut pas dire, d’emblée, que nous ayons affaire à la première image d’un arrêt du temps photographique, mais bien plutôt de l’image du passage de la temporalité. Or, je vous le demande cher lecteur, une photographie, au sens classique et normatif, signale-t-elle le passage de la temporalité ? Non. Ou alors, si tel est le cas, il faut donc dire qu’il y a deux écoles photographiques historiques ; celle de l’image temporalisée (avec Niépce), et celle de l’image fixe (avec Talbot). D’après Talbot lui-même, les principes du dessin photogénique lui sont venus en 1834. Or, ces principes, en 1844, donnent des images bien plus parlantes que celle de Niépce, tout de même. Rappelons que le daguerréotype est mis au point entre 1833 et 1839. Ci-dessous, l’un des premiers, en 1838

On va peut-être juger que je suis un peu sévère, mais ce daguerréotype est tout de même assez brouillon. Mais, fait aggravant, on pourrait croire que, dans cette rue, on ne trouve que deux personnes, un cireur de chaussures et son client. Mais non, la rue n’est pas vide de passants ; ils étaient là, mais on ne les voit pas, puisque le procédé de Daguerre n’est pas assez rapide pour les capter. En effet, avec 20 à 30 minutes d’exposition, les passants deviennent des fantômes photographiques, probablement les premiers de l’Histoire ! De fait, là encore, il serait scientifiquement erroné d’affirmer que le daguerréotype du Boulevard du Temple en 1838 illustre la vérité de la photographie, sinon, il faut admettre aussi que la photographie témoigne de ce qui a lieu sans que nous puissions le voir. Avec Niépce, nous avions le passage du temps, avec Daguerre nous avons ici quelque chose de fantastique : ce qui a lieu disparaît, les passants se meuvent et sont invisibles. Car si nous parvenons à voir deux hommes dans cette image, cela s’explique par leur position respective relativement figée (de loin), fixation des postures qui a permis à la plaque de Daguerre de “prendre” ces formes relativement stables. Mais ils bougent tout de même un peu pendant ce temps de pose, et l’on remarque bien que le client est flou, à tel point qu’on le croirait dessiné à la va-vite. De fait, on ne s’étonnera pas que Talbot ait d’abord choisi pour illustrations des objets stables et immobiles plutôt que volatils tel des passants…

De fait, Talbot ne fanfaronne pas avec ces images, il a conscience que nous n’en sommes qu’au début : « Nous avons appris davantage, par l’expérience, eu égard à la formation de telles images [‘pictures’], elles seront sans doute amenées bien plus près de la perfection ; et bien que nous ne sommes pas capables de conjecture d’ici là avec certitude le rang qu’elles pourraient obtenir en tant que productions picturales, elles trouveront sûrement leur propre sphère d’utilité, à la fois pour la complétude du détail et la justesse de la perspective.» Décidément, Talbot est bien modeste. Il a bien conscience que ses images ne sont pas encore parfaites, cependant qu’il faut bien reconnaître qu’en 1844 les photographies de Talbot sont certainement les plus parfaites qui soient.

William Henry Fox Talbot, ‘Study of a hand’, c1841, © National Media Museum, Bradford/Science & Society Picture Library
William Henry Fox Talbot, ‘The Bridge of Orleans’, 14 June 1843, © National Media Museum, Bradford/Science & Society Picture Library.
William Henry Fox Talbot, ‘The Haystack’, late April 1844, © National Media Museum, Bradford/ Science & Society Picture Library

La photographie de la meule de foin (‘haystack’) fait partie des plus célèbres prises par Talbot. Mais regardez, je vous prie, la netteté de l’image. Et admirez le temps de pause très court qui permet de produire l’ombre impeccable de l’échelle. C’est à se demander si Talbot n’a pas intentionnellement, comme par jeu, ou défi, laissé cette échelle en place, pour voir s’il pouvait “attraper” proprement son ombre. N’est-ce pas réussi ? Si. Et, littéralement, on voit les brins de foin de la meule, qui ressemble à une cabane, avec son toit. (Monet a-t-il vu cette image ?). On peut toujours trouver que la photographie n’est pas d’aplomb, oui, certes. Mais cela lui enlève-t-il toute qualité ? Je ne crois pas. Talbot était tout à fait capable de produire une photographie d’aplomb, il suffit de remonter plus haut pour le vérifier. On supposera donc qu’ici, pour cette photographie, l’aplomb n’était pas le souci premier de Talbot. On lui pardonnera.

Source : Consultation de documents divers sur l’Internet. Livres : William Henry Fox Talbot, The Pencil of Nature, Longman, Brown, Green and Longmans, London 1844 ///// Vered Maimon, Singular Images, Failed Copies, William Henry Fox Talbot and the Early Photograph, University of Minnesota Press, 2015 ///// Peter Hans Reill, The Legacy of the ’Scientific Revolution’, In R. Porter (Ed.), The Cambridge History of Science, Vol. 4, Eighteenth-Century Science, Cambridge University Press, 2003 

à suivre…

 

Léon Mychkine