En direct de Kyiv, avec Nikita Kadan, artiste. P1

J’avais contacté Nikita Kadan avant la guerre. Je lui avais proposé un article et un entretien, lui demandant de choisir quelques œuvres sur lesquelles il aimerait que je focalise, car il a déjà beaucoup d’œuvres à son actif. La première question visant la deuxième œuvre proposée à mon attention est tirée d’un document ayant appartenu à Aleksandre Rodchenko. L’histoire, telle que racontée par Nikita Kadan :

« En 1934, Oleksandr Rodchenko a créé l’album “10 ans d’Ouzbékistan”. Certains hauts responsables du gouvernement de l’Ouzbékistan soviétique, dont les photographies ont été publiées dans l’album, ont été réprimés en 1937-1938. Rodchenko a badigeonné d’encre les visages des prisonniers politiques dans son exemplaire d’auteur de l’album. Le fait de conserver les portraits des “ennemis publics” aurait pu entraîner une arrestation. J’affirme que les taches noires sur les visages des commissaires sont des visages eux-mêmes, des visages d’esprits de l’histoire, des esprits-spectateurs. L’histoire (c’est-à-dire l’accroissement des ruines) se produit elle-même sous leur regard.»

Nikita Kadans, “The Spectators”, 2016, charcoal on paper, five drawings, 75 X 55 cm, each oneCollection of M HKA – Museum of Contemporary Art Antwerp

Rodchenko n’a pas redessiné sur les badigeons, c’est Kadan qui ajoute ce supplément d’âme, et, en le faisant, il redonne justement une sorte de présence à ce qui n’en avait plus (c’est d’ailleurs bien l’effet recherché par l’artiste).

Léon Mychkine : « Afin d’informer le lecteur, j’aimerais tester mon opinion sur votre travail, globalement, en partant du principe que la plupart de vos œuvres sont politiques. “L’art politique” est souvent ennuyeux, ou redondant, et il est très difficile de trouver, je suppose, le bon équilibre entre l’expressivité artistique et le “message”, pour ainsi dire, et c’est bien ce que vous réussissez à faire. Vous considérez-vous comme un artiste politique ?

Nikita Kadan : Oui, mais c’est très général. Artiste en relation avec le matérialisme historique — ce sera plus direct.

LM : “The Spectators” a été motivé par certaines photographies faites par Rodchenko. Pourquoi les a-t-il badigeonnnées ? Avait-il peur pour lui, ou pour eux ? 

NK : Aleksandre Rodchenko a réalisé ces photographies pour le livre « 10 ans d’Ouzbékistan » qu’il a conçu en 1935. Les personnes représentées sont des commissaires qui se sont battus pour le pouvoir soviétique en Asie centrale. Plus tard, en 1937, la plupart d’entre eux ont été réprimés comme « ennemis du peuple ». Rodchenko a brossé leurs visages car il était dangereux de garder chez soi les portraits des personnes réprimées. D’un autre côté, il ne voulait pas couper les pages de l’exemplaire de l’auteur du livre.»

La première œuvre (proposée à mon attention) est celle-ci :

 

Nikita Kadan, Victory (White Shelf) 2017, Contreplaqué, plâtre et peinture blanche. Reconstruction modifiée de la maquette du Monument aux trois révolutions : 1825, 1905 et 1917, de Vasiliy Ermilov (Vassili Ermilov) et de tasses fondues, trouvées dans les ruines d’une maison détruite par des tirs d’artillerie dans la ville de Lysychansk, dans le Donbass.

Ici Kadan tourne en dérision les monuments soviétiques, toujours grandiloquents et gigantesques, célébrant telle ou telle victoire, bien souvent au prix d’un nombre incalculable de souffrances, de blessés, et de morts, et de destructions, symbolisé ici, en gloire, en haut du podium, par cet assortiment de tasses fondues, par la chaleur d’une explosion.

Et la guerre, en Ukraine, nous y sommes. Certes, on nous rappelle que la guerre, dans la région, date de 2014, dans le Donbass, conflit auquel, comme tant d’autres, je n’avais rien compris. Mais les Ukrainiens savent bien qu’ils sont en guerre larvée avec la Russie de Poutine depuis cette date. Et c’est tout de même plus de 13 000 morts dont il s’agit. Mais, il faut bien le reconnaître, l’Occident ne s’est jamais senti concerné par ce qui se passait au Donbass. C’était pourtant déjà bien la guerre…

Et c’est après le début de la guerre totale en Ukraine que je reprends langue avec Nikita, et qu’il attend mes nouvelles questions. Je me tâte pendant quelques jours, ne sachant comment et quoi dire. Et puis je me lance :

LM : Votre travail s’inspire principalement de l’histoire de la Russie avec tous les conflits et l’idéologie répressive à travers la récriture des faits. L’une de vos œuvres récentes porte sur les événements dans le Donbass, mais aujourd’hui, les choses se télescopent tragiquement ; la guerre est à votre porte et dans vos rues, dans votre ciel.

NK : Mes œuvres s’inspirent principalement de l’histoire ukrainienne. Bien sûr, dans ses liens avec l’histoire russe, polonaise, ouest-européenne, mais aussi japonaise ou cambodgienne, comme dans cette exposition dont j’étais le commissaire (ici). Plusieurs de mes œuvres traitent de la guerre dans le Donbass : “Gazelka”, “Shelter”, “Difficultés de la profanation”, “Protection des plantes”. Pour moi, la guerre dans le Donbass et la guerre à Kyiv, c’est la même chose. Oui, j’ai moins de distance, mais ensuite je dois changer mes réglages d’optique artistique pour voir plus près. Et agir dans une situation qui exige des réactions différentes. Pas de distance, pas de sécurité, pas de pauses.

LM : Quel effet ce cataclysme a-t-il sur votre capacité à travailler ?

NK : Je suis absolument capable de travailler — si l’on parle de l’aspect psychologique. Mais les matériaux me manquent (sauf le papier, le fusain et l’appareil photo iPhone). J’ai fait face à la réalité de cette guerre pendant huit ans, j’ai voyagé dans la zone de guerre à l’Est à plusieurs reprises, en travaillant avec les musées historiques locaux là-bas. Je continue donc ce que j’ai commencé en 2014. Le cataclysme est normalisé dans notre partie du monde. Les centres mondiaux repoussent la catastrophe vers l’extérieur, vers la périphérie. Cela semble être une raison de remettre en question les notions mêmes de “centre” et de “périphérie”.

LM : Ressentez-vous, plus que jamais, une urgence à créer ?

NK : Oui, et cette urgence est mêlée à un besoin de survie. Mais dans mon cas, faire de l’art est un instrument de survie, même en termes de santé mentale. Et quand je sens que le temps se rétrécit, je dois faire les choses que personne d’autre ne fera pour moi.

 

Exposition actuelle d’œuvre d’art à la Voloshyn gallery, Kyiv ; images envoyées par Nikita Kadan. (L’endroit est un abri anti-bombes datant de l’ère soviétique).
 
Titre de l’exposition : “Tryvoga” [Anxiété]
 
‘Tryvoga’, œuvres de Konstantin-Vadim Ignatov, Lesya Khomenko, Nikita Kadan, photo de  Anna Kopylova, courtesy Voloshyn gallery, Kyiv
‘Tryvoga’, œuvres de Vlada Ralko, Oleksiy Sai, Mykola Ridny photo  d’Anna Kopylova,  courtesy Voloshyn gallery, Kyiv
“Tryvoga”, œuvre d’art de Nikita Kadan (+ son lit), photo d’Anna Kopylova, courtesy Voloshyn gallery, Kyiv
“Tryvoga”, œuvre d’art de Vlada Ralko, photo d’Anna Kopylova, courtesy Voloshyn gallery, Kyiv

 

 

Léon Mychkine

 

 


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