Entre sur-réification et fétichisation, quel précipité ? (Avec Tuttle et Tucker)

Dans l’histoire de l’art, tant moderne que contemporain, mais surtout contemporain, certains mouvements, mais plutôt certains artistes, ont engendré des zombies ; à leur corps défendant, ce qui est le propre du zombi, il se développe à votre insu. D’autres, suivant une évolution parasitaire, hybride, se sont auto-fétichisés ; et même auto-totémisés, à travers leurs artefactualisations. L’autotémisation ressortit un peu à une formule du genre midassienne : « Quoi que je touche devient de l’art.» C’est une formule magique. Ça ne fonctionne que pour ceux qui aiment la magie, et ceux qui sont prêts à croire tous les trucs (on aura compris que je viens de situer le terme de « magie » à deux niveaux différents).  

Résumé des épisodes précédents :  

1) Le ready-made de Duchamp mal compris = « tout objet (et donc n’importe quoi) peut être une œuvre d’art »

2) La focalisation sur l’objet seul, comme s’il recelait, en soi, une puissance démiurgique, conduit au fétichisme.

3) La brèche de la Mécompréhension ouverte, c’est l’ego qui en a fait un véritable pool génétique.1

Quand on parle de fétichisme, il faut aussi y associer la notion de « réification ». La réification, c’est la réduction d’une entité à ce qui représente l’exact contraire de son essentialisation, soit à une chose. C’est arrivé ce qu’en 1825 on a commencé d’appeler les classes prolétaires (Saint Simon), durant la Révolution Industrielle, et bien documenté par Marx, soit la réduction d’un être humain à ses fonctions strictement mécaniques, éventuellement jusqu’à l’épuisement des fonctions biologiques ; la ressource, à l’époque, ne manquant pas.  

Dans sa préface au livre de Georg Lukàcs (1922), Kostas Axelos écrit :« Le souci majeur de Lukàcs, c’est la réification, dans le monde bourgeois et capitaliste ; c’est-à-dire ce qui transforme les êtres et les choses en res, ontologiquement, humainement et pratiquement vides de toute essence, de tout sens vivifiant.»

Kant en parlait à sa manière, quand il disait que toute personne ne peut être envisagée comme moyen, mais comme une fin. Pour le dire ainsi, on ne sert pas d’une personne, on ne l’utilise pas. C’est l’une des formulations de l’Impératif catégorique (1785) :« Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen

La réification, c’est le contraire ; l’humanité de la personne est niée, on en fait ce que l’on veut. Bien. Tout cela est connu. Maintenant, qui va s’opposer à la réification des objets ? Ce pourrait sembler bien paradoxal que de s’étonner que l’on réifie des choses qui le sont déjà (des choses). Mais on sait bien que le domaine des choses est vaste, et que toutes n’ont pas le même statut : il y a des objets que l’on garde, toute la vie, et d’autres que l’on jette immédiatement (emballage, etc.). Il y a des objets de prix, des objets fantasmatiques (une montre Rolex, une Ferrari, un jet privé), et des objets d’art (‘artwork’). Généralement, il n’est pas possible de réifier un objet d’art, il connaît un statut à part ; c’est un objet, mais pas seulement, et c’est ce qui poussait le philosophe Richard Wollheim, en, 1968, a poser cette étonnante question : Les objets d’art sont-ils des objets physiques ? Question étonnante parce qu’a priori, évidemment qu’un objet d’art doit d’abord être un objet physique pour exister. Mais dire cela, c’est rester en deçà de la nature de l’objet physique (on ne jette pas un tableau de Matisse à la poubelle — à part son auteur). Or, au cours de l’aventure de l’art, et dans l’histoire de l’art contemporain, certains ont tenté de sur-réifier la nature de l’objet d’art. Qu’est-ce à dire ? Prenons un exemple, ce sera plus parlant. Voyez ce morceau de corde, exhaussé par Richard Tuttle :

 

Richard Tuttle, “3rd Rope Piece”, 1974, cotton and nails, 1.3 x 7.6 x 1 cm

À l’évidence, la plupart des œuvres d’art sont des objets physiques. Mais elles ne sont pas cantonnées à ce seul statut, car, si l’œuvre d’art n’est qu’un objet physique, qu’est-ce qui la distingue d’un balai, d’une trottinette, d’une paire de chaussettes ? On sait bien qu’une œuvre d’art, a priori, n’est pas un objet comme un autre. C’est souvent une création personnelle, issue d’un ou plusieurs processus de transformations. Certes, dans la plupart des cas, l’objet d’art, littéralement, est aussi, à la base, un objet. Mais s’il dépasse sa condition d’objet, c’est parce qu’il est, en tant qu’objet d’art, détenteur de « propriétés ». Ces propriétés ne sont pas comparables, par exemple, à la propriété du sucre de fondre dans l’eau, ou de la gravitation comme qualité cosmologique ; elles sont autrement désignées par Wollheim, qui distingue deux propriétés fondamentales de l’œuvre d’art :

1) des « propriétés représentationnelles », c’est par exemple l’aspect “vivant” d’une statue en marbre.

2) La seconde propriété est le « caractère expressif de l’œuvre d’art.»

On le voit donc, les propriétés minimales d’une œuvre d’art ne sont pas physiques, elles sont mentales. Il ne s’agit pas de la cosa mentale, chère à Leonardo, car pour lui la cosa mentale est a priori, elle prévaut à la création, tandis que les propriétés wollheimiennes sont a posteriori, elles doivent être présentes.2 L’œuvre d’art recèle et délivre des propriétés mentales a posteriori ; elle y est tenue. Dire, face à une œuvre : « C’est joli », « C’est beau », ne suffit pas au cahier des charges, car on peut apprendre à “faire” du joli et/ou du beau. Quand Wollheim parle de « l’aspect “vivant” d’une statue en marbre », c’est bien, justement, pour exemplifier ce qui ne peut pas s’apprendre ; pourquoi telle statue semble plus inerte que celle-ci ? Pourquoi tel tableau paraît inexpressif, tandis que celui-ci anime la peinture ? Pourquoi telle phrase évoque-t-elle davantage que telle autre ? On le comprend, un peu, du moins, une œuvre d’art est capable de délivrer un autre, un alter, que l’objet lui-même simpliciter, ou les composants, ne contient pas au départ ; ils vont être “inclus”. Pour le dire ainsi : on fait entrer la mentalité (la qualité de ce qui est mental) dans le physique (l’objet). Voici, en partie éclaircie, les deux propriétés fondamentales wholleimiennes. L’alter  ne doit pas être compris comme simplement l’agencement de matières qui, au départ, sont inertes ; il ne suffit pas de sortir de la peinture du tube pour faire de l’art ; il ne suffit pas non plus d’apposer ici et là des touches pour pratiquer l’abstraction, ce serait bien trop simple (or l’art n’est pas simple).

Qu’est-ce qui lui prend, à Tuttle, en 1974, de clouer ce morceau de corde au mur ? Le discours énonce :« C’est de l’art ». On est prié d’acquiescer. Je postule que la seule manière d’acquiescer à la véridicité de l’énoncé « C’est de l’art » provient  d’un dispositif-amont qui 1) a sur-réifié l’objet, 2) l’a fétichisé. Sur-réifier, cela veut dire que l’on prend une chose, quoi que ce soit, que l’on installe dans une position décalée par rapport à son usage. Un morceau de corde cloué au mur devient autre chose qu’un simple morceau de corde, et pourtant, c’est toujours un morceau de corde, c’est toujours un objet physique. Clouer un morceau de corde au mur, c’est sur-chosifier le dit morceau, sur-chosification qui n’est permise que par le nouveau statut accordé à l’objet : sa fétichisation. Si le morceau de corde accède au statut d’œuvre d’art, c’est parce qu’il est fétichisé, et il s’agit donc d’une double opération qui permet au morceau de corde d’accéder au niveau de reconnaissance artefactuelle artistique ; 1) sur-réficiation (ce n’est qu’un morceau de corde), 2) fétichisation. Notez qu’une œuvre d’art, au sens classique, n’a pas besoin d’être fétichisée. Si elle l’était, elle retomberait dans le statut d’objet (une Ferrari n’est rien d’autre qu’une Ferrari). Une œuvre d’art n’est pas un fétiche, puisqu’elle ouvre à autre chose que la nature matérielle qui la constitue. Sur quoi ouvre ce morceau de corde ? Rien. Ce morceau de corde n’est rien d’autre qu’un objet physique ; il ne s’en dégage aucun alter .

La meilleure spécialiste de Tuttle, Marcia Tucker, écrit, en 1975 :

« Tuttle a également réalisé dix “rope pieces” (1973), faites de diverses longueurs de corde à linge ordinaire, coupées et légèrement effilochées aux extrémités et fixées au mur en des points précisément mesurés par rapport au niveau des yeux (ou dérivés d’un point central d’1,50 m.). Elles sont surprenantes car, vues de loin, elles sont puissamment présentes dans la pièce malgré leur très petite taille (“Third Rope piece” ne fait que 7,60 cm de long). Ce qui se passe lorsqu’on les regarde, c’est que la corde perd sa substance et que l’ombre juste en dessous devient une présence visuelle plus forte que la pièce elle-même. La corde isole le mur plutôt que l’inverse, jouant un étrange tour d’inversion figure-fond avec son environnement ainsi qu’avec elle-même.»  

Je n’ai jamais vu la pièce de Tuttle, mais je reste très sceptique. Je me demande comment un morceau de corde de 1.3 x 7.6 x 1 cm pourrait à ce point énacter une telle “présence”, pour, paradoxe, être supplantée en cette matière par son ombre propre. Quelle est la dimension d’une telle ombre eu égard à la très petite taille du morceau de corde ? 48 ans plus tard, et entre temps, la fétichisation de l’objet, par des processus que je m’explique pas encore (ça viendra peut-être), a été reliée au geste, devenu mythologique, du genre “Tel artiste a coupé et cloué de telle sorte un morceau de corde au mur, et cela a bouleversé toute la présence du mur, il faut y réfléchir”. Mais sérieusement, comment voulez-vous que « la corde isole le mur plutôt que l’inverse », tout en ajoutant que l’on pourrait se poser la question : Qu’est-ce qu’un mur isolé dans une pièce ? N’est-il pas logiquement contigu aux autres ? L’enthousiasme accompagne généralement tout amoureux de l’art, mais parfois ce même enthousiasme se mue en exagération, en ampoule. Cela m’évoque ce livre de Derrida (Apories), dans lequel, à un moment, il écrit que la véritable et plus adéquate traduction corrigée d’un seul mot dans Être et Temps (Heidegger, 1927) changerait l’entière signification complète de tout l’ouvrage…! C’est très exagéré. L’exagération est l’ennemie de la vérité, or nous avons toujours une certaine tendance à vouloir, désirer, souhaiter, nous en rapprocher (sinon, à ce compte, pourquoi ne pas, écrire constamment n’importe quoi ?). On jugera donc fausse l’affirmation de Tucker d’après laquelle un morceau de corde de presque huit centimètres serait capable, placé au milieu d’un mur, de modifier radicalement la perception du volume total. C’est très exagéré. Notez bien, principe du “nouveau-né dans la baignoire”, que ce n’est pas parce que je disqualifie l’importance suprême de ce morceau de corde que, par là-même, je balance tout l’œuvre de Tuttle, bien sûr que non.

 

Notes.

1. L’expression « pool génétique » est dérivée de la notion de genofond (« fond de gènes » 1926), pensée par Aleksandr Sergeevich Serebrovskii (généticien russe). Pour comprendre (rapidement) ce qu’est un pool génétique, permettez-moi cette image : une pierre jetée dans l’eau génère des cercles concentriques ; chaque cercle est apparenté à son circumvoisin, tandis que, si l’on pouvait interroger tel cercle sur sa provenance, il serait bien étonné d’apprendre qu’il descend d’une pierre jetée dans l’eau, cependant que chaque cercle est indépendant d’un autre ; c’est le « pool génétique secondaire » (appellation issue des chercheurs J.R. Harlan et J.M.J. De Wet, 1971).

2. André Chastel, “Peinture et science”, In Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Tome 72, 1991 :« La peinture est d’abord dans l’esprit de celui qui la conçoit et ne peut venir à sa perfection sans l’opération manuelle” écrit-il [i.e., Leonardo]. Alors ici, on trouve une série de paradoxes assez incroyables. “Les premiers principes vrais et scientifiques de la peinture établissant ce qu’est le corps opaque, l’ombre primitive et dérivée, ce qu’est l’éclairage, c’est-à-dire obscurité, lumière, couleur, volume, figure, emplacement, distance, proximité, mouvement et repos” (et il y a dans cette seule énumération le résultat de méditations tout à fait remarquables) “tout cela se comprend mentalement, sans travail manuel : cela constitue la science de la peinture, résidant dans l’esprit du théoricien qui la conçoit ”. On ne peut dire plus clairement ce que cela signifie : une pittura, cosa mentale. Mais, ajoute Léonard et ceci est tout à fait saisissant : “D’elle (la science de la peinture) procède ensuite l’exécution, beaucoup plus noble que ladite théorie ou science.” Presque contrairement à tout ce que sera la théorie classique, c’est donc la réalisation, l’exécution, l’application de cet ensemble de notions, de concepts, qui fait de la peinture une cosa mentale ; la réalisation est plus noble, elle a une dignité supérieure. »

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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