Entretien avec Cécile Brigand, peintre

Nb. L’entretien commence (au téléphone) tandis que je regarde sur mon écran de gauche les images envoyées par Brigand. 

Léon Mychkine : Je regarde les images que tu m’as envoyées, et je constate qu’il est assez difficile de tenter de synthétiser l’ensemble. C’est dû à une liberté totale, ou bien parce que tu cherches à exprimer différentes choses ?   

Cécile Brigand : Je pense que la question de la “totalité ouverte” m’a interrogée. Au départ, c’est une question qui m’habite. Par exemple, quand j’ai commencé à peindre, dans les années 1990-94, j’avais une vingtaine d’années, j’étais à Cergy-Pontoise, il n’y avait pas de peinture, la peinture a été très ostracisée en France pendant des années. Mais je me posais des questions, du type Qu’est-ce qu’on fait ?, Qu’est-ce qu’on peint ?, Comment on montre un corps ? Et donc je suis partie avec des questions, et la résolution se fait sur le tableau. Mais ce n’est pas résolu. Ce n’est jamais résolu. Et c’est cela qui est beau, c’est que cela échappe justement à l’esprit de synthèse, et moi ce qui m’intéresse, c’est que l’on conceptualise des choses et néanmoins il y a un moment où l’appareil conceptuel ne suffit pas pour dire cette chose-là, qui est plutôt de l’ordre de l’expérience, du témoignage. J’aime bien que ça échappe au discours.    

LM : Je parlais de « synthétiser » ne serait-ce que par exemple par rapport à la question du style, un truc banal. Par exemple, regardant tes images, je trouve qu’on ne peut pas te saisir dans une globalité stylistique. 

CB : Non, j’ai une écriture stylistique. 

LM : Parce que tout est différent. Par exemple, si tu prends “Gelassenheit”, et que tu compares avec “Lapasse sans porte”, ou alors avec “Cante jondo”, c’est trois styles tout à fait différents, enfin il me semble. Tout cela est très différent, mais parce que, et je réitère ce que je disais, tu te permets une grande liberté, c’est cela ?

Cécile Brigand, “Gelassenheit”, 200 x 200 cm, 2018
Cécile Brigand, “Lapasse sans porte”, 30 x 24 cm, 2019
Cécile Brigand, “Cante Jondo”, 33 x 33 cm, 2019

CB : Tu as tout à fait raison. Je ne m’ampute d’aucune expérience de peinture, ou de dessin.

LM :Voilà. 

CB : Mais il y a un style qui vient de la vacuité, l’énergie du vide, et j’en parle dans mon texte [i.e., sur son site personnel, ici]. Donc l’énergie, elle peut prendre plusieurs formes. Et pourquoi c’est comme ça ? Parce que chaque fois que je fais un tableau j’ai envie de faire un tableau qui moi-même m’oblige à prendre des risques. Et je mise plus sur le déplacement intérieur de ce que c’est que de poser une question ou de peindre, plus que d’être répertoriée comme ayant un style propre.

LM : Et donc chaque œuvre commence par une question ?

CB : Souvent. Par exemple les images que je t’ai envoyées, donc des tableaux sur une période de sept ou huit ans, il y a la question de la joie. Et quand il y a eu le Bataclan, je me suis demandée Quel est l’affect le plus efficient pour lutter faire face au nihilisme de l’époque ? Et ça prend forme picturalement. Et pour répondre à ta question première, c’est lié à une éthique, mon travail, et non pas à ce que moi j’ai envie de faire.

LM : Et quelle est cette éthique, alors ?

CB : Eh bien une éthique de la responsabilité. Tu es témoin de vie, et si tu n’as pas une éthique avec une pratique, c’est du vent. Donc ma peinture me permet de vérifier mes questions. Si mes questions ne sont pas éthiquement, et par praticité intérieure, n’ont pas été éprouvées par la joie, ma matrice, ce que tu veux, ça veut dire que le tableau ne va pas tenir. Et pour moi, le but de faire des tableaux, c’est qu’ils tiennent. Ça veut dire que quand je regarde des œuvres d’art de quelqu’un qui me touche, pour diverses raisons,  il faut que cette œuvre tienne la route sur une vie en fait. Et c’est lié aussi au fait que j’ai un lien profond à la question du sacré, dont je me suis pas coupée, et la spiritualité. C’est tout un travail d’introspection, et je dirais, vraiment, de ces grandes séances de méditation intérieure sans que je le sache. Je regarde ma pensée en train de se faire ; je me fous un peu de ce que je pense, au fond, et j’aime voir les formes que prend l’appareil discursif quand il se met à penser, Qu’est-ce qui se pense ?, Comment les choses s’agencent ?, et il y a tout ce matériel conscient/inconscient qui remonte et que j’observe. Mais c’est du hors-champ au tableau, mais pourtant sur le tableau ça se montre. 

LM : Et la joie, par exemple dans “Instase”, tu l’as bien exprimée à ton avis ?

Cécile Brigand, “Instase”, 309,5 x 249 cm, 2029

CB : Je trouve que j’ai pas mal réussi à montrer ce que c’était qu’un corps qui plonge à l’intérieur de soi. Dans les tableaux j’ai essayé de travailler une profondeur qui n’est pas une profondeur comme on pourrait avoir un fondu, ou quelque chose ; souvent j’ai essayé de confronter, je dirais, des couches de mémoire, qui appartiennent à des endroits différents. Mais par exemple pour un grand tableau, comme “Apocalypse Now”, je me prépare. Je me suis préparé pendant un an un an et demi ; intérieurement.  

LM : Ah oui ?

Cécile Brigand, “Apocalypse now”, 400 x 280 cm, 2021

CB : Oui. Je ne fais pas des choses comme ça sans me préparer. Le format est si grand, qu’il a fallu du temps pour l’adopter. J’aime le foisonnement, j’aime le baroque, et en même temps je suis très attachée à la structure et à la discipline. J’aime la figuration, énormément, mais c’est pas mon truc, et pourtant il y a des corps chez moi, mais ils ne sont pas sur cette scène-là, plutôt sur celle de la figure.

Entretien enregistré au téléphone et retranscrit par Léon Mychkine, amendé par l’artiste.

 

 Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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