Léon Mychkine : Bonjour Clément Bagot, j’ai “découvert” votre œuvre très récemment, sur Instagram, à l’occasion d’une exposition, il me semble.
Clément Bagot : Oui, c’est une exposition de groupe dans un Centre d’art à Paris (L’AhAh), dans laquelle je présente une série de dessins à l’encre blanche sur papier noir.
LM : Alors c’est ça qui m’a titillé, et j’ai donc “découvert” vos dessins (ici), que je trouve extraordinaires, tout simplement. On se demande comment vous faites cela. Bon, bien sûr, il s’agit de patience, de talent, de temps, etc., mais tout de même, quand on regarde en détail, c’est vraiment étonnant, et par exemple, je regarde en ce moment le dessin titré “Treixel”, c’est vraiment impressionnant…
CB : Ma pratique du dessin remonte à de nombreuses années, c’est en quelque sorte une activité “source”. Au départ, je dessinais beaucoup à la plume et à l’encre sur papier et les grands dessins que je réalisais avaient pour thématique des sujets plutôt fantastiques et figuratifs. C’est progressivement que je me suis émancipé du coté figuratif, dans lequel je me sentais à l’étroit pour m’orienter vers un dessin aux connotations plus topographiques et cartographiques. Des références aux domaines du végétal, du minéral et de l’organique sont aussi très perceptibles dans les dessins et je tente de rester à la frontière entre ces différents imaginaires. Ce qui m’intéresse, c’est de permettre au spectateur de réaliser lui-même son cheminement du regard dans l’hyper densité des compositions dont la quasi intégralité des surfaces est saturée par les traits et textures. Rentrer dans un dessin doit être l’occasion d’un voyage graphique unique durant lequel le spectateur se perd librement tout en faisant appel à ses propres références. Étant donné la minutie des détails qui structurent les dessins, on est amené à se déplacer et se rapprocher progressivement afin de découvrir de nouveaux détails. Un jeu d’échelle se joue alors, et c’est un peu comme si on rentrait dans le dessin à l’intérieur du dessin.
LM: Mais vous n’êtes pas “que” dessinateur ?
CB: En effet, ma pratique artistique se situe aussi dans l’espace, car je suis sculpteur. Au bout d’un certain nombre d’années j’avais l’impression qu’une certaine forme de répétition s’était instaurée dans le dessin. J’ai donc ressenti le besoin de travailler en trois dimensions, de changer de gestuelle et de manipuler divers matériaux en les associant les uns avec les autres. Je pensais que cette nouvelle activité m’amènerait vers autre chose et me permettrait ainsi de renouveler mon approche du dessin. Il s’agissait d’établir un parallèle entre les différentes familles graphiques que j’avais développées avec le temps et de retrouver dans la sculpture la densité et l’aspect rhizomique proliférant caractéristique des dessins. Cela s’est fait de façon presque accidentelle en réalisant de petites sculptures miniatures de type “Microcosmes” qui ressemblent à des maquettes d’architectures encapsulées sous des capots en Plexiglas. Ce sont des sculptures en bois et divers matériaux que je construis par échantillonnage et accumulation. Je souhaitais que le motif des dessins trouve sa prolongation dans l’espace qui le surplombait. Par la suite j’ai réalisé des sculptures de plus grande taille à échelle humaine. Celles-ci font parfois penser à des modules architecturaux, des bathyscaphes, et sont probablement inspirés par la bande-dessinée, la science-fiction et des mouvements utopistes architecturaux comme ceux d’Archigram et Superstudio.
Lorsque j’observe les différentes étapes d’un chantier, la manière dont un bâtiment d’architecture se construit et émerge progressivement, je trouve que les étapes de sa réalisation sont souvent plus intéressantes que le bâtiment obtenu. J’entends par là les échafaudages, palissades, coffrages, grues, etc., qui habitent le chantier tout au long de son déroulement. L’esthétique du chantier, en somme. Pour préciser, je crois que les modules éphémères nécessaires à la réalisation du bâtiment et qui disparaitront au cours des étapes du chantier ont une véritable qualité volumétrique et sculpturale. Cela est sans doute lié à leur caractéristique éphémère.
LM: Comment dessinez-vous ? Faites-vous des esquisses, des dessins préparatoires ?
CB: Je crée souvent dans une grande improvisation et ne fais pas forcément d’esquisses préparatoires. Chaque fois que je commence un grand dessin, c’est un nouveau saut dans l’inconnu car cela peut ne pas fonctionner. Je le réalise un peu à la manière d’un puzzle, en l’attaquant dans toutes les directions, un trait amène un autre trait… Toute la difficulté, c’est de composer avec la temporalité, éviter que le tic-tac de la grande horloge ne prenne le dessus et ne pas forcer le dessin. Il faut qu’il y ait des zones de neutralité, des temps de repos, afin de trouver le bon rythme, le bon cheminement. Il m’arrive parfois de rater un dessin car je tente de le finir trop vite, dans la précipitation. Cela ne doit pas être une performance car on risque alors de tomber dans le piège. Cette approche ne rentre pas vraiment dans les critères de production artistique actuels, mais c’est la façon dont que je travaille.
LM : Eh bien c’est pour cela que ce que vous faites n’est pas médiocre !
[Rires]
CB : La récurrence des lignes, des courbes, des sillons s’accumulant dans les compositions ne doit pas suggérer un motif décoratif ornemental, ce n’est pas mon propos. J’essaie simplement de développer un univers graphique singulier et unique composé de différentes ramifications ; des familles de dessins dont certaines sont cellulaires et d’autres plus cartographiques ou minérales… Celles-ci s’auto-nourrissent les unes les autres.
LM : Ah oui tout à fait.
CB : Parfois les gens ne voient pas le lien qui s’établit entre sculpture, installation et dessin
LM : C’est lié, c’est sûr. Il y a toute une construction réticulaire, rhizomique, qui saute aux yeux. La minutie que vous avez pour le dessin elle explose aussi dans la sculpture ; par exemple je regarde “Balises”, avec les gros-plans que vous avez fait, c’est complètement extraordinaire.
CB : Les sculptures ont un aspect plus figuratif mais elles sont aussi sont poreuses, à la frontière entre divers référents. Dans certaines pièces réalisées récemment avec des éléments de type branchages poncés on retrouve le vocabulaire formel du végétal combiné avec du bois contreplaqué industriel. Il y a un comme un brouillage, mais c’est à nouveau très structuré, organisé. On est renvoyé au paysage, à des canyons composés de strates de bois et de mâts… Cette nouvelle direction est probablement reliée au travail du sculpteur Toni Grand, aujourd’hui disparu, et dont j’admire la radicalité de la démarche artistique. Tous ces éléments végétales qu’il a patiemment, et de manière méthodique, découpés, entrouverts, dilatés, révélés : “Les équarris« . La sensualité du bois, cela s’apparente au dessin me semble-t-il.
LM : Oui.
CB : Que ce soit du contreplaqué, de l’okoumé, du peuplier, ou du balsa, le matériau est très sensuel, et cela m’intéresse. Ça me ramène à la sensualité du papier, de l’encre,
LM : Le papier et le bois, ce sont des fibres, de toutes façons.
CB : Exactement. Vous avez complètement raison.
LM : Et vous parliez de « dictät de la temporalité », cela fait référence au monde de l’art ?
CB : Oui. C’est vrai que l’époque actuelle nous pousse un peu tous à ce que les choses aillent vite, que le travail aussi soit fait vite, et ce probablement pour des raisons marchandes et de diffusion. J’essaie juste de rester intègre et de privilégier la qualité à la quantité. Mais je ne suis pas tout seul, nous sommes beaucoup à le faire, je pense.
LM : Oui, bien sûr.
CB : Chaque pratique est spécifique et chaque artiste à son rythme.
LM : Et justement, quand on regarde votre travail, on est assez stupéfait par la question du temps, le temps que vous devez passer pour produire chaque œuvre.
CB : Oui, c’est un travail immersif et cela implique que je sois beaucoup à l’atelier, en train de faire. C’est très chronophage et tout est une question de rythme, un rythme nécessaire à la concentration dans la temporalité.
LM : Et, je passe du coq à l’âne : Qu’est-ce qui fait que vous dessinez en noir et blanc ou en couleur ?
CB : Globalement, je travaille moins en couleur, d’ailleurs j’aimerais que ça change, j’aimerais y revenir. Peut-être que la couleur, c’est plus long pour moi. Quand je dessine à l’encre noire sur papier blanc ou en négatif à l’encre blanche sur papier noir, même si la question du fond reste entière, il m’est plus facile de me concentrer sur la composition et la vibration du trait ainsi que sur les valeurs (le travail des nuances de gris). Je me concentre mieux sur la dynamique interne, sur la manière dont tout cela s’emboîte. L’utilisation de la couleur ajoute une couche de complexité au dessin, un paramètre de plus à gérer et qui possède sa propre autonomie. Étant donné que je travaille avec des encres sur du papier, le repentir n’est pas possible. Les couleurs souvent mi-teintes que j’utilise sont riches en nuances et variations, ce qui crée un camaïeu chromatique vibratoire. Afin de me permettre de me concentrer entièrement sur ce travail de nuances chromatiques je dois parfois réaliser un tracé préparatoire, une sorte d’esquisse légère qui me permet de savoir à peu près comment évoluer dans la composition, et de me focaliser entièrement sur la couleur et les variations colorées qui composent le dessin. Il est vrai que j’ai tendance à privilégier l’improvisation dans le dessin, même si je sais dans quelle famille graphique je vais évoluer. Il m’est donc plus facile de dessiner en noir et blanc ou avec une seule teinte, cela explique pourquoi je réalise moins de grands formats en couleur.
LM: Je vous remercie.
En Une : Clément Bagot, installation, “traversée d’espace”, bois peint, tubes fluorescent, 1 x 8 x 3.70 mètres, 2011, courtesy Chapelle de la Visitation, Thonon-les-Bains
Entretien réalisé au téléphone, retranscrit par Léon Mychkine et édité pour sa partie par l’artiste.
Léon Mychkine
écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France
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