Entretien avec Éric Rondepierre, photographe

Léon Mychkine : Nous sommes avec Éric Rondepierre, photographe de son état.  

Éric Rondepierre : Eh bien justement, je ne sais pas si c’est mon état. 

LM: C’est-à-dire ?

ER: D’abord parce que je ne photographie plus beaucoup, et en plus, le terme de “photographe” est un peu bizarre, puisque je ne fais pas de prises de vues, et les gens pensent évidemment qu’un photographe doit prendre des photos dans la réalité ; et ce n’est pas vraiment mon cas…

LM: Qu’est-ce que cela veut dire “Je ne fais pas de prise de vues”?

ER: Eh bien, je considère la photographie, dans 80% des cas, pour ce qui me concerne, comme un instrument de reproduction, de document. Je reproduis des documents déjà existants, donc c’est un usage très particulier quand même.

LM: Qu’est-ce que cela veut dire “Je ne fais pas de prise de vues”? Vous photographiez le déjà existant ?

ER: oui, des images de films déjà existantes. Je les reprends en photos, je fais ce que j’appelle des “reprises de vues”.

LM: Des “reprises de vues”…

ER: Oui. J’ai fait quelques photos quand même, mais la majorité ce sont des “reprises de vues”. Mais, pourquoi pas “photographe”, ça ne me gène pas, puisque le matériau quand même est photographique, donc… 

LM: Vous êtes plus un “re-photographe”.

ER: Voilà [rires]. Eh bien justement, Arasse disait que j’étais un maniériste à cause de cela — je viens “après”. [ER m’apprend que la dernière émission d’Arasse sur France-Culture lui fut consacrée, au sujet d’une image (La Muette) — la mort ayant ensuite mis injustement fin au brillant savant homme passionné et enthousiaste et jamais pédant qu’il fut].

LM: Vous disiez avoir fait des photographies, au sens classique, mais pas longtemps.

ER: C’est-à-dire que mon travail à évolué, et à un moment donné, j’ai mélangé des vraies prises de vue que j’ai faites, avec des images déjà existantes, et je mélangeais les deux. Ça s’appelait Parties communes :


Éric Rondepierre, “Rixe (série : Parties communes)”, 2005-2007, image courtesy de l’artiste

LM: Donc, excepté Parties communes, tout le reste, ce sont des reprises, c’est ça ?

ER: Pas tout à fait. Il y a eu Loupe/Dormeur avant Parties Communes. C’est une série où je fais de simples prises de vue : on me voit en train de travailler avec une loupe et un morceau de pellicule entre les doigts, et puis en arrière-plan, il y a une femme et une chambre d’hôtel, parce que je travaille souvent à l’étranger. J’ai donc fait cette série autobiographique, si je puis dire puisque je me prends en train de travailler, et un texte intervient qui trame l’image : un roman entier dans chaque photographie. Je mélange plusieurs éléments : prises de vue, reprises de vue et texte. Même chose pour les Agendas. La rupture se situe au tournant des années 2000. Tout ce qui est avant est de la reprise de vue : Excédents, Annonces, Précis de décomposition, Suites… Après, je mélange les deux. Maintenant encore.

Éric Rondepierre, “Livre n°8 (série : « Loupe/dormeurs »)”, 1999-2002, Image courtesy de l’artiste

LM: Et donc à un moment donné, vous avez décidé que vous ne feriez que des “reprises”, c’est ça ? C’est venu tout seul.

ER: Oui, c’est venu tout seul ; je ne l’ai pas décidé. Je ne savais pas trop où j’allais. C’était l’époque des magnétoscopes. J’ai pris une image noire que j’ai appelé Le voyeur où l’on pouvait lire « J’éteins ? – Non” sur un fond noir. J’ai trouvé ça amusant, et paradoxal, puisque l’image est extraite du film “Le Voyeur” de Michael Powell et que l’on pose la question “j’éteins?”, et le fond est noir.

Éric Rondepierre, “Le Voyeur (Peeping Tom)”, 1989, (80 x 120 cm), Image courtesy de l’artiste

C’était justifié parce que le type va projeter un film et a déjà éteint, le sous-titre déborde une fraction de seconde sur le noir. Et ensuite je me suis aperçu que dans les films, il y avait d’autres noirs, comme dans ce film d’Antonioni, “Chronique d’un amour”, et il n’y avait pas de raison ; c’était un noir qui durait une fraction de seconde, au milieu d’un plan, comme ça. On ne savait pas pourquoi. Alors ça m’a intrigué, et j’ai fait une sorte d’enquête visuelle qui s’appelait “Excédents”, où il y avait quand même une dizaine de noirs du même type.

Éric Rondepierre, “La vie est belle (série: « Excédents »)”, 1993, Image courtesy de l’artiste

Et puis après il y a eu quatre heures de “Bande-annonce”, sur France 3, qui a donné lieu à une deuxième série. Au départ tout est venu de la télévision et du magnétoscope.
 Pour terminer cette série, je suis allé dans les Archives, j’ai été à l’objet même, si j’ose dire : le film. J’ai visionné des vrais films, sur pellicules, à la Cinémathèque Française, par exemple.   


LM: Vous shootiez dans la salle ?

ER: Non, pas dans la salle, sur le film même. Je photographie la pellicule, en général, à la table de montage, quelquefois la visionneuse.

LM: Ah oui d’accord !

ER: Et j’avais une valise, remplie de matériel spécial, soufflet-macro, repro-dia et petite lampe portative…

Éric Rondepierre, “Starring 1 (série : « Annonces-film »)”, 1993, Image courtesy de l’artiste

LM: Et en 2018 vous avez commencé une nouvelle série ?

ER: Oui, autour des maisons de correction. J’avais demandé une subvention au CNAP, que j’ai obtenue, et avec ma femme nous avons sillonné les routes de France, en quête de ces établissements, pour prendre des photos. Et le résultat, ce sont des vraies photos, mélangées à des photos d’archives ; Il y a très peu de photos, d’archives sur les maisons de correction, et elles sont très tardives. Il y a une commande publique, dont on ne connaît pas l’instigateur. Le Studio Henri Manuel, dans les années 1920-30, était un studio connu pour ses photos de mode, ou de gens connus (par exemple, le portrait d’André Breton dans Nadja). Il se trouve qu’il a eu une commande pour photographier neuf maisons de correction, en 1930. 

Éric Rondepierre, “Maison d’éducation surveillée de St Hilaire”, Studio Manuel, 1930, Image courtesy de l’artiste

LM: Et comment c’est venu cet intérêt pour les Maisons de Correction ?

ER: Une historienne spécialiste de la justice des mineurs, qui avait apprécié Confidential report [livre-catalogue de l’exposition éponyme, Bleu du ciel, Lyon, 2017], m’a proposé de participer à un livre sur le sujet. Le projet a été abandonné mais j’ai fait le job, malgré tout, j’étais subventionné pour ça. Ensuite, sur les quelques milliers d’images qui ont été prises, je n’ai gardé aucune prises de vue simples. Je les ai adaptées à mon système en faisant de la “reprise de vue”, des mélanges d’archives et de prises de vue directes, des séquences d’images, comme j’ai toujours fait.

Je ne travaille pas sur les maisons de correction comme je ne travaillais pas sur le cinéma : à partir d’un corpus, je construis une œuvre. On peut très bien regarder ces œuvres en dehors du corpus dont elles sont issues. Ce ne sont pas des documents. Je pars du point de vue que tous les murs de prison se ressemblent et que je ne peux rien dire d’une expérience qui n’est pas la mienne.


J’ai travaillé quatre ans autour de la correction, la pénitence, le confinement… Cela a donné trois livres – dont l’un a déjà paru (La maison cruelle, Mettray, 2021) – un livre d’artistes avec photos qui cherche un éditeur, et une fiction que je viens de terminer. J’ai fait aussi huit séries d’images. Je vais vous en montrer quelques unes. Voici une série qui s’appelle “Dégénérescence” (du nom de la fameuse théorie contemporaine des maisons de correction). Ce sont des images du Studio Manuel, que je reprends en photos, avec des appareils de reproduction numériques en les poussant dans leur retranchement. Cela donne des résultats très hasardeux, un peu comme dans le “Précis de décomposition” (1993) ou les “F.I.J” (2017). J’ai retenu une dizaine d’images « dégénérées »

Éric Rondepierre, “Voleuse 2 (série : « Dégénérescence »)”, 2021, Image courtesy de l’artiste

 

Éric Rondepierre, “La Ferme (série : « Dégénérescence »)”, 2021, Image courtesy de l’artiste

Et puis ça, c’est un travail que j’ai commencé, que je ne finirai pas, c’est trop long, ou alors il faudrait payer des gens pour le faire. Cela s’appelle “Tombeau pour les enfants de la Petite-Roquette” : il s’agit de photographier tous les noms et prénoms des enfants qui ont séjourné à la Petite Roquette, sur presque un siècle. Donc ça fait à peu près 200 000 noms et 200 000 prénoms. La prison a été détruite en 1974 et remplacée par un parc.

Vue d’avion de la prison de la Petite-Roquette

J’ai fait neuf photos du parc actuel, de format hexagonal, comme la prison, et quand on s’approche, on voit les noms des enfants apparaître. C’est comme dans Loupe/dormeurs, il faut s’approcher pour lire. En voici un :

Éric Rondepierre, “Tombeau pour les enfants de la Petite Roquette” (extrait d’un travail en cours), Image courtesy de l’artiste

Vous voyez dans ce détail que la photo est tramée sur toute la surface avec les noms et prénoms.

Éric Rondepierre, “Tombeau pour les enfants de la Petite Roquette” (détail, vue rapprochée), Image courtesy de l’artiste

LM: Ah oui, c’est un beau projet. Ceci dit, il semble que vous vous soyez approprié personnellement toute cette histoire de Maisons de Correction. Est-ce lié à votre biographie ?

ER : Non, je n’ai pas connu les maisons de correction. Avant 2018, je n’en connaissais rien (je me suis documenté pendant le confinement). Mais j’avais connu l’enfermement et la vie collective en étant « placé » sous la loi de 1958 sur « l’enfance en danger » dans un établissement de la banlieue parisienne, de 11 à 18 ans. Comme ils mélangeaient tout le monde, j’ai pu y côtoyer des orphelins, des cas sociaux (dont j’étais, par carence parentale) et des adolescents qui commençaient à « mal tourner », comme on dit. Quelques uns ont même tourné très mal, ensuite, après en être sortis. Mais laissons la biographie, si vous le voulez bien, et revenons aux œuvres.
 
J’ai fait beaucoup de séquence d’images. Par exemple des diptyques où j’ai juxtaposé une image de 1930 (Studio Manuel) et une image prise in situ, contemporaine. C’est une autre façon d’articuler le passé et le présent. J’en ai trouvé la structure dans un rêve que j’ai fait il y a longtemps.
 
 
Éric Rondepierre, “Cadillac, infirmerie (1930-2019)”, diptyque, Image courtesy de l’artiste
 
LM : Il y a combien d’images ici ?
 
ER : Deux. L’image en couleur se prolonge dans la seconde image dont la partie noir et blanc se prolonge en revenant vers la première image. Dans mon rêve, les images glissaient, et se poussaient l’une l’autre en tournant.
En voici une autre où les deux temps sont simplement juxtaposés :

Éric Rondepierre, “Plan de coupe, Cadillac (2022)”, Image courtesy de l’artiste
 
Et j’ai une autre série qui s’appelle « Les Pénitents ». J’ai élargi le spectre de la pénitence : ce sont des gens pris dans des foires ou des galerie d’art à l’improviste, ils ne savent pas qu’ils sont photographiés, et ils lisent des cartels. On dirait qu’on les a mis au coin. Je les fixe dans leur situation d’isolés, de dos, face au mur. C’est pour ça que je parle de pénitence. En plus, sur la première photo, on voit même l’ombre d’une croix.. 
 
Éric Rondepierre, “Chemin de croix (Les Pénitents)”, 2019

 

 

Éric Rondepierre, “Les pénitents (2018-2019)”, Image courtesy de l’artiste

 LM: Là il s’agit d’un sujet plus léger, dans lequel on retrouve aussi l’une des caractéristiques apparaissant parfois dans votre travail, à savoir l’humour. Il s’agit bien de cela, ou le “message” est plus subliminal ? »

ER : En effet, il y a une composante facétieuse dans cette série. D’ailleurs j’ai commencé comme ça : “les Excédents”, ce sont des sortes de “Witz”, de gags icono-textuels. Je me souviens d’un article de Emmanuel Lequeu sur le Précis de décomposition dans le journal Le Monde, qui était titré : “Les anglo-saxons sont pliés de rire”. Les américains voyaient les visages distordus de la série Masques et ils riaient. En France on voyait plutôt la décomposition, la mort, ça rigole pas [rires]

Éric Rondepierre, ”W1921A. Précis de décomposition (Masques)”, 1993-95 (47 x 70 cm), Image courtesy de l’artiste

Je vais sortir un livre aux éditions Tinbad, en septembre 2023, qui s’appellera Facéties, où je parle de mes grimaces… J’ai un rapport assez fort à l’absurde, au comique, au trait d’humour. Quant au « subliminal », comme vous dites, j’ai repris à mon compte ce rapprochement entre l’art et la religion qui est devenue un cliché de la pensée « moderne » (mais dans tout cliché n’y a-t-il pas un fond de vérité ?). Les Pénitents, ce sont les fidèles en action, dans des rituels que nous connaissons tous. La pénitence est un exercice qui s’effectue en retrait, affecté du signe moins. Il suffit de penser au mot latin paene, presque ; “paenitere” : je n’ai pas assez, je ne suis pas content de. D’où aussi « pénurie »…. En fait, toute mon œuvre, à des degrés divers, relève d’une poétique de la pénitence. Régis Durand, parlait de « jansénisme tranquille ». J’imagine une survivance, une forme aberrante de « pénitence», si l’on veut, qui soit aussi, en même temps, un trait d’humour. J’aime assez les formes paradoxales.

Entretien réalisé chez l’artiste, et relu et amené par icelui.

Note. J’invite vivement le lecteur à se rendre sur le site électronique d’Éric Rondepierre, ici, afin de lire, pour chaque série, les explications et motifs de chacune, ce qui permettra de comprendre mieux le propos qui, sinon, ne risque que de rester rétinien, tandis que le photographe va au-delà.

 

Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA France

 

 

 

 


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