Entretien avec Frédéric Messager

[Un entretien, ça commence par le milieu, parfois, ou le début du milieu. Ainsi, ça commence ici quand je dis à Frédéric Messager qu’en écrivant sur son œuvre m’est venu la belle expression d’Umberto Ecco, l’œuvre ouverte. Lui rappelant rapidement de quoi il retourne, car le livre d’Ecco mentionne aussi un peu l’art contemporain et l’art moderne, je trouve donc que les travaux récents de Messager confirment cette ouverture, manifestée à vrai dire depuis longtemps, mais jamais autant que dans ces derniers travaux.]

Frédéric Messager : Je suis assez proche de ça. Je ne pense pas que l’œuvre doive être une démonstration, je n’envisage pas du tout mon travail comme une sorte de rhétorique.

Léon Mychkine : En écrivant sur toi, ce qui m’étonne, c’est ton évolution. Quand je pense à tes “dessins volumes”, à ces très beaux dessins dans des tiroirs (“vues nouvelles”). Et cette idée de meuble, comme ça, très fin, avec un grand tiroir coulissant, ça existe où tu l’as inventé ?

FM : Je l’ai inventé. J’ai appelé ça des “étuis”, parce que je ne voulais pas de table, pas de tiroir — le tiroir c’est là où on peut mettre tout et n’importe quoi

LM : oui

FM : et l’idée d’étui c’est vraiment comme l’étui à lunettes, l’étui à stylo… C’est pour une chose. En même temps, cet étui, il est à la croisée de différentes choses ; il est à hauteur d’une table, et la table, c’est le projet. Quand il y a un projet, on se met autour d’une table. L’étui, c’est là où on stocke quelque chose, comme dans un cabinet de dessin : on a photographié le monde, on l’a représenté, et après on les a mis dans ce type d’étui. Et supporté par ces tréteaux, ça renvoie aussi à l’atelier. Il y a ces trois entrées.

LM : Donc, ce qui me frappe, chez toi, c’est cette tendance assez nette à détacher du support. Pour les “dessins volumes”, c’est juste accroché au mur, tes “vues nouvelles”, et puis, avec tes pièces récentes, que tu appelles, pour le moment, si j’ai bien compris, “Essais” ?

FM : En fait je n’ai pas de titre, j’ai du mal à les nommer ; entre le décor, la maquette, la sculpture. Je ne sais pas comment les nommer, il faut trouver un terme qui laisse ouvert à la question.

LM : En écrivant sur ça, j’ai aussi pensé aux ‘Combines’, de Rauschenberg.

FM : Ah oui ! Bien sûr.

LM : Mais bien sûr c’est plus petit, et il ne s’agit pas de dire que tu fais des ‘Combines’, mais on peut y penser.

FM : Oui, on peut y penser. Mais disons qu’avec les pièces récentes, l’intention est de mettre en volume ce que je faisais avec les papiers déchirés. Ça vient aussi des “petits carnets”, que j’ai commencé à Kerguéhennec, où je récupérais des bouts de papier, qui jonchaient l’atelier, et j’y ai rajouté des choses que je pouvais retrouver dehors. Et au fur et à mesure, ces carnets, ces assemblages, ont commencé à créer des espaces ; et j’ai eu envie de les faire passer de l’autre côté, en trois dimensions. C’est ce qui s’était passé avec les “dessins volumes”, c’est un processus qui fait que j’ai besoin d’échapper à un geste qui pourrait devenir confortable. C’est aussi cette idée du « Pourquoi pas ? ».

LM : Et donc, pour la plupart, ces pièces sont le résultat de “cueillettes” ?

FM : C’est ça, c’est l’idée. En fait, ce sont des pièces que je délègue.

LM : Tu délègues ?

FM : Oui, je délègue les formes que je trouve. Par exemple dans les magasins de bricolage, où des personnes font faire des découpes au laser, et puis les formes en creux, par exemple, sont jetées. Et j’arrive pour les récupérer. Et donc, ces formes là, je ne les ai pas fabriquées.

LM : Et y a-t-il aussi dedans des fragments de dessins ?

FM : Oui. Des vieux dessins, des très grands. Mais, j’y reviens, nous parlions de « décor », mais l’idée que j’engage dans mon travail, c’est celle du paysage.

LM : Ah oui ?

FM : Pour moi, le paysage, c’est un décor. Le paysage est inventé, il est construit.

LM : Oui, bien sûr.

FM : Et là, dans l’idée du décor, c’est une forme de paysage qui reçoit une aventure. Et quelque part, dans ces dessins-là, il n’y a pas d’aventure, il n’y a pas d’histoire. C’est l’autre côté. C’est le côté fabriqué. Comme si je voulais faire passer le spectateur, dans les coulisses. “Comment c’est fait”… Mais oui, j’aime bien déléguer, ne pas tout décider.

LM : Oui. Mais enfin, après, ta délégation, elle est fictionnelle. Tu fictionnes ta délégation.

FM : Oui.

LM : Tu prends de l’hétérogène, mais tu te l’attribues,

FM : Oui

LM : C’est une délégation contrôlée.

FM : Oui, évidemment, mais j’aime bien aussi le lâcher-prise, il n’y a pas de virtuosité dans les gestes. Il y a toujours cette idée « eh bien pourquoi pas cette forme plus qu’aune autre ? » Mais il y a toujours une harmonie que j’essaie de trouver dans mon travail, une forme de sensibilité ; d’émotion. Et il y a quelque chose que j’exècre, c’est quand on me parle de « recyclage ». Je trouve ça d’une bêtise…

LM : c’est très à la mode, ce terme-là. Ça l’a été pendant une certaine époque où on parlait davantage d’art postmoderne, avec le recyclage des genres, et puis ça revient dans la nôtre, avec l’écologie, il ne faut pas trop consommer, bla bla bla…

[Frédéric me précise que sa formule « Pourquoi pas ? » ne signifie pas une sorte de « tout va et tout ira bien »] :

FM : Sinon, dans ce cas-là, on peut tout dire, tout faire, n’importe quoi ; et l’artiste c’est quelqu’un qui fait n’importe quoi… non non. Tous ces gestes possibles, des choses qui sont possibles, ça vient par rapport à un champ que tu détermines, dès le début.

LM : Bien sûr.

FM : Pas dans une forme que tu veux obtenir, mais dans des postures, dans un vocabulaire qui te détermine. Parce que ces petites chose que je glane, après, ça devient un travail d’assemblage très délicat, très lent. Pour assembler trois-quatre petites choses, ça peut prendre une après-midi à l’atelier. C’est très modeste. Et puis parfois, ça peut aller très très vite. Le “bricolage” marche. J’aime bien cette idée du bricolage. La petite astuce pour faire tenir telle petite pièce, je vais la trouver, mais ça met du temps ; je cherche dans les vieux carnets, je déchire des vieux dessins, qui pour moi n’ont plus d’étonnement, et puis je les associe avec ce qui est maintenant. C’est comme si des temps se confrontaient, des gestes se confrontaient ; d’onde de choc, de choses simples, toujours visuelles, bien évidemment. En fait, on peut tout faire, mais pas n’importe quoi.

LM : Je suis bien d’accord.

FM : Et si on peut tout faire, c’est qu’on se détermine dans un champ de travail, avec un vocabulaire. Je pense beaucoup aux mots. … C’est paradoxal.

LM : Non, les mots, ce sont des balises

FM : Oui, c’est ça… Récupérer, plier, tordre, associer, assembler. Couleur, ligne, forme, plan.

 

PS. Illustrations prélevées depuis : Frédéric Messager, Série « Derrière les palissades », 33,5 x 25,5, linogravure et technique mixte sur papier Arches, 2020-2021

 

 

Retranscrit et mis en ligne par

Léon Mychkine