Entretien avec Juliette Agnel

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Léon Mychkine : Bonjour Juliette Agnel. Je voulais commencer par vous dire qu’à Chaumont, j’ai été très impressionné par vos photographies, spécialement celles qui sont faites nuit/jour, c’est-à-dire que vous superposez deux photos en fait, une de jour, et une de nuit ?

Juliette Agnel : Oui. En fait c’est la poursuite d’une série, qui s’appelle “Les Nocturnes”, que j’ai entamée en 2017, dans les Pyrénées et en Espagne, et en fait je ne savais pas du tout que j’allais faire des montages, parce que le montage, en soi, ne m’intéressait pas du tout, mais c’est la contrainte qui m’a obligée à ça, parce que je suis tombée dans un endroit où je me suis dit que ce devait être , absolument. Et à cet endroit là il n’était pas possible de rester la nuit.

LM : Et pourquoi n’était-ce pas possible ? C’était dangereux ?

JA : Parce qu’il y avait un camp militaire au centre, et c’était zone interdite. Donc j’ai fait les photos quand même, en me disant que j’allais les transformer plus tard. Du coup, j’ai pris en photo le ciel étoilé au dessus de ma tête, et je l’ai basculé à la verticale, comme du sol au plafond, pour ainsi dire. Et cette pratique là m’a permis de faire exactement ce que je voulais faire, et qui était de donner un paysage assez étrange, et plutôt proche de ma quête, ou alors de la gravure. J’ai pas mal pensé aux gravures que l’on trouve dans les livres de Jules Verne, entre autres, qui m’intéressaient, que je cherchais, sans savoir comment y arriver. Et cette contrainte, qui m’a surprise, m’a finalement permis de faire ce que j’avais en tête. Du coup, je réitère, je répète quelque chose que je connais, de l’ordre de l’assemblage de deux images, entre jour et nuit. J’ai une banque d’images d’étoiles, que je fabrique tout le long du voyage pendant les nuits, et à un moment, je cherche quelles étoiles fonctionnent bien avec tel paysage.

LM : Et d’où cela vous vient-il cette idée d’avoir voulu, comme ça, depuis un certain temps, de superposer jour et nuit ?

JA : Ça vient de l’obligation de le faire. Je n’avais pas d’autre choix. Et puis cela faisait très longtemps que j’avais envie de photographier les étoiles. Et cette idée a fait son chemin, j’ai fait des essais, et puis il y a eu cette exposition “L’éternité par les astres”, avec Léa Bismuth, et du coup, j’avais une date butoir, il fallait que j’y arrive. J’ai essayé longtemps, et puis, dans le site espagnol, j’ai réalisé que ce devait être là que cet assemblage devait se faire.

LM : Que s’est-il passé sur ce site ? Comment saviez-vous que c’était là que ça devait se faire ?

JA : Pendant l’été, nous étions en montagne, je cherchais un ciel étoilé, et ça ne marchait pas. Je cherchais mon socle en fait, j’ai appelé ça le “socle”. Et donc, nous arrivons dans le désert des Bardenas. Je fais le tour, et là il y a un chien de berger, et j’ai cru voir le chien de Goya, j’ai eu comme un flash, et j’ai réalisé que ce devait être là que le montage devait se faire.

LM : Repartons à Méroé : pour avoir un ciel étoilé pareil votre temps de pose est conséquent non ?

JA : 5-6-8 secondes maxi, sinon au delà de dix secondes il y a des traces, et ce n’est pas ce qui m’intéresse.

LM : C’est vrai qu’en regardant votre site Internet, on voit des séries qui font penser à ce que vous avez fait à Méroé, et, qu’est-ce que vous avez trouvé de plus — si j’ose dire —, là-bas en fait ?

JA : Méroé, pour moi, c’est quand même une espèce d’origine, une espèce de nombril. Il y avait toutes ces traces archéologiques. Dans certaines séries plus anciennes, on ne sait pas forcément où on est, on est un peu perdu dans un désert

LM : c’est moins identifiable

JA : oui. Tandis que là, évidemment, il y a des traces précises. Et là on est vraiment dans l’Histoire du monde, avec les archéologues, que j’ai rencontré. Il y a quelque chose qui tient du monde perdu, que l’on connaît mal. Toutes ces traces là, c’est aussi un peu ça que je cherche. Je fouille, en tout cas. Et puis ces histoires de Pharaons noirs, ça m’avait totalement subjuguée ! J’ai fait des études d’ethnologie, et mon professeur disait qu’on venait tous du même berceau, et à l’époque c’était de la Nubie dont il était question !

LM : C’est comme une espèce de rêve qui s’est réalisé

JA : Ah oui oui ! une espèce de rêve, parce que je n’avais pas conscience d’où, géographiquement, se plaçait ce rêve là. Et Méroé, c’était l’espace rêvé. Rien que le mot « Méroé » m’évoquait, comme je l’ai déjà dit, une espèce d’Atlantide, un lieu dont je ne savais pas s’il existait ou pas. Et de fait, quand on est sur place, on bascule dans autre chose. Et ça se concrétise pas tant que cela, finalement, j’ai l’impression d’avoir été dans un rêve aussi.

LM : Oui c’est complètement dépaysant.

JA : Ce lieu-là, Méroé… Je ne sais pas ce qui se passe là-dedans, ils ont mis des trucs… c’est comme si je connaissais par cœur

LM : Ah oui ?

JA : Il y a des “forces” spéciales, vraiment. Et j’y suis allée deux fois pour vérifier… et

LM : Vous avez ressentie des choses

JA : Oui, il y a quelque chose. Mes pas ont été guidés, c’était très fort.

LM : Ce qui m’a complètement stupéfié, c’est sur vos photos de voir ces espèces de tombeaux en forme de dôme. On a vraiment l’impression d’être sur une autre planète.

JA : Oui, pour rentrer dedans, c’est drôle, c’était une fente féminine carrément en forme de sexe féminin, il faut se faufiler, c’est étonnant.

Document photo fourni par Juliette Agnel

LM : Et c’est haut ?

JA : Oui, c’est haut, c’est très haut. Ça fait une dizaine de mètres. Mais par contre il n’y a de place que pour deux tombeaux, pas plus. Et tout autour, c’est aussi un cimetière.

Document photo fourni par Juliette Agnel

LM : Et la différence entre ces pyramides et ces tombeaux, c’est le statut social ?

JA : Il y a une différence de temps, déjà. Les tombeaux sont plus récents que les pyramides.

LM : Et, j’y reviens, mais je me suis beaucoup interrogé en écrivant sur vous, et je me disais, cette idée de vouloir superposer le jour et la nuit, ça relève de l’impossible. Enfin, vous le faites, donc c’est possible, mais l’image que nous voyons, elle est impossible, voilà.

JA : Oui.

LM : On ne peut pas voir ça en vrai

JA : C’est ça que j’aime en fait !

LM : Alors on ne vas tomber dans la tarte à la crème de la quête de l’impossible, mais là pour le coup, ce serait le cas, parce qu’effectivement, vous produisez des images qui sont impossibles.

JA : Oui, parce que ça ne me plaît pas le réel tout court. Je n’ai jamais de plaisir avec le réel tout court

LM : Ça je m’en doutais bien ! Parce que dès vos premières photos, on voit bien que vous faites ce que j’appellerais un « pas de côté » par rapport au réel, à la réalité.

JA : J’aime partir de là, du réel, c’est ma matière, mais pour que ça me permette, et permette aux autres, de basculer vers autre chose.

LM : Absolument

JA : Et dans toutes les séries que j’ai faites ça a toujours été le cas, finalement. Sinon je ne ferais plus de photographie. Et tout ce qui m’intéresse, c’est donc cette capacité à créer un monde qui n’existe pas.

[dans le fil de cette interrogation, J. Agnel me confie que son premier outil artistique fut la peinture (jamais exposée), mais qu’elle s’est rendu compte qu’elle ne parvenait pas à exprimer ce qu’elle voulait. Et puis, un jour, s’emparant d’un appareil photo, elle ressentit un plaisir incroyable et, surtout, la capacité pour elle d’exprimer dès le début ce qu’elle souhaitait.]

LM : Il y a quelque chose de fantomatique dans vos photos, mais fantomatique dans le bon sens du terme. Vous êtes d’accord avec ça ?

JA : Ah oui ! Tout à fait.

LM : Il y a comme ça une très belle photo, dans la série “Les Îles”, où on voit un reflet de statue qui apparaît mystérieusement dans un salon, comme posé sur une table. Dès le début, chez vous, on sent cet aspect fantomatique, qui interroge la réalité.

JA : C’est ça. Oui oui, tout ça, c’est proche de moi, c’est ce qui m’intéresse, d’où le fait que je cherche à montrer ces ressentis, ces émotions, et qui, en images, n’existent pas. Il y a aussi le côté “impossible” qui m’intéresse.

LM : Voilà !

JA : C’est curieux, et cela m’interroge toujours, mais je pars toujours avec quelque chose qui n’est pas adapté…

LM : Mais vous arrivez quand même à vous en sortir…

JA : Oui. Je crois que j’aime bien aussi la…

LM : la difficulté

JA : oui, quelque chose comme ça. Et ça m’oblige à passer par un certain chemin.

LM : Je crois vraiment que l’impossible, c’est ce qui vous caractérise.

JA : Oui, pourquoi pas ?

LM : Mais l’impossible-possible, du coup, évidemment

JA : Oui, ça me parle.

LM : L’impossible-possible, plus cet aspect fantomatique, c’est votre identité, je trouve. Mais revenons à Méroé. Elle a eu une super bonne idée, Mme Colleu-Dumond, de vous envoyer là-bas.

JA : Elle est géniale. Elle a eu une vision, elle le dit comme ça. J’étais là quand elle a eu cette idée. Elle regardait mes photos du Groenland, et tout à coup, elle a eu une espèce de flash, en se disant, « mais il faut absolument que vous alliez à Méroé, au Soudan ». Elle en rentrait elle-même, donc c’était tout frais. Et quand je suis revenue, j’étais dans un enchantement, pendant des mois…

LM : Ah oui ?

JA : Ah oui ! Sur place, c’était incroyable. Et pourtant j’ai pas mal voyagé, mais franchement le Soudan, ça a été…

LM : Et les conditions, pour y aller, c’était compliqué, non ?

JA : Juste avant que je parte, il y a eu des grosses manifestations, et il y avait des morts pendant les manifs… Vu de France, de ce qu’on entendait, c’était encore plus effrayant que sur place. Et finalement, j’ai pu y aller. Mais on est venu me chercher à l’aéroport, pour que je ne risque pas de me  faire arrêter, avec mes appareils photos… J’ai été ‘briefée’ par l’Ambassade, pour me dire qu’il fallait absolument que je me trouve jamais dans aucune manif. Les photographes soudanais qui ont fait des photos et publié en ligne ont risqué leur vie. Et il y avait de l’espionnage, j’ai été beaucoup surveillée. Je voyais mon téléphone baisser en énergie très vite, il était sur écoute. Je ne pouvais parler à mon mari des conditions de vie, je ne pouvais pas faire de mails… Tout était vérifié. Je ne pouvais pas envoyer de photos, pas une seule. C’était un peu flippant quand même ! Quand je suis arrivée sur le sol français, j’avais un poids sur les épaules qui s’est enlevé… Mais sur place j’étais entre de bonnes mains.

LM : Et combien de temps êtes-vous restée là-bas, en tout ?

JA : j’y suis allée quinze jours, mais j’ai eu sept jours pour faire les photos. Six jours pour les photos, et un jour pour les tirages, et je montais tous les soirs.

LM : Ah oui c’était intense !

JA : Oui, c’était ultra-intense !

LM : Six jour pour faire des photos, c’est dingue.

JA : Oui, c’était dingue, mais j’avais plein d’énergie.

LM : Oui, c’est ce que vous dites dans l’entretien avec Ribéry ; vous aviez une énergie qui grandissait de jour en jour.

JA : Je n’ai toujours pas compris comment c’était possible, mais c’était vraiment ça.

LM : C’est l’enthousiasme, peut-être

JA : Oui, il y avait de l’enthousiasme, de l’excitation, la beauté des lieux ; je voyais que ça fonctionnait bien avec les photos, et puis il y avait aussi, je pense, l’énergie des lieux en eux-mêmes.

LM : Oui, parce qu’on voit bien, déjà en photos, que c’est un lieu extraordinaire. Et votre tirage est très beau aussi, comment vous avez procédé ?

JA : C’est du tirage sur du papier très mat, un papier Hännemuhle, qui est très épais, et ultra-fragile. Donc j’ai beaucoup hésité. J’ai fait des tests, avec trois papiers différents, et j’ai vécu avec ces tirages pendant un mois, et à la fin je n’avais plus de doute. Il y a des détails qui peuvent s’en aller un peu, par rapport à un papier lambda, mais il y a un coté un peu pictural, on retourne un peu vers le dessin ou la peinture

LM : absolument

JA : qui me plaisait beaucoup pour cette série là. Et j’ai hésité : verre ou pas de verre, parce que c’est très fragile, et en fait c’est l’idéal pour moi, parce que du coup, le fait de ne pas avoir de verre-musée, on est directement dans la matière même

LM : absolument, on rentre dedans directement.

LM : Et donc il y a aussi des photos noir et blanc. Qu’est-ce qui vous a déterminée ?

JA : Eh bien ! j’avais envie de noir et blanc depuis longtemps, et de retrouver l’argentique. J’ai un 6 x7 [i.e., un moyen format] que j’adore, que j’ai acheté à une période où tout est passé au numérique, et je l’ai donc très peu utilisé. Ça fait des films plus grands [6 x 7 cm], avec une plus grande précision. Et puis j’ai essayé, et c’était un plaisir. C’est très charnel, en tout cas pour moi. Il y a une grosse différence dans l’image. Je prends beaucoup de plaisir avec le numérique, mais l’argentique, c’est quand même une autre matière. C’est toujours de matière dont il s’agit, et la matière de l’argentique est sublime. Et puis l’argentique, c’est aussi le négatif ; et je trouve que le négatif révèle, comme je l’ai fait pour les icebergs [voir la série (sublime) “Les Porte de Glace, ici]. Je trouvais que le passage au négatif permettait de voir l’intérieur. Le noir et blanc, et le noir et blanc inversé, ça rejoint cette poursuite de voir “derrière”, dans l’image. C’est l’aspect révélateur des forces intérieures qui m’intéresse dans le négatif.

 

 

 

 

Juliette Agnel, série “Un voyage dans le temps”, photographie argentique sur papier Hahnemühle, 60 X 80 cm, Domaine de Chaumont-sur-Loire, Centre d’Arts et de Nature, courtesy galerie Françoise Paviot
Juliette Agnel, série “Un voyage dans le temps”, photographie argentique sur papier Hahnemühle, 60 X 80 cm, Domaine de Chaumont-sur-Loire, Centre d’Arts et de Nature, courtesy galerie Françoise Paviot