Entretien avec le photographe Éric Bourret

© Éric Bourret, Xie Zilong, Art Museum, China, 2019

Entretiens téléphoniques, mai-juin 2020

Léon Mychkine : Parlez-moi de vos trois séries récentes, dont la dernière en Islande.

Éric Bourret : La série hot spot fait référence aux points chauds des géologues, et aux espaces à forte biodiversité menacés par l’homme. C’est le fruit d’une résidence en Islande, à l’hiver 2019-20. L’artiste Islandaise Mireya Samper invite tous les deux ans durant le festival ‘Fresh Winds’ 40 à 50 artistes de toutes disciplines et de tout continent. Une expérience humaine intense et remarquable ! Travaillant en permanence avec l’extérieur, je suis dépendant des rudes conditions météo et de basse lumière à cette période de l’année. L’enjeu est fort motivant ! Vous l’avez compris, l’ensemble des séries reflètent un besoin de me frotter corps et esprit aux éléments vifs et naturels. Le travail durant de longues années sur la chaîne Himalayenne, et le cercle polaire plus récemment, en rend compte. Comme vous le savez, j’ai également beaucoup travaillé sur les forêts primaires dans les îles de la Macaronésie. Un nécessaire dépouillement par le sauvage, le primitif s’opère. En fait, la totalité de mon travail s’effectue durant l’arpentage de paysages. Il y a, me semble-t-il, une nette filiation avec les artistes marcheurs du Land-Art Anglais. Il y en a d’autres, mais je me sens très proche de Fulton ou Long, et suis admiratif de ce qu’ils ont accompli… Traverser et être traversé par le paysage, ne rien modifier et revendiquer la marche comme art de vivre. L’idée est de rendre visible l’expérience du trajet parcouru et de cristalliser cette expérience à l’aide d’un appareil photographique. Le travail peut prendre plusieurs formes, et les trois séries dont nous parlons, aux rendus quasi cinétiques, sont le fruit de superpositions d’instantanés dans la même image. En fait, je m’impose un protocole, une règle du jeu. Je décide de marcher sur tel paysage et de le photographier x fois en me déplaçant. J’enregistre plusieurs fois ce qui se trouve en face de moi et produis ainsi des surimpressions. Ce qui m’intéresse dans ce ‘process’, c’est d’utiliser à contre-courant une machine photographique dont la fonction convenue et étrange est d’arrêter le temps. Or le temps ne peut s’arrêter. La compilation de mémoires et d’instants se produit sur le terrain, à la prise de vues. Non à l’atelier en postproduction. Pas de repentir possible. J’assume et revendique l’aléatoire, le mutable et le magique qui en résultent.

© Éric Bourret, “Walk-Landscape, 22”, Alps, 2020

— Le déplacement du corps dans le paysage s’inscrit également dans l’image. Je considère, à tort ou à raison, que ce séquençage rend compte d’un télescopage temporel. Viennent cohabiter la durée d’un Sapiens et ses 80 années d’existence et un paysage qui va vivre sa vie durant 10 ou 100 millions d’années. Cet imperceptible mouvement géologique et l’inscription de l’éphémère temporalité de l’homme m’intéressent. Pour revenir à l’aléatoire, je travaille désormais en numérique, mais j’ai longtemps travaillé uniquement en argentique. Vous n’avez aucun moyen de valider ce que vous avez fait tant que les films ne sont pas développés. L’attente et puis son lot de magie opère véritablement dans ces conditions. Évidemment, depuis toutes ces années, il y a une certaine maitrise ; mais flirter avec le hasard et travailler avec les interstices, les accidents qu’il me propose, les différents moments qui viennent s’entrechoquer dans le film ou fichier pour donner, in fine, une image organique, non cérébrale. Le travail du photographe aveugle Evgen Bavcar et son travail sur l’invisible est, à ce titre, fascinant. C’est en effet avant tout votre corps qui photographie. Toutefois, « le cerveau reprend la main » durant l’editing lorsque vous choisissez dans l’ensemble des visuels. Il y a une étonnante conjonction dans la mise en place d’un protocole de rigueur quasi conceptuelle et le souhait d’un laisser agir du paysage, un débordement du visible. Tout peut apparaitre, une multitude de “possibles” sont présents dans la même image. Des images de paysages flottants côtoient les secousses telluriques. Les trois séries dont nous parlons “Hot Spot”, “Primary Forest”, “Montagne-Eau”, procèdent à peu près de la même manière.

LM : Donc vos photos de paysages sont indissociables de la marche, n’est-ce pas ?

EB : Absolument. La distance à parcourir est généralement imposée par la distance qui me sépare du motif. J’effectue 6 ou 9 prises de vues en marchant. Je ne sais pourquoi, c’est ainsi. Par exemple, je peux décider ce jour de marcher durant 500 mètres, cadrer ce qui est en face de moi, et déclencher 9 fois à différentes distances. De fait, le corps va épouser les irrégularités du sentier. Les vues du même paysage ne seront jamais les mêmes. C’est comme si vous donniez au paysage la pleine mesure de ne montrer que ce qu’il veut montrer.

Éric Bourret, Série “Dans la gueule de l’espace”, France Mercantour 2011. Légende “augmentée”, communiquée par E. Bourret :« Ce visuel semble conjuguer dans la même image le passé, présent, avenir… Il s’agit bien de la même personne qui apparait puis s’estompe. Les cannelures ou l’aspect sismographique du paysage renforcent l’idée me semble-t-il. »

LM : Vos photographies, elles ont un caractère assez abstrait, quand même.

EB : Oui. Je me sens beaucoup plus proche de Joan Mitchell et Philip Guston traitant des nymphéas de Monet que de Caspar David Friedrich et ses mers de nuages par exemple.

LM : Et ce caractère abstrait, il est le résultat de la superposition, ou bien vous ajoutez une petite touche personnelle ?

EB : Je travaille uniquement à partir des informations inscrites dans le négatif ou celles, immatérielles sur le fichier. Il s’agit, en postproduction, de moduler les densités, la chromie, renforcer ou alléger telle information, d’équilibrer les masses, etc. Un langage plastique emprunté aux peintres avec des méthodes forcement différentes pour un traitement uniquement photographique. Il y a toujours un débat ambigu autour de la technique photographique et le prétendu réel ou trucage d’une photographie.

LM : Donc la “simple” superposition des images ne vous suffit pas, vous ajoutez votre patte.

EB : Je ne présente pas le fichier brut mais ne rajoute pas d’éléments qui ne ce seraient pas inscrits dans l’image durant les prises de vues. De même que je n’associe pas plusieurs fichiers ou calques en postproduction à l’atelier. Ce trait à dominante graphique où tout serait contrôlé n’est pas mon propos. L’ensemble des prises de vues et son lot d’incertitude, d’aléatoire, est inscrit dans la même image, et puis le résultat ensuite affiné à l’atelier pour fabriquer un tirage photographique qui soit au plus proche de ce que je souhaite en assumant les contraintes, les pertes, comme les excès de ce qu’induit la multi-exposition.

LM : Tout à l’heure cela m’a étonné que vous disiez « je marche sur le paysage ». Vous ne marchez pas dans le paysage, vous marchez dessus ?

EB : En effet, Je marche dans le paysage. Il y a bien ce souhait de s’associer, de s’insérer au paysage. Mais, une présence dont seule la scansion des pas rend compte. Une association corps-paysage dont l’ensemble est fragmenté. J’essaye de produire des pièces immersives qui me dépassent, me surprennent, dont le caractère plastique, musical et mutable, prend le dessus, s’autonomise. La force et faiblesse de la photographie me semble-t-il, est qu’elle est inféodée au réel. J’ai choisi de la travailler non uniquement comme art de l’empreinte, mais par résonance, en sympathie, afin de rendre compte de l’épaisseur, du flux continu qui anime le paysage.

LM : Pour en revenir à vos trois séries, quand on regarde celle faite en Islande, on a l’impression que vous avez moins superposé, non ?

Éric Bourret, “Walk-Landscape, Hot Spot”, Iceland, 2020, Courtesy de l’artiste

EB : Vous avez raison, mon inscription physique au paysage est moins présente. J’ai beaucoup moins bougé. En janvier en Islande, le grand froid n’aide pas. J’ai travaillé de manière plus resserrée. En revanche, j’ai compilé l’ensemble des paysages autour de moi. Une mémoire des paysages. Non une succession d’un seul paysage.

LM : Vous vous êtes moins attardé là…

EB : La grosse difficulté, c’est la fenêtre météo… À cette époque de l’année il y a environ 4 heures de soleil par jour. Il ne quitte pas l’horizon, aussi il ne faut pas traîner et tout préparer en amont. Une lumière atone Tarkovskienne et une ambiance post-nucléaire dans les hectares d’amas de laves gelées.

LM : Et donc, pour que je comprenne bien, vous avez moins superposé ?

EB : Non, j’ai tout autant superposé, six fois ; parfois neuf.

LM : Mais en bougeant moins.

EB : Oui. Parfois, au regard de ce que m’offre le paysage, la distance à parcourir et les conditions météo, ou afin de ne pas rentrer dans une surenchère stylistique, je modifie le process, comme je l’évoquais précédemment à propos des compilations de points de vues. Que se passe-t-il lorsque j’essaye cette nouvelle proposition ? Qu’est ce que cela engendre en terme de sens et de plasticité ?

Éric Bourret, “Walk-Landscape, Hot Spot”, Iceland, 2020, Courtesy de l’artiste

LM : En tout cas, ce qui est clair, chez vous, c’est qu’une photographie banale d’un paysage, ça ne vous intéresse pas.

EB : Qu’entendons nous par une photographie banale ? Une image-empreinte qui épouserait fidèlement, scrupuleusement, une fraction de ce qui est là et ce, durant un instant ? La majorité des artistes photographes ont fait œuvre ainsi. Voyez-vous, je viens de parcourir à pied, durant dix jours, les paysages glaciaires des Alpes. L’environnement austère qui vous entoure et vous aspire regorge de micros événements qui se télescopent, se conjuguent ou s’annulent simultanément. Le vent, le soleil, le brouillard conjugués à vos pas et votre souffle, le tournoiement des choucas, les micros avalanches, le son sec des pierres qui dévalent, le craquement et le gémissement du glacier etc. Comment rendre compte de tout ces événements éthérés et telluriques qui se produisent au même moment et dont vous faites partie, disparaissent et se réinventent dans un flux continuel ? Comment cristalliser cette expérience organique et sonore et la projeter dans une matière plastique ? En superposant plusieurs instants dans la même image et en assumant l’aléatoire et le magique qui en découle j’ai la sensation d’être au plus proche du réel.

(Cet entretien global a été relu et récrit en quelques parties par Éric Bourret, sans que le sens originel en soit modifié radicalement).

 

Léon Mychkine


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