Entretien avec Mâkhi Xenakis

Léon Mychkine : J’avais envie de faire un entretien avec vous, parce que je suis intrigué par vos sculpures, notamment La Pompadour, mais La Pompadour, c’est un exemple parmi d’autres sculptures que vous appelez “les Petites et Grandes Créatures”, non ? ou c’est vraiment différent ?

Mâkhi Xenakis : Oui, elles sont de la même famille. Concernant « La Pompadour », c’est Olivier Kaeppelin qui avait suggéré à la Manufacture de Sèvres de me proposer de faire quelque chose pour eux. A cette époque je m’étais mise à faire des petites créatures en cire à l’opposé des sculptures des “Folles d’enfer” (ici) sur lesquelles j’avais travaillé durant plusieurs années. Je voulais me sortir de l’enfer des femmes de la Salpêtrière, en faisant des créatures féminines formellement à l’opposé de celles-ci ainsi qu’a celles réalisées par les hommes qui nous montrent la femme, plus comme leur “objet de désir”. Et donc, j’ai réalisé ces créatures telles que nous, femmes, nous ressentons, dans notre féminité, notre maternité, notre étrangeté. C’était un vrai plaisir pour moi et c’est pour ça que je les voulais gaies, ludiques. Quand David Caméo et Laurence Maynier, de la Manufacture de Sèvres, sont venus à mon atelier, ils pensaient que j’allais leur proposer une “folle d’enfer”, mais je leur ai proposé une créature actuelle. Et ça leur a beaucoup plu. Ils ont fait preuve de courage, et assumé le fait qu’ils n’avaient pas de préjugés vis-à-vis de ce qui, en art, doit se faire ou pas. Et puis, j’ai demandé à visiter le lieu, pour m’en imprégner, et c’est là que j’ai découvert que c’est Madame de Pompadour qui avait créé ce lieu. Et la Pompadour était très amatrice d’art, de culture, de musique, donc j’ai voulu lui rendre hommage ! Le seul problème c’est que la matière de la porcelaine brille, alors que je voulais que cela soit mat, velouté. Du coup, ils ont inventé une nouvelle technique de cuisson, grâce à laquelle le rose est devenu comme du sucre cristallin, avec juste les tétons et le collier brillants, le résultat était magnifique ! Donc ça a été une très belle aventure. Parallèlement, j’ai eu une aventure moins heureuse avec mes “Créatures”… Une galerie, avec qui je travaillais occasionnellement m’a proposé d’exposer avec Louise Bourgeois. Bien sûr, j’étais très contente ! Et comme l’espace de la galerie se trouvait face à la rue, je me suis dit que j’allais faire d’énormes créatures qui nous regarderaient passer. J’ai trouvé une nouvelle technique qui me permis de changer d’échelle avec du ciment armé et de la fibre de ciment qui évoquait le duvet de la peau. Et j’ai fait un groupe de trois créatures, une plus petite, entourée de deux grandes, posées sur un coussin en velours rouge, le tout sur un socle. Quand j’ai invité les galeristes à venir les voir, ça a été horrible! Elles m’ont dit :« Mais c’est affreux, Ça n’est pas de l’art ! comment peux-tu oser faire un truc pareil ? On ne peut pas montrer ça.» Je n’ai rien compris.

LM: Elles n’ont pas voulu de vos “créatures”, mais elles vous connaissaient pourtant. C’est étrange. Et en plus, du coup, vous deviez exposer avec votre amie Louise [Bourgeois].

MX: Oui. Mais ça s’est terminé comme ça. C’était très violent pour moi d’autant que, clairement, ces créatures étaient dans la filiation des œuvres de Louise… Je ne vois toujours pas comment elles n’ont pas pu comprendre mon travail.

LM: Pour revenir à vos grandes et petites Créatures, j’y vois du monstrueux et du grotesque à la fois, vous voyez ?

MX: Oui, absolument.

LM: Du monstrueux dans le sens non pas épouvantable, mais dans le sens dérangeant du terme, et, donc, questionnant. Mais, pour vous, votre première approche, en ce qui concerne ces sculptures, c’est le côté humoristique ?

MX: Oui, la dérision est importante car il ne faut pas se prendre trop au sérieux. Mais c’est d’abord la question de : Comment nous, les femmes, nous pouvons nous ressentir, dans notre corps, notre sexualité, notre sensualité, dans notre rapport à l’autre, dans notre désir à l’autre ? J’avais envie de parler de ce ressenti en tant que femme ; où effectivement, on peut aussi se sentir un peu monstrueuse car dans la sexualité il y a une part d’animalité.

LM: Bien sûr !

MX: C’était ce domaine-là que j’avais envie d’explorer.

LM: Et du coup, est-ce que certaines de vos amies, face à ces sculptures, vous ont dit qu’elles s’en sentaient proches ?

MX: Oui. De nombreuses femmes se sont reconnues dans ces créatures et cela m’a rassurée, parce que j’étais inquiète…

[Rires]

MX: J’avais même fait venir à mon atelier un groupe d’amies femmes, appartenant au monde de l’art, et leur avais demandé de me dire sincèrement si elles trouvaient ça horrible. [Rires] Et en fait, elles ont été très emballées par mes sculptures, et m’ont dit « Mais pas du tout ! Tu parles de nous. »

LM: C’est génial.

MX: Donc ça m’a rassurée.

LM: Donc, si je comprends bien, il vous arrive de ressentir votre corps dans cette forme ?

MX: Pas tous les jours… mais quand il s’agit de sensualité, de désir ou de maternité, oui.

LM: D’accord.

MX: Cela provient aussi des petites Vénus préhistoriques, qui m’ont terriblement marquée. D’ailleurs, j’ai une théorie, à ce sujet ! je pense que ce sont les femmes, durant la Préhistoire, qui se sont représentées, en sculptant ces petites créatures, sans bras, sans jambes, avec plusieurs mamelles. Ce sont des autoportraits. Elles sont difformes, énormes, et en même temps magnifiques, pour moi, en tout cas. Et l’homme ne pouvait pas faire ça, il aurait été choqué.

LM: Il y a quelque chose d’ambivalent dans ces sculptures. Elles sont à la fois grotesques, drôles, et en émane aussi quelque chose d’inquiétant. Il y a une ambiguïté ; c’est intéressant.

MX: Oui, après tout ce temps, je me rends compte que l’inquiétude est très présente dans mon travail. D’ailleurs quand je fais un dessin ou une sculpture trop apaisée je ne suis pas satisfaite. Pour moi, l’art doit avoir une part d’inquiétude sinon ça ne fonctionne pas, cela devient décoratif, joli….

LM : Et justement, les visages [i.e., des petites et grandes créatures] sont inquiétants. Cette façon que vous avez de dépicter le visage, les yeux, le nez, la bouche, on voit bien que c’est une bouche, mais c’est quand même deux trous.

MX: Comme pour les oreilles, ou le nez il y a deux trous, pour qu’elles puissent entendre et respirer. Il y a juste l’essentiel, le reste, comme les bras ou les jambes, elles n’en ont pas vraiment besoin…

LM: Vous dites que vous avez reçu deux influences. L’une, c’est votre père [i.e. le compositeur de musique contemporaine Iannis Xenakis] et l’autre étant Louise Bourgeois. C’est ça ?

MX: Oui mais mon père, c’est d’une autre manière.

LM: Oui.

MX: Mon père, qui était un compositeur que j’admirais, ne comprenait pas pourquoi je voulais être artiste. Du moins, il me disait que sans mathématiques, je ne serais jamais une bonne artiste. C’était, pour moi, très douloureux. Il a refusé que j’aille aux Beaux-Arts, il me disait que l’art ne s’apprend pas dans les écoles ; donc c’était vraiment très violent et je ne comprenais pas ; il fallait que je me débrouille toute seule. Mon père pensait peut-être que plus je résisterais, plus je deviendrais forte. Comme j’étais une fille obéissante, j’ai fait de l’Architecture mais ça n’était pas du tout mon truc. A côté de ça, j’allais dans les musées, et je peignais tout le temps, et j’ai appris comme ça, en autodidacte. Donc j’ai étudié l’art archaïque, antique, et les grands artistes qui me touchaient, puis je me suis dit qu’il fallait que je communique avec des artistes de mon siècle. Bacon a été très important pour moi, ainsi que Giacometti, eux aussi étaient des artistes assez inquiétants. Moi-même, j’étais très inquiète. Et quand j’ai rencontré l’œuvre de Louise Bourgeois, j’ai enfin pu passer à une femme. Et c’est elle qui m’a donné l’autorisation d’être artiste ; puisqu’elle a aimé mon travail, et qu’elle a continué à me voir.

LM: Vous avez commencé à être artiste avant cette rencontre, mais, en quelque sorte, c’est Bourgeois qui vous a validé, c’est ça.

MX: Voilà, elle m’a “donné l’autorisation”, parce qu’enfin quelqu’un me disait « vas-y continue !». Et c’était quelqu’un que j’admirais, et qui avait la force créatrice équivalente à celle de mon père, par exemple.

LM: C’est une belle revanche face à votre père ça !

[Rires]

MX: Oui, il n’a pas compris.

[Rires]

LM: Ça n’a pas dû lui plaire.

MX: Non, ça ne lui a pas plu.

[Rires]

LM: C’est une belle revanche : Interdite d’être artiste par son père et reconnue par une grande artiste femme, c’est magnifique.

MX: C’était une manière thérapeutique de m’en sortir.

LM: Oui. C’est fort, c’est vraiment fort. C’est une belle histoire.

MX: J’ai écrit un livre, titré Louise, sauvez moi ! Ça parle de ça. Je l’ai fréquentée pendant quinze ans, et le soir je retranscrivais toutes nos conversations. Quand j’ai découvert son travail, j’ai ressenti à la fois une proximité et une force inouïe. Et puis, j’ai découvert qu’elle habitait New York, et à l’époque j’y vivais, alors j’ai trouvé son numéro dans le bottin téléphonique et je l’ai appelée et suis tombée sur elle. A un moment, elle m’a demandé ce que je voulais. Je lui ai répondu que j’admirais son travail, que j’avais très envie de la rencontrer. Et elle m’a répondu :« Mais ce n’est pas simple de me rencontrer ! ». Et là j’ai senti que c’était foutu, parce qu’évidemment ce n’était pas simple de la rencontrer, elle ne me connaissait pas. Alors, je me suis entendue lui répondre « Oui, mais vous êtes la seule personne qui pouvez me sauver la vie »

LM: Ah ouais… [ici un long « ouais », et non pas un longwy]

MX: Et là je me suis dit : elle va raccrocher, pourquoi j’ai dit ça ? Et là elle m’a dit « Bon, ben venez me voir.»

LM: c’est une phrase extraordinaire, superbe. [i.e.,« Oui, mais vous êtes la seule personne qui pouvez me sauver la vie »]

MX: Et du coup je suis venu avec les dessins que je faisais à l’époque. Et en les regardant, elle m’a dit « Je comprends ce que vous me demandez, j’ai envie de vous aider et de vous sortir de là. Venez me voir quand vous voulez.»

LM: Magnifique ! C’est génial.

MX: Oui, c’est génial.

LM: Oh là là ! Vous deviez être sur un nuage en sortant.

MX: Ah oui, complètement.

LM: Si elle vous avait dit, lors de votre première rencontre, ce que vous faites, c’est nul, faut arrêter, ça vous aurait complètement détruit.

MX: Ah oui oui !, ç’aurait été très grave.

LM: Alors que là, elle vous a ouvert la porte, à l’intelligence, à la lumière, la compréhension. C’est très émouvant, c’est une très belle histoire.

MX: Je ne la croyais pas, au début. Je pensais qu’elle avait pitié de moi, elle se disait la pauvre, si je lui dit que c’est nul, elle va se flinguer.

[Rires]

Donc à chaque fois je lui disais : « Mais vous êtes sûre, vous êtes sûre ?»

[Rires]

LM: Arrête de me gonfler…

MX: Elle s’énervait.

LM: En plus ça devait être un personnage absolument extraordinaire, cette femme.

MX: Elle était géniale. C’est vrai qu’elle avait un caractère viril et dur, mais elle était authentique.

LM: Une dernière question : « Mâkhi », c’est un prénom d’origine roumaine ? [Iannnis Xenakis était né en Roumanie…]

MX: Non, c’est un mot grec, qui veut dire « bataille ».

LM: Ah bon ? Ça alors !

MX: C’est mon père qui a choisi ce nom-là.

LM: Eh bien il ne savait pas à quoi il s’attendait !

[Rires]

— Alors ça c’est extraordinaire aussi.

MX: J’étais bien obligée avec un nom pareil. En plus ce n’est pas un prénom. Les Grecs m’engueulent en me disant que ce n’est pas un prénom. Mais je n’y peux rien.

LM: C’est génial, c’est incroyable.

MX: La tauromachie c’est la bataille du taureau. Mais personne s’appelle comme ça, il n’y a que moi. Et, pendant longtemps, dès que je rencontrais une fille qui s’appelait Victoire, je la détestais.

[Rires]

— J’étais jalouse.

LM: Parce que vous auriez aimée vous appeler Victoire ?

MX: Ben c’est quand même mieux que la bataille, non ?

LM: Oui… moi je préfère Mâkhi. Mâkhi, c’est mieux.

MX: Si je pouvais arrêter de me battre en permanence, je préfèrerais être dans la victoire, quand même.

LM: Mais vous avez peut-être les deux !

[Rires]

MX: Pourquoi ?

LM: Eh bien, vous exposez, vous êtes connue quand même, non ?

MX: Oui.

LM: Donc, la victoire, vous l’avez, non ?

MX: Oui, ça va.

LM: Sans faire de psychanalyse de comptoir, la bataille, vous l’avez gagnée. Parce que votre père a exercé sur vous une force incroyable, il a tout fait pour que vous ne soyez pas artiste, et vous l’êtes devenue.  

MX: C’est vrai, je ne voyais pas ça comme ça…

 

En Une  : Mâkhi Xenakis, “petite bonne femme”, mine de plomb crayon sur papier 23 x 31 cm, 1988.

Entretien téléphonique réalisé par Léon Mychkine

 

Pour tout contact : mychkine@orange.fr

 

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Léon Mychkine