Contexte : Ce mercredi soir 9 décembre, nous sommes, critiques d’art de l’AICA, dans la petite salle à manger des professeurs de l’École du Fresnoy, où nous venons de dîner (une mémorable et inaugurale carbonade). Deux consœurs sortent pour aller fumer. Comme je ne fume qu’une cigarette ou deux par an, c’était le moment. Nous voici dehors, et, en ayant demandé un renseignement à un petit groupe de trois (quatre ?) personnes, nous en venons à discuter ensemble. Et, au fil de la discussion, se distingue cette personne qui, je ne sais plus comment c’est arrivé, se présente comme “artiste-pirate”. Me voici tout ouïe et plus qu’intéressé. Il me raconte quelques interventions, et j’en conclue très vite que je vais écrire sur ses audaces. Et c’est donc ainsi que, grâce au kaïros, un concept que les lecteurs d’Article connaissent bien, je faisais la connaissance de Manu V, technicien vidéo et régisseur au Fresnoy depuis 2001. Oui, grâce au kaïros, car si je n’avais pas eu envie ce soir là d’aller fumer une cigarette avec mes consœurs (certes en la sollicitant en tant que don purement désintéressé), jamais je n’aurais rencontré Manu V, je ne serais tout simplement pas sorti, car, il faut le dire, ça pinçait.
Léon Mychkine: J’aimerais que tu retraces ton parcours, comment ça a commencé. Est-ce que tu as commencé comme un artiste traditionnel, disons, avec expositions, etc, ou bien est-ce que dès le début tu as été un artiste pirate ?
Manu V: C’est arrivé bêtement, je ne connaissais rien à l’art, à l’appropriationnisme, ni Duchamp. C’est en 85 que ça a commencé, dans une expo à Dunkerque. C’était César l’invité, c’était une rétrospective, et je me suis dit “je vais tenter une compression”. Avec le camion de l’entreprise familiale, j’écrase deux cannettes de Coca, j’en choisi une, et je me suis dit je vais aller voir César avec ça, et je vais voir s’il va me la signer. Je me pointe au vernissage, et je lui demande si je peux lui faire signer autre chose que le catalogue, il me dit « oui oui, bien sûr »; alors je sors ma compression, et tout le monde s’esclaffe, et il me la signe. Du coup je repars avec ma compression, puis je l’installe dans un casier à bouteilles compressé de César, je prends une photo. Et en fait ça part de là.
LM: Quel culot !
MV: Mais j’ai eu un traumatisme, parce que ma mère, ayant embauché un membre de la famille pour faire le ménage, il a balancé une seule chose : c’est la compression.
LM: Nooon !
MV: C’est ce traumatisme qui m’a poussé vers l’art contemporain. Donc je quitte l’entreprise familiale, parce que je ne voulais pas rester là-dedans, c’était de l’industrie lourde, et puis je fais des formations, notamment en vidéo, et ma deuxième intervention c’est en 97, durant l’exposition du FRAC-Dunkerque “On n’a pas fini de parler DADA”. Le Frac à cette époque ne disposait pas d’espace suffisamment grand pour organiser une conférence autour de leur thème. Cette conférence s’est donc faite dans la salle de cinéma de la MJC Terre-Neuve où j’avais un emploi-aidé ; il y avait un conférencier, et là je dis à mon chef « je ferais bien une petite intervention, si t’es d’accord, il me dit OK mais sans que le FRAC soit au courant ». Alors je m’étais fait un déguisement dadaïste. Un casque allemand, queue-de-pie, chemise à plastron, caleçon, bottes en caoutchouc, et un nez rouge. Et j’avais un petit cheval pour les enfants, un bâton avec une tête de cheval. Donc je me présente sur scène, à la surprise générale, et je dis « ben voilà je vais vous parler de DADA, et pour cela je vais vous lire la définition du Dictionnaire Larousse. une fois fait je passe à la description de mon personnage. Donc je dis « le casque allemand représente la période durant laquelle DADA s’est créé, le queue-de-pie, c’est la bourgeoisie contre laquelle ils se révoltaient, le caleçon c’est la frilosité des Partis face aux idées nouvelles, et les bottes en caoutchouc parce qu’on n’est pas encore sorti de la fange nationaliste. Et le nez, c’est parce que le ridicule ne tue pas. Et je conclue en disant “my condom for a DADA” », et je me casse. Et la Directrice du FRAC ne sait plus trop quoi dire, et elle a dit « je vais vous chanter une petite chanson » et là tout le monde s’est mis à gueuler « À poil ! à Poil ! »
LM: [Rires] C’est devenu un truc vraiment dadaïste pour le coup.
MV: Ensuite le conférencier a fait sa conférence, tout en félicitant la performance. Et après je me suis dit “c’est intéressant, ça réagit, ça devient vivant”. Et donc après je continue mes formations et je me retrouve embauché au Fresnoy, et mon premier piratage au Fresnoy c’est en 2001 sur le Panorama 2. Il y avait un espace de visionnage de cassettes de travaux d’étudiants, le visiteur pouvait choisir telle ou telle cassette. Et du coup, j’ai ramené les miennes ; celles des copains, celles que j’avais faites aussi, et je les ai mises à la place.
LM: Ah oui ! Sacré f… de m…hein ?
MV: J’ai pas tellement le choix, pour moi, ça devient un réflexe, je suis obligé de transgresser, parce que sinon ça sera jamais vu. Et la responsable de programmation me demande de faire une ouverture spéciale, pour ArtPress ; je mets mes cassettes, et elle ne voit rien du tout. Et je me dis « c’est super, ça passe ». Parce que les travaux ressemblent vraiment à des travaux d’étudiants. Parce que j’essaie toujours de m’adapter au thème. C’est quelque chose qui doit passer comme si ça faisait partie de l’ensemble. Après, j’ai parfois demandé la complicité de certains artistes ou professeurs invités. En 2004, pour le “Panorama 5”, il y avait Andrea Cera, je lui parle de mes petites actions, et je lui dis que je ferais bien un truc sur sa pièce. Et lui, en fait, il captait tous les sons de l’exposition, ça passait par une machine et recréait une musique avec ça. Et j’ai introduit la bande-son d’un copain, un genre de performance — c’est Alain Buhot —, et du coup j’ai placé un petit magnétophone devant l’un de ces micros, ce qui fait que le son était repris dans la pièce de Cera, il y avait donc un son qui ne devait pas être là et qui était diffusé quand même.
En 2006 il y avait l’exposition “Londres-Bombay-Victoria-Terminus”, de Patrick Keiller, j’avais introduit une valise, qui avait été faite par ma compagne, l’idée c’était de jouer sur le bagage abandonné dans une gare, une valise piégée en quelque sorte. Et je garde des traces de tout ça. À chaque fois, et c’est ce qui intéressant, c’est que ça interroge le public. J’appelle çà des “expos augmentées”.
Après le plus gros coup c’était à l’exposition “Art belge contemporain” (2010). Et j’avais ramené un râteau, sur lequel j’avais mis un rubalise recomposé en trois couleurs, et j’avais reproduis avec ce rubalise le jeu de permutations qu’il y a sur les bâtons de Cadere. Donc là ils ont tout de suite reconnu. Et comme ça avait l’air de bien passer, je me suis dit « je vais l’installer dans l’expo, et je vais rajouter une photo.» Et je me suis souvenu de ce gag du jardinier dans Tintin dans L’Île noire. On voit Tintin en suspension au dessus d’un râteau, avec un pistolet et qui dit « rendez-vous ! ». Donc je mets ce petit dessin sous cadre, je pose mon râteau dans le coin ; et personne ne me dit rien. Bon, les belges étaient d’accord, et le commissaire aussi, enfin je dois avouer que je ne lui ai pas vraiment laissé le choix, mais il a laissé ma pièce. Comme elle n’était pas éclairée, je suis allé plus loin, et j’ai mis une mini-découpe [i.e., un éclairage] sur le râteau pour bien mettre la pièce en valeur. Donc là encore, je prends du matériel du Fresnoy, et personne ne me dit rien. Sauf qu’évidemment elle ne faisait pas partie de la médiation. Mais comme je fais le gardiennage d’expo, eh ben je faisais la médiation sur ma pièce.
LM: [Rires]. Et tu disais « c’est ma pièce » ou tu avais un nom fictif ?
MV: J’expliquais la pièce, et je disais que c’était moi qui l’avait placée ici. … Et donc comme on me dit rien, ça passe, je continue. Après tout, j’étais contractuel et j’aurais pu me faire virer à la fin de mon contrat. Mais comme on me réembauche à chaque fois, je continue, toujours au Fresnoy, mais avec quelque chose de beaucoup plus discret, qui ne se voit pas. C’était Georges Didi-Huberman le commissaire. L’exposition qu’il avait intitulé “Histoires de fantômes pour grandes personnes”, proposait toute une série de projections au sol, qui n’étaient visibles que de l’étage. Et il y avait sur les murs des photographies d’Arno Gisinger, collées côte à côte, qui prenait tout l’étage. Et là je me suis dit qu’il y avait un truc à faire. Et parmi ces photos, il y avait celle du manuscrit de Rimbaud. Et je me suis dit que j’allais faire un marque-page à l’échelle, que j’ai collé sur la photo. En fait c’était un rappel d’une expo officielle que j’avais présentée en 2002 à la médiathèque du Fresnoy. Et personne n’a rien vu. Et à un moment donné, il y a eu une visite avec la responsable de programmation, Arno Gisinger, et je les accompagnais. Et puis à un moment donné je dis : « mais vous ne remarquez rien sur la photo ?», et on me demande où ?, je je réponds que cet objet rouge qui dépasse du livre ne devrait pas y être. Et là la responsable s’écrit :« Ah mais t’as massacré, t’as détruit une œuvre !». Et puis Gisinger dit que non, puisque ça va être arraché à la fin. Et en effet, à la fin tout à été arraché et mis à la poubelle, sauf la partie que j’avais “piraté” que j’ai récupérée bien entendu.
Après… nous sommes en 2013. Le Frac-Dunkerque inaugure son nouveau bâtiment sur la plage, le Frac AP2, avec pour thème “Le futur commence ici”, c’était dans le cadre de “Dunkerque 2013 capitale régionale de la culture”. Le Fresnoy était associé à l’événement et présentait la H Box de Faustino (une œuvre de la collection Hermès), c’est une salle de projection, démontable et transportable, dans laquelle étaient diffusés les films des étudiants, j’étais missionné par le Fresnoy pour assurer le bon fonctionnement des projections. J‘ai profité de ce laissez-passer pour introduire toute une série de débouchoirs, d’un copain, et dont les manches font allusion aux bâtons de Cadere. Là j’étais vraiment pas tranquille, je risquais gros, car à cette soirée inaugurale étaient conviés Jack Lang, Aurélie Filippetti… donc gros dispositif de sécurité à l’entrée avec fouille de sac. Bref, je t’épargne les détails mais je passe sans problème.
Donc je savais qu’il y avait une barre de Cadere, présentée, celle du Frac. Et j’ai attendu le moment propice, une fois qu’il y a plein de monde, et je les mets en place. Me voyant bricoler, une gardienne me demande ce que je faisais, et je lui ai répondu que je rendais hommage à Cadere. Et j’ai ajouté une photo de débouchoirs du copain prise dans les anciens bâtiment du Frac, je créais ainsi un lien entre le passé et le futur. Et je rajoute une phrase : « “Dans l’art comme dans la vie, il faut se battre pour prouver qu’on existe”, Anonyme, 1863 », une fausse citation, qui faisait écho à la phrase tout aussi fausse au fronton du Frac, qui disait :« L’art est simplement la preuve d’une vie pleinement vécue » [Stiv Bators, chanteur punk,], et qui fait aussi allusion au Salon des refusés. Et une fois que j’ai fait mon installation, j’attends. Et là je vois la réaction du public, en fait c’était juste dingue. C’est-à-dire que la barre de Cadere, qui était dans le coin, personne ne la regardait, et tout le monde regarde les débouchoirs, commence à s’agenouiller, etc. Et évidemment, la Directrice s’est pointée, à constaté l’infraction, elle n’a rien dit, et je me suis repointé le lendemain et elle avait tout viré. Et après je me suis dit que j’irai à Paris, et c’était en 2016 à Beaubourg sur la rétrospective René Magritte “La trahison des images”, j’y suis allé avec deux amis, mon complice et mon frère d’arme Fred.I.R et Elsa Fauconnet une artiste que j’ai connu en 2013 au Fresnoy et qui a eu le réflexe de filmer mon intervention (ici). Là j’ai introduit une petite photographie de deux poires l’une à coté de l’autre sur un fond noir avec une phrase inscrite en-dessous : “Ceci est une jolie poitrine”, et j’ai piraté l’image de René Magritte : Ceci n’est pas une pomme.
Et c’est toujours pareil, ça vient nourrir le propos ; c’est un dialogue entre la pièce présentée et celle que je présente. Donc je questionne : A-t-on droit au dialogue, ou est-on juste un consommateur ? Et j’accroche ma petite photo sous le tableau de Magritte. Donc tous ceux qui me voient faire, tournent la tête sauf une jeune femme qui me prend en photo, mais ceux qui viennent après, je vois qu’ils portent un intérêt à cette petite photographie de rien du tout que j’ai mise.
LM: [Rires]
MV: Et puis il y a eu un groupe, avec une guide, et une personne a demandé ce que c’était que cette photo en bas, et la guide a répondu que ce n’était rien. Et là, en fait, c’est resté vingt minutes. Et je me suis de plus en plus intéressé aux barres de bois de Cadere, et au discours de l’Institution, qui va toujours vanter la transgression, et après, dès que tu leur donnes cette transgression, eh bien en fait ils n’en veulent pas.
LM: Ben oui, ça c’est la “Société du Spectacle”, de Debord : la subversion est subventionnée. Et si tu n’es pas un subversif subventionné, ça ne marche pas.
MV: Voilà, c’est ça. Et moi, en fait, depuis 2019, je refais des bâtons, les mêmes que ceux de Cadere, mais je corrige les erreurs. André Cadere, c’est l’artiste transgressif par excellence, qui est le plus vanté par l’Institution, puisque Beaubourg le présente dans son guide du visiteur « introduisant son bâton de manière illégitime dans les Institutions ou les galeries ». Et donc cette transgression est reconnue, et elle coûte très cher. Donc moi je suis reparti du texte de Cadere, la conférence qu’il a donnée à Louvain (lien ICI). Je l’étudie, et je me rends compte que Cadere raconte des choses qui ne sont pas justes. En parlant de ces bâtons il dit qu’il « suit une règle précise, mais qu’il introduit volontairement une erreur, pour mettre en évidence le préjugé, le dogme. Et il ajoute, sans erreur, le préjugé, le dogme, deviennent invisibles, voire impensables.» Et je me dis que c’est étonnant, parce que, introduire une erreur de manière volontaire, ça ne s’appelle plus une erreur, ça s’appelle une faute, quand tu connais la règle. Et l’erreur ne vient que quand tu ne connais pas la règle. Je me suis dit qu’il y avait là une contradiction. Et je me suis dit « si j’introduis des bâtons, et que je corrige les erreurs, le bâton devient invisible » En fait, ce qu’il faut comprendre chez Cadere, c’est que c’est métaphorique ; parce que c’est lui qui joue le rôle de l’erreur dans le système. Et donc du coup je me suis mis à reprendre sa démarche. Et il y avait l’expo au Frac, “Same but different” (2019). Je sais qu’ils ont un bâton dans la Collection, et je vais présenter le même mais corrigé et donc différent. Je me pointe au vernissage, je vois l’artiste, Alex Hanniman, et je lui demande si je peux déposer mon bâton dans la salle, puisque ça répond à la thématique de l’exposition. Et il me répond « oui ». Donc, je pose le bâton dans un coin de la salle principale qui jouxte la réserve dans laquelle est stockée la vraie “Barre de bois rond” de Cadere !
Et je reviens le lendemain, et, évidemment, ils l’avaient viré. Donc j’ai écrit à la Directrice, (j’ai toute une correspondance là-dessus), et elle me répond, « l’œuvre agit et fait réagir, ce qui est plutôt une bonne nouvelle.» Et je me suis dit que si on pouvait agir avec les œuvres, ça devient intéressant, parce ça ouvre des perspectives inattendues, en matière de désacralisation de l’œuvre d’art. Et je me suis demandé ce que j’allais faire comme action, parce que là, il fallait que je lui réponde. Là ils présentaient le “bike”, le vélo en bois de Gavin Turk, qui reprend les couleurs de la barre de Cadere. Et normalement, au début, les spectateurs roulaient dessus, et Turk leur donnait un certificat. Mais comme il a été acheté par le Frac, évidemment, plus personne ne roule dessus, et il est attaché avec une petite ficelle. Et je me suis dit que c’est là-dessus que j’allais réagir, puisqu’on a le droit de réagir avec les œuvres. Mais que faire ? Bouger les sculpture d’Alex Hanimmann ? Et l’idée mapparait : refaire un antivol, à code, qui respecte les couleurs du vélo, et je cadenasse le vélo et je brouille le code. Ensuite je mets un cartel, qui dit que pour trouver le code, il faut résoudre le problème mathématique suivant : « Combien peut-on faire de barres de bois rond sans erreur avec un jeu de sept couleurs ?» Et ça donne un chiffre, tu trouves le code. Et donc ça, ça n’a pas été apprécié, et du coup, après, il y a eu le confinement, et après je viens pour récupérer mes pièces, et en fait ils ont tout pété.
Donc là c’est allé quand même jusque dans un acte assez brutal. Et en fait, depuis ce temps, je me suis concentré sur la barre de Cadere. Et en fait j’ai racheté le bail de Cadere, car sur une photo, on le voyait avec un panneau sur lequel était écrit “Bail à céder” et j’ai pris une photo avec la même barre corrigée mais devant un restaurent où il y avait une affiche avec l’inscription : changement de propriétaire . Et là ça nous a emmenés assez loin, parce que je travaille en binôme avec mon ami, Fred.I.R dont j’ai parlé avant, c’est lui qui s’occupe de toute la partie informatique, il est vraiment balaise dans ce domaine, il a créé un site Internet (ici) dans lequel il refait des barres virtuelles sous forme de blockchain avec lesquelles tu peux jouer à corriger les erreurs en cliquant sur les segments. Et donc on est parti sur une toute autre forme de piratage, qui nous a emmenés dans l’acquisition de terrains virtuels. Et il y a une plateforme, OVR, qui te permet d’acheter des parcelles de terrains virtuels, sur lesquelles après tu peux faire des expos en réalité augmentée. Et du coup on a acheté le Frac Île-de-France, le Frac Hauts-de-France, la Fondation Cab, à Bruxelles, le Musée de Cassel, et le Fridericianum de Cassel. Et donc là on est passé à une forme de piratage… postmoderne. C’est-à-dire qu’en étant propriétaire des terrains, on présenter ce que l’on veut.
LM: Ils vont vous tomber dessus, non ?
MV: Tout cela est légal, mais pour l’instant c’est aussi une zone de non-droit… Mais ça n’empêche pas que je vais m’impliquer dans des actions physiques, et par exemple, je prévois, sur Paris, une action avec un vrai-faux bâton de Cadere.
LM: Mais, excuse-moi, mais tu m’as l’air assez obsédé par Cadere. Qu’est-ce qu’il t’a fait, Cadere ?
MV: C’est vrai que c’est ce que l’on me reproche souvent, mais je trouve que ça démarche est géniale.
LM: Je t’avouerai que je ne connaissais pas du tout Cadere avant que tu ne m’en parles. Qu’a-t-il fait de si extraordinaire ?
MV: Cadere arrive en France en 67, à Paris. Et il fait de la peinture. Mais de la peinture qui n’est pas top top… Ça ne marche pas. Donc il essaie de se monter une stratégie présenter son boulot, et questionner tout le système. Donc il va présenter les bâtons dans la rue, aussi bien que dans les Institutions muséales. Au départ, personne ne lui dit rien, on le le laisse rentrer. Et puis il y a cette fameuse histoire du “marcheur de Cassel”. Il montre le principe de son bâton en 72. Il est ami avec Sarkis, Boltanski, Jean Le Gac, et eux aussi sont tous plus ou moins en train de se battre pour faire valoir leurs boulots, avec Alain Fleischer, aussi. Et donc ses barres sont basées à partir de systèmes de permutation. Et il se balade avec ses bâtons. Il rencontre Zeeman (Harold) et Zeeman lui dit qu’il pourra être représenté à Cassel (Documenta 5), mais à une seule condition ; c’est que tu viennes de Paris à Kassel, à pied. Et Cadere lui dit OK. Et on lui “non, c’est dégueulasse, tu vas pas faire ça, tu vas souffrir. On va monter un coup. On va faire croire que t’es allé à Kassel, mais on va se tromper et c’est Cassel en France (lien ici ) [Manu m’indique que C. Boltanski en parle dans le livre La vie possible de Christian Boltanski, et il m’en scanne les deux pages :
Et puis en fait il y est allé en bagnole avec René Denizot et Laurent Sauerwein (infos ici), et en arrivant à la Documenta, il envoie un télégramme à Zeeman lui annonçant qu’il arrivera par le train de 18h33 en provenance de Paris. Zeeman est fou furieux ; il fait placarder sur les murs de la Documenta « On ne veut plus du marcheur de Kassel ». Donc là c’est un rejet retentissant qui a fait scandale.
LM: Qu’il est méchant !
MV: Du coup, ça lui a fait un coup de pub monstrueux. Mais c’est aussi à partir de cette pub qu’on va se méfier de Cadere, c’est-à-dire que dans les vernissages, il va se faire jeter plus facilement. Il est mort en 78, donc finalement il a été vu comme un peu comme un héros martyr, venant de l’est. Et ce qui m’a intéressé c’est cette question de l’erreur, puisque Cadere dit que dans ces bâtons il introduit une erreur. Et comme je m’intéresse un peu aux mathématiques, je regarde, et puis en fait je me dit “mais en fait, non, il n’y a pas d’erreur dans le bâton”. Ce que lui appelle une erreur, en mathématique ça s’appelle une transposition. Et là je me dis que le “système” vante une principe qu’il ne comprend pas. Tout ce qu’il annonce en terme mathématique est faux, et personne ne s’en rend compte. Et donc je continue à présenter des bâtons, puisque les gens ne comprennent pas que ce voulait dire Cadere c’est que l’erreur, c’est lui dans le système. Je rejoue la même erreur, je fais la continuité.
Entretien téléphonique enregistré et retranscrit par Léon Mychkine, et amendé par Manu V.
En Une :« Photo réalisée devant celle d’Ana Torfs, où l’artiste a laissé une réserve non exposée aux rayons lumineux de l’agrandisseur et dans laquelle elle a écrit le mot VÉRITÉ. Je contemple celui-ci avec une certaine perplexité.» (Légende de Manu V).
à suivre…
Léon Mychkine
écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant
https://independent.academia.edu/FBothereau
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