Entretien avec Richard Solti, Directeur de la Galerie J.P Ritsch Fisch, spécialisée en art brut (avec moult illustrations édifiantes)

Léon Mychkine: Je voulais commencer par ce que vous m’avez appris sur votre stand lors de ST-ART (article ici), à savoir que la galerie J-P Ritsh.Fisch avait été la première, en 1996, à n’exposer en Europe que de l’art brut. Je croyais que cela avait commencé bien avant. Comment on explique que cela ait mis autant de temps pour qu’il y ait une galerie dédiée ?

Richard Solti: D’abord, je pense que l’art brut est resté un peu en marge de l’art

LM: oui

RS: Les collectionneurs s’y sont intéressés assez tardivement. C’était donc au tout début du XXe siècle. Les collectionneurs y sont venus après Dubuffet, qui à partir de 1945, après son voyage en Suisse, commence une collection. Ça a commencé là, mais pas encore pour les galeries, il n’y avait pas de marché, les gens n’étaient pas intéressés.

Jean Dubuffet, “Lion dans la jungle”, 20 mai 1944, Collection privée, Europe © Vincent Everarts © Adagp, Paris 2019

LM: D’accord. On a dit plein de choses sur l’art brut. Pour votre part, comment qualifieriez-vous l’art brut ?

RS: Je pense que la définition de Dubuffet était intéressante ; c’est-à-dire la production faite par des personnes qui sont en dehors ou en marge du milieu de l’art, et qui produisent pour elles-mêmes. Après, l’histoire du concept d’“art brut” a évolué, puisque Jean Dubuffet a créé une espèce de label, qui était un peu imperméable, et d’autres personnes comme Madeleine Lommel et Michel Nedjar, ont créé l’association L’Aracine (ici), dans laquelle ils ont introduit d’autres auteurs, qui n’avaient pas été volontairement ou involontairement référencés ou catalogués par Dubuffet dans les Cahiers d’Art Brut. Donc, la notion d’art brut est évolutive. Et aujourd’hui, si on retrouve des pièces d’art brut dans les grands musées, ce n’est pas parce qu’elles auraient un côté “exotique”, mais parce qu’elles apportent quelque chose à l’Histoire de l’art.

Madeleine Lommel, “Personnage tenant deux animaux”, 23 mars 1981, encre sur papier, 29.6 x 42.1 cm, Don en 2016 Marcus Eager et Michel Nedjar,  LaM, Villeneuve d’Ascq
Michel Nedjar, assemblage de matériaux récupérés sur bouteille 32 x 16 x 19 cm, Galerie J.P Ritsh-Fisch
Michel Nedjar, Assemblage de matériaux de récupération (tissus, pigment, terre), 56 x 20 x 13 cm, galerie J.P Ritsh-Fisch

LM: Oui, et qu’apportent-elles alors ?

RS: Ce sont souvent des gens qui n’ont pas d’influences extérieurs, qui ne s’inscrivent pas dans une école, qui n’ont pas de projet artistique en soi. Chez les artistes, au sens plus classique, il y a une volonté d’exposer, de faire passer un message, ou un discours. Souvent, chez les artistes d’art brut, ce “discours” il est pour eux, en fait. Et en ça, ça apporte quelque chose. Souvent, les œuvres d’art brut ne ressemblent à rien d’autre, c’est fait avec ce qu’on a sous la main, en termes de matériaux, ou de technique, et pour autant ça donne des productions absolument extraordinaires. Et c’est pour cela que ça a fasciné les Surréalistes, parce les Surréalistes avaient pour projet d’exprimer l’inconscient, mais c’était un projet. Et certains auteurs d’art brut l’on fait de manière complètement inconsciente, en fait. Et puis une autre chose aussi que l’on retrouve chez les auteurs d’art brut et qui est assez fascinante, c’est tout ce qui est synesthésie ; c’est-à-dire que comme le monde est un chaos pour ces auteurs, eh bien il y a une reconstruction du monde, et souvent reconstruction n’intègre pas des choses qui sont dans nos pensées catégorielles ; elle intègre des personnages, des symboles, la musique, ou la musicalité des mots, c’est-à-dire que tout est composé à partir d’un magma qui est mélangé. Et ça aussi cela apporte quelque chose à l’Histoire de l’art, ou à l’art, en général.

LM: Et comment, personnellement, en êtes-vous venu à l’art brut ?

RS: C’est l’effet de plusieurs intérêts qui se sont rencontrés. D’abord un intérêt pour l’art, c’est quelque chose qui m’a toujours fasciné, et puis il y a eu la découverte de l’art brut avec la galerie Ritsch-Fisch. J’aime beaucoup aussi les arts ethniques ; l’art africain, des choses qui sont un peu archaïques, et puis il y a quelques années j’ai écrit une Thèse en Sciences Humaines ; je me suis intéressé aux histoires de vie, aux biographies, à partir d’un concept qui a été développé aux États-Unis, qui est celui du “mythe personnel”.

LM: Ah oui…

RS: Et ce qui m’a vraiment fasciné, ce que j’ai découvert à travers cela, c’est la capacité des individus à reconstruire du sens, dans des situations de rupture — une séparation, un divorce, une perte d’emploi, un décès proche, une maladie, etc. Et donc il y a chez les individus cette capacité à aller chercher des choses, dans notre propre histoire et notre biographie, qui permettent finalement de donner du sens à ce qui se passe, quand ça ne va pas, et à tenir, à tenir dans le monde.

LM: C’est une Thèse de Philosophie ?

RS: C’est une Thèse en Sciences de l’Éducation. Et puis la troisième chose, c’est que j’ai découvert, à la faveur d’une exposition, Michel Nedjar ; et le travail de Nedjar, ça été la première fois où j’ai eu en même temps une émotion, un sentiment, à la fois d’attirance, de fascination, et puis d’une espèce de dégoût, pour l’objet. Et c’était une poupée de Nedjar. Et c’est ça qui m’a fait aller vers d’autres auteurs, et notamment Darger, et ensuite la rencontre avec Jean-Pierre Ritsch-Fisch. il y a quelques années. Je crois que dans l’art brut, ce qui est fascinant, pour toutes ces personnes qui voient ces pièces, il y a un point commun, c’est que ça vient faire écho à des choses très intérieures, très archaïques en nous, parfois ça ressemble à des dessins d’enfants, à des choses très très simples ; on est dans le pré-verbal, et je crois que ça vient toucher chez nous des fibres très profondes, de la condition humaine.

Henry Darger, “Blengin”, 48 x 61 cm, Galerie J.P Ritsh-Fisch
Henry Darger, “Jenny and her sisters”, aquarelle et crayon de couleurs sur papier, 45,7 x 61 cm, Galerie J.P Ritsh-Fisch

LM: Ce que j’aime bien chez l’artiste brut, comme vous le disiez, c’est quelqu’un qui travaille dans son coin, qui ne cherche pas à exposer, donc il ne cherche pas à plaire. Il n’a pas de protocoles pour séduire le spectateur, ils s’en fiche complètement. Et c’est le côté que j’appelle “tripal”; il n’y a pas de filtre pour atténuer le “propos”. Ce qui émerge très fortement c’est la sincérité des œuvres.

RS: Oui, c’est ça. Et quelqu’un m’a dit sur le stand de ST-ART que c’était de l’« art honnête »; et j’ai beaucoup aimé cette formulation, et je me la suis appropriée. Il y a quelque chose comme ça. Pourquoi ils font ce qu’ils font ?, on en sait rien ; il y a sans doute une raison pour eux, il y a une nécessité, mais ce qui est certain c’est qu’ils ne le font pas pour nous.

LM: Oui

RS: Et ça, ça change tout, en fait. Ça change tout dans la liberté de créer, dans la créativité, ce n’est pas conditionné par une réception sociale.

LM: Exactement. Mais justement, ça peut créer une tension, parce que dans toute l’histoire de l’art, l’artiste, c’est celui qui montre son travail, qui veut être reconnu, validé, et là on a l’exact opposé. On reconnaît un art chez des personnes qui ne déclarent pas forcément comme artistes au départ.

RS: C’est difficile à imaginer. En tout cas, ce qui est clair, c’est que pour la majorité des artistes brut, il n’y a pas de volonté de plaire, même si certains se rendent compte que certaines œuvres plaisent, et puis, sur le Marché de l’art, c’est un peu la même chose. Les gens qui s’intéressent à l’art brut, ce sont souvent des gens qui s’intéressent à la quintessence de l’art, et il y a beaucoup de grands collectionneurs, dans le monde, qui ont de l’art brut dans leurs collections, parce que je crois que ça ajoute quelque chose ; et cependant, il n’y a pas de spéculation. Bien entendu que la rareté des pièces fait que les prix augmentent de manière mécanique, sauf qu’elles n’augmentent pas comme dans l’art contemporain. Vous ne pouvez pas faire un pari en achetant un Aloïse corbaz en vous disant que vous allez multiplier par 4 son prix. Ce qui va faire le prix du Marché, c’est la rareté des pièces, en fait, et la beauté, bien entendu. Mais il n’y a pas de spéculation. Et ça fait aussi l’intérêt de l’art brut. On peut collectionner de l’art brut en ayant des revenus modestes. Les pièces d’art brut les plus chères, elles sont à quelque centaines de milliers d’Euro.

Aloïse Corbaz, Dessin aux crayons de couleur aquarellé sur papier, 60 x 42,5 cm, Galerie J.P Ritsh-Fisch, Strasbourg

LM: Et quels sont vos artistes brut préférés ?

RS: C’est une question extrêmement difficile. Mais j’aime bien Madge Gill, aussi Henry Darger, et puis Adolf Wölfli. Et il y a quand même un artiste qui me touche particulièrement et peut-être que je place dans mon Panthéon, au sommet, c’est Carlo Zinelli, qui est un artiste exceptionnel, et qui me renvoie à la question de la mythologie personnelle. Au niveau esthétique, composition, c’est absolument somptueux, et il vous raconte des histoires incroyables.

Madge Gill, sans titre, sans date, encre de Chine sur carton léger, 18 x 22.7 cm © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne
Madge Gill, sans titre, sans date, encre de Chine sur calicot, 213 x 86,5 cm, © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne

 

Adolf Wölfli, dessin, Galerie J.P Ritsh-Fisch, Strasbourg
Adolf Wölfli, “La salle de bal de Saint Adolf”, 1916 et 1919, mine de plomb et crayon de couleur sur papier, 100 x 63 cm, © crédit photographique Collection de l’Art Brut, Lausanne

 

Carlo Zinelli, sans titre, 1968, gouache sur papier, 50 x 70 cm, Galerie Christian Berst

 

Carlo Zinelli, sans titre, 1967, gouache et graphite sur papier, 50 x 70 cm, Galerie Christian Berst

LM: Ah oui, d’accord. Et j’aimerais être précis sur la date ; quand avez-vous repris la Galerie Ritsh-Fisch ?

RS: En septembre 2022.

LM: Ah oui d’accord, c’est tout frais ! Alors bonne continuation !

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


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