Entretien avec Vincent Mauger #1

Léon Mychkine : Bonjour Vincent Mauger, alors, votre œuvre m’intéresse, d’autant plus quand je lis ce que vous avez écrit dans votre press-book, à savoir : « Ma démarche s’articule autour d’une problématique centrée sur la recherche de matérialisation, de concrétisation de ce que serait un espace mental. » Alors, qu’est-ce que c’est, pour vous, un espace mental ? Comment voyez-vous cette matérialisation à l’œuvre ?

Vincent Mauger : Ça fait un moment que j’ai écrit ce texte, et depuis, ma démarche a un peu évolué, mais à l’époque j’ai commencé à réaliser des pièces, des premières installations que j’ai faites, c’étaient surtout en réaction avec un espace dans lequel j’avais un vécu. C’était une confrontation avec l’espace réel et la matérialisation d’une perception liée à cet espace. [À l’époque, la première pièce que j’ai réalisée dans cet état d’esprit était une installation faisant écho à l’espace dans lequel je vivais. Une pièce vide emplie d’ombres projetées réalisée à partir de papier photosensible utilisé pour les plans d’architecture. C’était une confrontation avec l’espace réel de la pièce où je vivais et la matérialisation de ma perception, du vécu lié à cet espace.]

Vincent Mauger, Installation chambre, 1999, photo de l’artiste

LM : Vous dites que vous avez un peu évolué, par rapport à cette question de l’espace mental, ça veut dire que vous vous êtes éloigné de cette intention ?

VM : Ça a changé à partir du moment où j’ai commencé à exposer dans des espaces que je ne connaissais pas, dans lesquels je n’avais pas vécu. C’est devenu davantage une confrontation entre l’architecture réelle de l’espace et chercher à ouvrir cet espace vers un ailleurs, soit par des représentations stylisées de paysages, comme des concrétisations-dématérialisations de paysages virtuels à l’intérieur d’un espace réel. C’était un jeu comme ça, qui cherchait à créer, dans un lieu fermé, des représentations d’un système de construction paysager infini ; et ça c’est essentiellement pour les pièces en briques alvéolées. C’est comme une trame, sur laquelle le public se déplace, et qui s’apparente aux grilles de paysages virtuels, de paysages filaires. [Dès lors, il était davantage question de superposer les espaces réels avec leurs représentations afin de les confronter. Ceci dit, cela n’est pas très éloigné de mes premières préoccupations vis-à-vis de la relation entre espace physique et espace mental mais sous un angle différent. Cela rejoint aussi les questions de représentation de l’espace architectural et du paysage qui parcourent une grande partie de l’histoire de l’art et des représentations crées par l’homme à la Renaissance puis aujourd’hui avec les représentations 3D et les espaces virtuels. C’est aussi un jeu d’aller-retour entre architecture liée aux espaces clos et les espaces ouverts des paysages naturels. Maintenant j’opère souvent un glissement de l’un à l’autre, je produis concrètement à l’échelle 1 des représentations de paysage en appliquant à la fois des codes de représentation propres à l’architecture et des techniques de construction liées au bâtiment. Je renverse la situation en construisant des paysages dans des espaces intérieurs plaçant ainsi l’architecture en arrière-plan. L’architecture devient le paysage du paysage. Il s’agit aussi d’un jeu de construction, modulable à l’infini. La trame obtenue avec les matériaux alvéolaires tels que les briques ou les parpaings, s’apparente aux grilles des paysages virtuels, des représentations filaires sur laquelle le public peut se déplacer physiquement.]

LM : De paysages pardon ?

VM : De paysages filaires, en 3D 

LM : Ah oui!, d’accord. Par exemple, c’est une œuvre comme Sans-titre 2012, à la Maréchalerie ?

Vinent Mauger, sans titre, 2012, Installation in situ, hauteur de briques de 1,20m, surface au sol environ 120 m2. Présentation lors de l’exposition personnelle ‘Super Asymmetry‘ au Centre d’Art de la Maréchalerie, à Versailles. Œuvre produite et réalisée avec la participation de la briqueterie Bouyer-Leroux (la Séguinière). Crédit photographique, Aurélien Mole.

VM : Oui

LM : C’est impressionnant, cette technique que vous avez, comme ça, de faire apparaître et disparaître la matière. Par exemple, dans ce cas-là, vous avez donc installé de la brique, et vous taillez dedans avec une scie électrique ?

VM : Ce sont des pièces assez longues à préparer, parce qu’il faut gérer tout le matériel, par exemple rien que sur le fait d’obtenir des briques. Il n’y a pas des budgets énormes, donc ce sont des prêts, des partenariats négociés avec les entreprises. [Les principes de réalisation sont effectivement rudimentaires et manuels par l’intermédiaire de la découpe pièce par pièce avec des outils électroportatifs. Ensuite, il faut aussi avoir anticiper le réemploi ou le recyclage des matériaux à la fin de l’exposition.]

LM : Ah oui !

VM : Il faut bien envisager la solution du démontage. Et cette pièce-là, comme c’était à la Maréchalerie, qui est aussi un centre d’art au sein de l’école d’architecture, des étudiants ont pu aider à la mise en place, pour la manutention, et la découpe. Ce qui est long, aussi, c’est de faire le pourtour des pièces, pour qu’on ait vraiment l’impression que la grille continue, qu’elle est presque virtuelle. Et c’est découpé pièce par pièce, en fait. Et les éléments sont numérotés, c’est comme un puzzle.

LM : C’est impressionnant comme travail… Ce qui me frappe dans votre travail, c’est que la plupart des matériaux que vous utilisez, à part votre pièce en aluminium (2016), sont des matériaux pauvres; briques, parpaings, casiers en plastique… et vous en faites quelque chose de tout à fait sublimé. Alors, est-ce un choix, au départ, que de travailler un matériau pauvre ?

VM : En fait, je préfère partir d’un matériau qui n’a pas de qualité plastique évidente, et dont on ne perçoit pas l’intérêt esthétique a priori, plutôt que de passer par un matériau qui est déjà identifié comme beau, ou riche. L’enjeu est plus intéressant et c’est aussi plus surprenant. Cela permet d’avoir moins de scrupule à le tailler, à le découper, à le maltraiter. Et puis il y a aussi conceptuellement quelque chose qui m’intéresse, de partir de brique ou de parpaing, qui sont extraits du sol, pour reformer des paysages. Il y a un côté presque absurde de faire revenir le matériau dans un état de paysage.

LM : D’accord. Donc, par exemple, Sans titre, 2008, avec les parpaings, c’est un paysage ?

Vincent Mauger, sans titre, 2008, Installation in situ, surface au sol environ 300 m2, parpaings. Présentation lors de la Biennale de Seine Saint-Denis “Art Grandeur Nature”, exposition “La spécificité des sols” aux Instants Chavirés. Crédit photographique, V Mauger.

VM : Oui, ça s’apparente à une forme de paysage. On ne sait si on est face à un agrandissement ou à une réduction, mais c’est une surface qu’on arpente.

LM : Oui, parce que les gens peuvent se promener sur ces parpaings, évidemment ?

VM : Oui.

LM : Donc c’est un peu immersif, comme on dit, sauf que ce n’est pas virtuel.

VM : Oui. L’idée, c’est vraiment de faire des espaces, un lieu qu’on parcourt, dont on expérimente les poins de vue.

LM : Et avant vos réalisations, vous préparez, vous faites des dessins, ou vous travaillez à l’intuition ?

VM : Pour présenter un projet, il faut des images, mais il faut surtout évaluer la quantité de matériau, mais une fois sur place, c’est plus la composition qui est assez longue en terme de montage. Par exemple, la pièce en parpaings, c’était un mois sur place. Ce que je préfère, c’est vraiment partir d’un principe, comme une règle du jeu, et ensuite, essayer de l’exploiter au maximum, pour donner une proposition qui est une forme de démonstration faite à partir du système. Et comme c’est une forme de jeu de construction dans lequel le spectateur puisse imaginer de poursuivre ou modifier la configuration. Donc c’est une configuration possible, mais il y en a d’autres qui seraient tout aussi intéressantes. [Je ne réalise pas de plan préétabli, je défini des modules et des principes d’assemblages ou de construction, l’installation et les volumes sont ensuite conçus sur place, sur des principes qui s’apparentent à une règle du jeu que j’ai conçu en amont.]

LM : D’accord. Et par exemple, la sculpture isolée, comme Sans-titre, 2015, ce serait quoi ? Un fragment de paysage ou une sculpture à part entière ?

Vincent Mauger, Sans titre,2015, sculpture, 1,7 x 1,7 x 1,7 m, tubes pvc. Présentation lors de la manifestation “l’Art au fil de la Rance”, Plouër sur Rance. (Crédit photographique V Mauger)

VM : Ça apparaît comme une sculpture autonome, mais c’est aussi un jeu avec un matériau.

LM : Ce qui me frappe aussi, dans votre œuvre, c’est que dans certaines pièces il y a un côté un peu menaçant, agressif, vous voyez ?

VM : Sur certaines pièces en extérieur, oui.

LM : Comme par exemple sur l’installation en parpaings, ou “Les Injonctions paradoxales” [voir Partie 2], ou les briques, on se dit que si on touche à certains endroits, on va se couper. C’est voulu ?

VM : Pour moi, ce sont comme des charpentes ou des squelettes, des ossatures de paysage, ou de surface. Après, il y a un côté aride, comme un paysage désertique. Tandis que les formes en bois, qui sont plus des sculptures autonomes, ça m’intéresse qu’elles aient un aspect menaçant et à la fois séduisant ; que ce soit presque des objets guerriers posés dans le paysage ; qu’on ne sache pas trop comment se situer par rapport à ces formes, [les qualifier entre offensif ou défensif.]

LM : Et Sans titre, en aluminium (2016), elle a un côté plus lisse, plus arbre… un peu non ?

VM : C’est une forme qui circule entre des poteaux. Ça a été l’objet d’une commande publique, pour un IUT d’informatique. Donc là c’était l’idée d’un flux de matérialisation d’un flux de données qui circule.

LM : À regarder votre travail, on voit que vous cherchez une propre identité de la matière, à partir de là, si on se dit « tiens !, ce sont des arbres », ce n’est pas ce que vous recherchez, on est d’accord ?

VM : Oui, je ne cherche pas à représenter quelque chose de de précis, c’est plus chercher à faire naître des images [plurielles et ambivalentes] dans l’esprit de celui qui regarde. C’est aussi la démonstration d’un principe de construction.

LM : Et il y a “un côté prolifération” chez vous, non ?

VM : Oui. C’est un système de construction qui est mis en place, il faut qu’il ait une certaine envergure pour prendre du sens, et pour qu’on puisse, en le regardant, le poursuivre encore plus loin. S’il est trop limité, on ne peut pas en envisager le développement possible.

LM : C’est vrai qu’à regarder certaines de vos structures, on se dit que ça pourrait durer longtemps cette histoire, ça pourrait s’étendre très loin.

VM : Oui, c’est ce que je cherche, c’est que ce soit presque un échantillon, d’une pièce possiblement plus grande.

LM : Et puis il y a aussi un “côté parasitaire” dans certaines pièces, comme celle sur la façade du Musée Joseph Denais à Beaufort en Vallée, avec ces grosses structures qui pendent depuis le toit.

Vincent Mauger, Sans titre, 2016, Installation, polystyrène et chaînes en acier. Présentation lors de l’exposition “La géométrie des pierres” au Musée Joseph Denais à Beaufort en Vallée. Crédit photographique, V Mauger.

VM : Oui. Par rapport aux architectures, j’aime bien aussi intervenir en contrepoint, qu’il y ait quelque chose d’étrange qui se crée, qu’à la fois ça serve la lecture de l’architecture, et qu’en même temps, ça bouleverse notre point de vue sur l’architecture.

LM : Et les chaînes, vous ne pouviez pas les éviter ?

VM : Je voulais qu’il y ait un côté barbare, par rapport au côté précieux de la façade ; que ça fasse en même temps des espèces de bijoux primitifs accrochés sur la façade rococo.

LM : Oui, elle est belle cette façade, elle est chic ; elle est étonnante. Et, plus généralement, quand je regarde vos pièces, je constate qu’il y a beaucoup de matériau pauvre, et, même si vous ne devez pas vous en revendiquer, on peut penser à l’Arte Povera. Il y a une filiation, entre la pauvreté de vos matériaux, ou pas du tout ?

VM : J’aimais beaucoup Calzolari [Pier Paolo]. J’ai bien sûr été influencé par de nombreux courants artistiques tels que l’art minimal, la nouvelle sculpture anglaise mais l’Arte Povera a occupé une place importante lorsque j’étais étudiant. J’ai commencé par exemple, par créer des objets recouverts de sel, où l’objet disparaissait sous une couche de sel, paradoxalement sa disparition produisait l’apparition d’une coloration rouille, à la surface de l’enveloppe de sel. Ou bien des dessins en limaille de fer, dans des bassines remplies d’eau, qui disparaissaient. C’était déjà des formes de virtualisation à partir d’éléments concrets.

 

Entretien téléphonique retranscrit et mis en forme par Léon Mychkine. Toutes les phrases entre crochets ont été ajoutées après relecture par V. Mauger.