Léon Mychkine : je souhaitais m’entretenir avec toi par rapport à ta pièce vidéo à Oiron.
Ali Tnani : Oui
M : Donc, on pouvait voir à Oiron une pièce avec un écran au sol, avec des images qui changeaient régulièrement, et la question déjà c’était « d’où viennent ces images ? »
T : Alors, ce sont des images générées par un programme que j’ai écrit, qui est basé sur un autre logiciel d’écoute, de flux de données, qui passe sur un réseau WIFI. Dans mon cas, c’était mon réseau WIFI. Et donc j’ai enregistré, au fur et à mesure, ces flux. Ça venait essentiellement d’indications ordinaires, et aussi de Skype, peut-être, dans une autre pièce. En tous les cas, il y avait toutes les variations de la nature du flux. C’est à la base en fait du texte, qui est compressé, une sorte de palimpseste en fait du texte, qui fait qu’on obtient du noir, avec des vides, ce sont des blancs. Quand on regarde sur le logiciel, sur le code lui-même, on voit du texte passer, et on voit aussi des blancs. Qu’est-ce qui se passe ? C’est une machine qui envoie à une autre machine, une adresse IP (http://r-s-g.org/carnivore/), elle lui envoie un “paquet”. Parfois il y a des paquets qui sont vides. Par exemple, il y a juste la lettre « e », ou un signe. Il y a un flux de données encodées. À la base, ce logiciel était utilisé par le gouvernement américain, pour l’écoute, mais des années après, en fait, un groupe d’artistes a permis à d’autres artistes d’écouter nos réseaux.
M : Donc le logiciel dont tu te sers il a été mis en place au départ par qui ? L’armée américaine ? La CIA? La NSA? » [en fait, le FBI. Voir le lien http://www.medienkunstnetz.de/works/carnivore/]
T : C’était vraiment un logiciel d’écoute des réseaux WIFI. Donc moi j’utilise mon routeur, mais si on le met sur un routeur beaucoup plus large, c’est-à-dire une ville entière, ou un quartier entier, eh bien ! on peut écouter tout ce qui se passe à travers ce réseau. Ça permet de comprendre un peu comment s’effectue la surveillance, mais ce n’est pas le point sur lequel je me concentre, en fait. Ce n’est qu’un outil, le code n’est pas l’oeuvre. Le code, c’est l’outil ; après, l’oeuvre, c’est autre chose. Ici, en fait, il y a deux choses. Il y a le titre [i.e., ‘No posts to show’], et c’était une expérience sur Facebook où j’ai arrêté de suivre tout le monde, et d’une manière expérimentale. Donc j’obtenais un fond gris, et des informations. Et ça permet aussi de voir comment fonctionne l’algorithme de Facebook, par exemple. Et il y a les fenêtres blanches, qu’on voit en fait quand il y a des ‘posts’. Il essaie [le logiciel] de s’afficher, mais comme il n’y a pas de source, comme il n’y a pas d’amis qui t’envoient, tu ne suis personne, donc forcément, le logiciel continue à fonctionner sans aucune source. Donc ce qui s’affiche, en fait, c’est ‘No posts to show. Find friends’. « Pas de ‘posts’ à afficher. Trouver des amis ». D’où le titre. C’était parti de cette idée là, en fait, d’écouter un bruit ; parce que ce qui s’affichait c’était une sorte de bruit, pour moi, en fait. Dès l’instant où le blanc s’affiche en quelques secondes, en une seconde il disparaît chaque fois qu’il essaie de chercher du flux, mais il n’y en a pas ; c’était un peu ça, d’une part, et d’une autre part c’est le texte et le palimpseste, et l’idée c’était d’obtenir un écran noir, ou disons un écran saturé, d’informations, et donc ce que j’obtenais justement c’était ce balayage en fait de noir, intercalé par des blancs. Et en fait quand j’ai travaillé, c’était en temps réel. Mais en fait, j’ai enregistré des extraits, que je plaçais en fichiers. Après, ce n’est pas vraiment un montage, c’est juste un ordre que j’ai donné comme ça, presque aléatoire.
M : Donc, si je me souviens bien, à Oiron, il n’y a que des images noires, non ?
T : Oui, en fait, à la base, c’est ce que je voulais, un écran saturé. Mais comme il y a du flux, donc le flux lui ne peut être que discontinu. Ça ne peut pas être un noir continu.
M : On est d’accord que quand on ne peut pas atteindre une image encodée ou du texte encodé, on a donc tous ces rectangles de couleurs qui s’affichent, d’ailleurs c’est très beau, mais donc, tu as choisis de ne prendre principalement que le noir ?
T : Non, en fait, tout simplement parce que le texte est en noir sur un fond blanc. Donc c’est un choix basique, même si j’ai une préférence en général dans mes dessins pour le gris, le noir, etc.
M : Donc au départ tu cherches du texte ?
T : En fait c’est du texte, mais “encastré”, qui est celui que l’écran choisit. Et donc quand tu mets tout ça, tu vois un peu le texte, avec cette vitesse un peu rapide, de l’image par seconde (le ‘framerate’), donc du coup, on a ce résultat. La seule chose que l’on peut voir clairement, c’est le contenu du site Web HTML, c’est-à-dire des textes ; qu’on peut publier sur son site, on peut voir le texte non encodé, mais tout le reste est encodé. Donc cette vidéo c’est un peu le négatif de ce qu’est le flux, le flux ordinaire sur Internet. C’était vraiment un travail expérimental, qui m’a surpris même moi-même. Et le code est simple. Il y a Carnivore, qui est justement ce logiciel de surveillance, et deux-trois lignes [i.e. de code], qui mettent toutes ces informations dans l’espace de l’écran.
M : D’accord. Et donc, quand on voyait ces images noir, comme ça, changer, éventuellement on pouvait penser au monochrome, à la peinture en tant que monochrome, ça n’a aucun rapport ?
T : Non, franchement, non. Si en dessin je fais du gris, c’est que le gris c’est un peu, pour moi, la poussière, une histoire de deuil en fait.
M : D’accord.
T : La dernière fois on a un parlé de cette expérience Facebook, et de l’attention, de l’économie de l’attention. Et je pense que c’est un thème aussi important.
M : Donc, tu veux dire quoi par là ?
T : L’économie de l’attention, c’est un livre d’Yves Citton.1 En fait l’idée c’est que notre économie n’est plus une économie de production, mais d’attention. Les réseaux sociaux annoncent déjà ça. On regarde sur Facebook, sur Twitter, sur Instagram. C’est comme du temps que l’on vous prend. C’est un capital, l’attention.
M : Oui, oui.
T : Et donc du coup on est attiré à la fois par les ‘posts’ de nos amis, ceux qu’on suit, pour différentes raisons, mais du coup on nous balance des pubs, on nous entraîne à faire attention à tout, à tout ce qui défile sur les ‘timeline’.
M : Donc, quand tu montres tes images, tu dis des « palimpsestes », des images un peu noires, striées, qu’est-ce que tu veux montrer par là ?
T : Ben justement, l’idée du négatif m’intéresse ; le négatif de cette économie. Voir un peu, écouter en fait ce bruit de fond, qui est généré par ce flux, qui, d’une manière générale, prend du temps de cerveau humain.
M : D’accord
T : Donc en faisant ça, en fait, on est hypnotisé, quand on voit le travail, par ce flux, mais c’est un peu comme si on écoutait ce bruit de fond.
M : D’accord
T : Par ce flux créé par les réseaux sociaux. C’est une manière un peu de faire écouter l’inaudible, en fait.
M : D’accord,
T : qu’on n’entend pas, mais là en fait on entend le négatif comme le positif. On comprend le positif, on comprend le message, mais j’ai un rapport très très fort avec mon inconscient, et ce message inaudible, en fait, il passe quand même, donc c’est un travail sur cet inaudible, sur ce bruit de fond [qui a un rapport avec une citation de Michel Serres2]. Je crois qu’il y a un rapport à la musique
M : Ah oui ?
T : Tout le monde me dit qu’il y a de la musique dedans, mais s’il y a de la musique, c’est dans ce sens [de la citation de Serres]. Et puis il y a l’idée d’Écho et de Narcisse, c’est l’idée du miroir, l’idée de la reproduction de l’écran.3 Donc c’est un peu ça, cet objet, écran : il est en écho, dans le miroir, de Narcisse, ou quelque chose comme ça. Au départ c’était un projet. L’idée, c’était d’avoir des miroirs, un écran au sol, mais en fait à partir d’écrans que je fabrique avec du papier carbone, et d’écran lumineux. C’est un peu comme une sorte d’écran archaïque.
M : Ah oui ?
T : Une forme archaïque de l’écran, où on mettait du papier carbone sur une table lumineuse. On imprimait du texte, du flux venant d’Internet. Je n’ai pas réalisé ce projet avec des miroirs, avec un grand ventilateur, du type data center. En fait, ce que je présente à Oiron, c’est mon édition d’artiste, et elle reste ouverte, comme une œuvre ouverte. Le miroir, ça c’était l’idée géniale de Marie Cantos [i.e., la vidéo de Tnani était disposée dans une pièce sombre aux murs de laquelle étaient disposés des miroirs], la co-commissaire de l’expo, qui a choisi ce lieu. Au départ, l’oeuvre que je voulais faire s’appelait ‘Écho’, justement. Mais je pense que cette version est définitive. Je suis satisfait de cette version.
M : D’accord
Notes
1. Yves Citton, L’économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, 2014, La Découverte, Paris,
2. [Note de Tnani] L’écoute serait selon Michel Serres « la détection d’un signal parmi le bruit de fond. Gommer le signal (donc le signe et tout ce qui suit) […] revient, physiquement, à simuler le bruit de fond (et de nouveau la musique est une physique), la simulation du langage des choses : soit à livrer tout bruit en clair ce que les prédécesseurs indiquaient obscurément, à livrer le négatif et les conditions de l’écoute, à faire entendre l’inouïe de l’ouïe, la musique de la musique, un langage qui parle de soi, ce dont tout silence est peuplé » (Michel Serres, Hermes II, L’interférence, 1972, Les Éditions de Minuit, Paris, p.190).
3. [Note de Tnani] À-propos de Narcisse et d’Écho : « Dédaignée, elle se cache dans les bois et voile de feuillages son visage couvert de honte, et depuis ce jour elle vit dans des antres solitaires. Et, cependant, son amour est tenace et s’accroît de l’amertume du refus. Les soucis qui hantent ses veilles rongent son corps pitoyable. La maigreur plisse sa peau, toute l’essence même de son corps se dissipe dans les airs. Il ne lui reste que la voix et les os. La voix est intacte. Les os, dit-on, ont pris l’apparence de la pierre. Aussi se cache-t-elle dans les forêts et ne la voit-on dans aucune montagne. Mais elle est entendue de tous ; c’est le son qui est encore vivant en elle ». Edith Fournier, citant Ovide dans l’avant-propos du recueil Les Os d’Écho, Samuel Beckett,2002, Les Éditions Minuit, Paris.
Léon Mychkine