ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Et si c’était Sonia Delaunay-Terk qui avait “inventé” le pur art abstrait ? (Via Kandinsky)

Il est écrit, dans le marbre mou de l’Histoire de l’art moderne, que c’est Kandinksy qui aurait  “inventé” l’art abstrait, avec sa “Composition” (1913) antidatée 1911 par ses soins… No comment. Soit. Cependant, aux yeux d’un peintre tel Barnett Newman, Kandinsky n’a jamais produit d’œuvres proprement abstraites, puisque nous pouvons reconnaitre dans ses tableaux des formes naturelles… Problème. Et sur ce point, on peut penser que Newman avait raison. À l’inverse, que penser de ces “Études de lumière, boulevard Saint-Michel”, par Sonia Delaunay-Terk (née Sara Illinichtera Stern, le Gradizhsk, Ukraine) ? Si l’on pouvait convoquer Newman à l’instant, nous brûlerions de lui demander : « Cette étude, d’après vous, peut-elle être considérée comme abstraite ? » Gageant qu’il répondrait premièrement que l’on ne peut rien reconnaître ici de naturel, il abonderait secondement dans le sens indiqué : Il s’agit d’une œuvre abstraite. (Je ne parle pas à la place de Newman, bien que, dans un épisode fictif de la critique d’art, pourquoi pas ?). Mettant sous les yeux de Newman cette étude, on attendrait la réponse. Newman, quelque peu renfrogné (car il est patriote et l’Europe l’a de trop fatigué avec ses antiennes), finit par lâcher : « Oui.» Et nous toperions-là, car que dire d’autre ? Soit (le t est tonique), le titre nous invite à nous en référer à quelque chose de pourtant bien réel : des lumières sur le boulevard germanopratin. Mais on peut se demander de quelles lumières il s’agit ? D’où viennent-elles ? Quelles en sont leur nature ? Et nous sommes en 1913. Dans le marbre mou de l’histoire de l’art, on érige des artistes en géants, et il le restent ad vitam æternam. Mais, par exemple, en guise de “géant”, que fait ce bon vieux Monet en 1913 ? Il fait “du Monet”, façon Monet tardif.   

Claude Monet, “Les Hémérocalles”(1914-1917), toile (peinture à l’huile), 150 X 140.5 cm, Musée Marmottan Monet, Paris

Franchement, ça ne dit plus grand-chose. C’est même non loin d’être laid. Un historien d’art ne  pourrait pas écrire cela, mais un critique d’art, si. La critique d’art n’est pas faite pour repasser les  plats, ni pour ne jamais questionner la qualité des marchandises, quand bien même issues des plus hauts prestiges et lignées. Si elle n’est pas capable de faire cela, elle est recalée aux tâches ancillaires. Or la liberté ne sert qu’elle-même. À bon entendeur. Donc, “Les Hémorocalles”, c’est sans intérêt, surtout si l’on remet en parallèle les “Études de lumière, boulevard Saint-Michel” de Delaunay-Terk. J’ai envie, depuis que j’y pense, de déclarer que l’art abstrait, contemporain, ce n’est pas Kandinsky qui l’a inventé, c’est Sara Illinichtera Stern. On peut penser que c’est Turner qui l’avait inventé, mais Turner partait de la réalité, ce qui n’est pas le cas de Delaunay dans les œuvres ici pointées, dont celle-ci, qui n’a rien à voir avec Turner, ni avec Monet, ou else :

Sonia Delaunay, Sans titre, 1931, œuvre sur papier, gouache, aquarelle, 45 x 40 cm, Galerie Orlando Zurich

Nous ne sommes pas chez Kenneth Noland, ni chez Morris Louis (“Split Spectrum”, 1961), mais chez Sonia Delaunay 1931. Vous lisez bien. 1931. Je ne connais pas la vie de Sonia, mais ce que je crois, c’est que cette peinture, est absolument incroyable. Évidemment, il s’agit d’une femme, donc, concernant cette incursion dans le pur abstrait, c’est passé sous les radars. Ce tableau, si je me place du côté de Newman (je l’emprunte pour l’argument), écrase Kandinsky qui, en quelque sorte, reste dans le décoratif, l’allusif, le référentiel, l’organique, tandis que ce Sans titre de 1931, ma foi, essayez donc de l’adjoindre au monde réel… Ça ne va pas être facile. Dans un article d’Artforum  (Spring 1972), Rose-Carol Washton Long rappelle déjà qu’  

Il n’est donc pas étonnant que l’un des biographes [i.e., W. Grohmann, “Wassily Kandinsky,” Der Cicerone, XVI, 9, 1924] de Kandinsky, confronté à la description des peintures de la période 1911-1913, ait écrit en 1924 : « On croit voir dans les œuvres de 1911-1913 des légumes, des formes météorologiques, des restes d’arbres, de l’eau, du brouillard, mais en se concentrant attentivement, on est capable de faire disparaître ces figures de notre imagination.»

Comme quoi il n’y eut pas que Newman pour constater du paréidolique chez Kandinsky… Moralité : Vive Sonia !

En Une : Sonia Delaunay, circa 1912