Callahan, parfois, il fait du figuratif, parfois de l’abstrait, et parfois

On serait tenté, peut-être, de dire qu’il s’agit là d’un motif abstrait. Et puis, une autre question surgit : De quoi s’agit-il ?, « quoi » visant ici la matière de ce qui se donne à voir sur la surface blanche. On pense à des brins d’herbe, mais tout est dénué de relief… Alors on pense à des traits faits au feutre… Deux hypothèses. On pourrait certainement en produire d’autres. Reste donc le mystère blanc ; oui, comme une page blanche de l’interprétation. (Je reprends, après le 23 juin 2023, cet article) : Je n’ai toujours aucune idée de ce dont il s’agit. Et j’attire de nouveau l’attention du lecteur sur ce résultat assez inattendu : Nous ne savons pas du tout de quoi il s’agit. Ce ne sont pas des “traits” faits main. Callahan est “tombé” sur des brins dont l’origine matériale est inconnue, et, involontairement ou non, il les a disposés ainsi, et a shooté. Agissant ainsi, intentionnellement ou pas, il nous a laissés interlopes ad infinitum. Bon !, vous allez vous dire : « Quel foin pour si peu !» Et d’ajouter : « du foin bien noir par ailleurs !…». Mais ce n’est pas du foin. Qu’est-ce que c’est ? Je ne sais toujours pas. Et je serais tenté de dire, qu’en art contemporain, et pour la première fois dans l’Histoire (majuscule de Sire constance) de l’art, nous avons eu affaire à de nombreuses œuvres dont nous ne pouvons qu’ignorer la nature profonde, à savoir : « De quoi cela est-il fait ? » Et c’est bien une nouveauté dans l’art, soit celle de n’avoir absolument aucune idée de quoi est constituée l’œuvre. Jadis, il y avait moins de difficultés à déterminer de tels facteurs. Mais ici, et grâce, ou à cause, ou en raison de l’individualisation singulière de l’objet en tant que singleton : a = {a}, non-identifiabilité et interdit sont redoublés.
Ce jour, dimanche 30 novembre 2025, je reprends une recherche rapide sur Callahan, et “tombe” sur l’image ci-dessous :

Le titre nous dit : “Silhouette de buildings”. Mais peut-on l’accréditer ? Je veux dire : vous avez des yeux, supposé-je, donc regardez le découpage des formes — que l’on dirait aux ciseaux — ce blanc, ce noir, ces fentes noires dans le blanc, ces ronds blancs dans le noir… Comment cela se “fait”-il ? Nous sentons-là une sorte de suspens, qui revient encore une fois au même constat indéterminé lié à la première image en début d’article : Que voyons-nous ?
En 1941 Callahan a rejoint un club de photographie. La même année, Anselm Adams y est invité. Adams leur parle, notamment de Stieglitz, dont Callahan n’avait jamais entendu parler, et puis Adams emmène les membres du club en week-end. Durant celui-ci, Adams leur montre notamment quelques unes de ses propres photographies. Et c’est en regardant certaines de ses photos qu’il se passe quelque chose dans l’esprit de Callahan, comme, c’est le cas de le dire, un déclic :
Et il avait des photos que je considérais comme de la photographie. Des tons et des textures magnifiques. Je ne crois pas que les photos considérées comme ses meilleures soient celles qui m’ont vraiment enthousiasmées. C’étaient les gros plans, au ras du sol. À partir de ce moment-là, j’ai eu l’impression de pouvoir tout photographier. Je n’avais pas besoin d’aller à Yellowstone ou au Grand Canyon. Je pouvais photographier une empreinte de pas dans le sable, et elle ressemblerait à une dune. C’était sans doute l’expérience la plus libératrice qui me soit jamais arrivée. Dès lors, même sans avoir réalisé de photo, je me suis pris pour un grand artiste […] Je n’avais pas l’impression d’être obligé d’aller photographier ce magnifique paysage. Il l’avait déjà fait. Je pouvais photographier n’importe quoi autour de moi. (In Barbara Diamonstein, Visions and Images. American Photographers on Photography, Rizzoli New York, 1981-82).
Évidemment, la chute de la citation dénote un trait d’humour chez Callahan. Il n’empêche qu’en quelques lignes apparaissent des éléments décisifs. La vision de certaines photographies d’Adams, par Callahan, ouvre son champ iconologique. Du point de vue du processus créatif, il est très intéressant de constater que Callahan, s’il admire évidemment le travail d’Adams, va prendre, en grande partie, le contre-pied des objets de son admiration. Et rappelons que Callahan a commencé la photographie en 1938 ! C’est-à-dire qu’en trois ans de pratique, ce qui n’est rien du tout, du point de vue rationnel quant au parcours classiquement temporel d’un artiste, face à Anselm Adams, qui, légitimement, fait figure d’autorité (sa première photographie fut publiée en 1927, soit “Monolith, The of Hald Dome”, peu avant, la même année, la parution de son premier Portfolio, Parmelian Prints of the High Sierras, composé de 18 tirages argentiques. La publication de ce portfolio constitua une Première dans le monde de la photographie), en trois ans donc, face à Adams, Callahan n’est pas écrasé, inhibé, mais libéré. Et de très nombreuses photographies de Callahan se tiendront dans un équilibre indécidable entre représentation du réel et incapacité à valider ce réel-même. Ce qui nous conduit à adopter une position agnostique en la matière, c’est-à-dire de “croire” qu’il y a là, en telle ou telle photographie, quelque chose mais dont nous ne savons rien ; et c’est ce non-savoir qui, plutôt que d’affirmer quelque chose sans être à même de le prouver, conduit à une position non-évidentialiste.
Rappel (ou information) :
[…] l’évidentialisme est une conception des conditions dans lesquelles une personne est épistémiquement justifiée d’adopter une attitude doxastique envers une proposition. Elle soutient que ce type de fait épistémique est entièrement déterminé par les preuves dont dispose la personne. Dans sa forme fondamentale, l’évidentialisme est donc une thèse de survenance selon laquelle les faits relatifs à la justification ou non d’une personne à croire une proposition surviennent sur les faits décrivant les preuves dont dispose cette personne. (Earl Conee, Richard Feldman, Evidentialism. Essays in Epistemology, Clarendon Press, Oxford, 2004)
Tel nombre d’œuvres d’art sont évidentielles, on ne peut pas douter de ce que l’on voit ; d’autres sont non-évidentielles, telles les deux images approchées ci-avant. Autrement dit, Callahan a injecté dans le medium photographique une dose d’incertitude (comme on dirait en science relativement à la désignation, à l’instant t, de l’élément étudié en tant que particule ou onde. Il s’agit d’un parallèle poétique, bien entendu, mais c’est pour aider à saisir l’idée de ce que recouvre l’expression non-évidentielle).
Au fait, que serait une photographie évidentielle ?
Ceci, p.ex :

Réponse (peut-être) à la question (première photo) : « De quoi cela est-il fait ? »
D: What were your first photographs?
C: The first ones, strangely, were photographs of grasses, and then reeds in the water
En Une : Harry Callahan, Multiple Exposure Tree, Chicago, 1956, gelatin silver print, image, 6 1/4 x 6 1/8″, paper, 10 x 8″ © The Estate of Harry Callahan
Harry Callahan. À quel moment l’insignifiance ? (Via Leonardo)
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