Harry Callahan. À quel moment l’insignifiance ? (Via Leonardo)

En 1942, le photographe Harry Callahan produit cette photographie (on en connaît trois de cette même sorte) :   

Harry Callahan, “Detroit”, 1942, gelatin silver print, 11 × 15.1 cm, MoMa,  © 2022 The Estate of Harry Callahan

Disons-le tout de suite : la seule manière de considérer cette image comme une œuvre d’art, c’est de la regarder comme on le ferait d’un tableau, c’est-à-dire en scrutant, en évaluant les variations, les plis, les volumes, les creux, les grains, les tons, bosses, dépressions, petits ubacs et petits adrets, et… cette feuille, qui vient jouer une autre musicalité morphologique (une autre phylogenèse de l‘œuvre, s’il s’en agit). Mais, une main pourrait-elle produire de tels détails, une telle variété ; une telle solitude ? N’est-ce pas là le travail de la nature, ou des artefacts laissés à eux-mêmes, comme nous le rappelle en quelques lignes célèbres Leonardo ?

« Je ne manquerai point de faire figurer parmi ces préceptes un système de spéculation nouveau [‘nuova invenzione di speculazione’] : encore qu’il semble mesquin et presque risible, il est néanmoins fort utile pour exciter l’intellect à des inventions diverses. Si vous regardez des murs barbouillés de taches [muri imbrattati di varie macchie], ou faits de pierres d’espèces différentes [o in pietre di varî misti], et qu’il vous faille imaginer quelque scène, vous y verrez des pays variés [diversi paesi], orné de montagnes [ornati di montagne], fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines ; tu pourras encore y voir diverses batailles et actes prêts de personnages étranges [diverse battaglie ed atti pronti di figure strane], des airs, des visages, des vêtements et des choses infinies, que vous serez en mesure de réduire à une forme intègre et bonne…».

On cite assez souvent ces lignes de Leonardo ; tout à fait extraordinaires. Elles sont, pour le dire en un mot, anti-mimétiques, et tout à fait uchroniques. Pourquoi ? Imaginons que Leonardo reprenne, sur le motif, ce qu’il voit sur un mur, et qu’il titre son tableau “Bataille dans la tempête”. Imaginons qu’on n’y voit rien de spécialement évocateur d’un tel sujet. On demande à Leonardo de justifier son motif. Mais il répond :« Il suffit de regarder, et d’imaginer.» Or, Leonardo sait bien qu’une fois que l’on a imaginé telle scène, on ne voit plus que cela. Prenons l’un de ses dessins :

Leonardo da Vinci, “Une scène de batailles avec hommes, chevaux et éléphants », 1517-18,  Craies rouges et noires sur papier préparé rouge pâle,  14.8 x 20.6 cm (feuille de papier), Royal Collection Trust, UK

C’est tout à fait faramineux (étymon ici). Entendez, c’est bestial. Pourrait-on conjecturer qu’un tel motif provienne depuis la vision spéculative d’un mur ? Et pourquoi pas ? Les proportions sont tout à fait étonnantes ici, et tout se passe dans une sorte d’éther, même s’il semble bien que le premier plan soit arrimé au sol, tout se met à graviter très vite. Et, vu de près, c’est incompréhensible, en grande partie. Un détail :

Disons-le tout de go : C’est Leonardo qui inventa l’art abstrait ; cependant qu’il ne pouvait opérer le saut conceptuel (ici un saut du tigre inversé, et donc dans le futur, emprunté à Benjamin). Nous nous refrénons de voir dans une craquelure de mur un paysage, ou bien nous y pensons et déduisons qu’il s’agit d’un “tic” psychique, nommé paréidolie. Mais après tout, qu’est-ce que cela peut bien faire ? Rien. Ou beaucoup (ça dépend du lecteur). Dans un très bel article, Hersant (2010) nous rappelle cela de Cosimo : « Du peintre Piero di Cosimo, Vasari dira qu’il scrutait aussi bien les formations nuageuses que les traces de crachats sur les murs, voyant en elles des batailles de cavaliers et des cités fantastiques…» Comme par hasard, Cosimo et Leonardo furent contemporains.

PS. Dire que c’est Leonardo qui inventa l’art abstrait c’est un joke, une petite étincelle fictionnelle, bien sûr. Il ne faut pas toujours tout prendre au pied de la lettre.

Refs. Hersant, “Nuages de Léonard”, In Nuées, nuées, nuages, J. Pigeaud (dir.), Presses universitaires de Rennes, 2010 /// Leonardo da Vinci, Traité de Peinture

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


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