Jusque la première quinzaine de septembre dernier, on pouvait voir, à la galerie Art : Concept, 4 Passage Sainte Avoye, entrée par le 8, rue Rambuteau, à Paris, une exposition collective, “Rétroviseur”. Parmi quelques œuvres remarquables, celles de Miryam Haddad a retenu notre attention.
Il y a un “côté arcimboldien (1527-1593) chez Miryam Haddad; comment faire du paysage avec des figures, ou bien comment faire-fondre des figures dans le paysage ? La peinture, comme dit François Rouan dans un entretien quelque part sur l’Internet, est une histoire de temps, c’est-à-dire qu’il faut passer du temps sur chaque toile, ou tableau; et ce temps passé est requis du peintre autant que du spectateur (pour ce ce dernier sûrement moins). On passe donc un certain temps sur un tableau d’Haddad (née en 1991, à Damas). En soi, me direz-vous, qui y a-t-il d’extraordinaire à passer du temps sur un tableau ? A priori, il est assez “naturel” de passer du temps sur un tableau; “sur” voulant ici dire “voir”. Prenez cette première image ci dessous.
C’est tout à fait étonnant. Et je n’écris pas l’adjectif pour pallier un manque de dire. Je trouve cela, littéralement, étonnant. Tout semble se mélanger sans que cela le soit; nous sommes dans un état d’incertitude. Ce qui est sûr, en revanche, c’est ce à quoi nous avons affaire : Il s’agit d’un festival de couleurs. À l’origine, comme on sait, le mot “festival” désigne une grande fête musicale. Dans la musique, il y a des tons, le ton désignant la hauteur d’un son. De ce point de vue, la peinture haddadienne est sonore, elle va à l’inverse de la poésie muette censée décrire la peinture, tant dans la tradition chinoise que chez Horace (et son très célèbre et fameux ut pictura poesis). On pourra, immédiatement, à ce moment, se dire qu’avant Haddad, il y en a eu ! des peintres sonores. Soit ! Et alors ? Un seul nom avancé et voilà Haddad cataloguée, rangée, “pliée” (pli sur pli). Or nous pouvons le refuser, ce geste de la pensée, qui ressemble, à s’y méprendre, à celui de l’entomologiste piquant sa trouvaille dans l’espace laissé vacant à ce qui ressemble À. (À majuscule, parce que forcément que l’autre coléoptère ou diptère associé que l’on va ramener “par-devant” va occulter l’effet de la trouvaille. Et c’est une pratique courante en critique d’art, que je ne souffre pas. Cela oblige donc à se coltiner la matière haddadienne.)
(détail de ci-dessus)
“C’est dans les détails, etc.”, on connaît la suite, mais ce début suffit. La peinture d’Haddad a quelque chose d’halluciné, d’hallucinant. Je n’ai pas dit “illuminé”. Ce qui est hallucinant, c’est la quantité de matières nervées dans le détail, justement.
La composition d’ensemble est faramineuse, le détail achève. “Faramineux” désigne à l’origine une bête étrange, monstrueuse (bête faramine, XIVe); puis a changé de signification pour induire quelque chose d’extraordinaire, d’hors du commun. Vu de près, le détail haddadien devient ce que sait.
(Détail de ci-dessus)
Regardez cet agrandissement. Regardez ces à-coups répétés, qui ne sont rien d’autre que du temps (souvenez-vous de la parole de Rouan). À ce moment-là du regard, vous, je ne sais pas, comme on dit, mais moi, j’ad-mire. Des conflagrations d’espace-temps (de peinture en tant qu’espace et temps). Pourquoi cette touche orange ici ? Et pourquoi, derechef, ici ? Pourquoi cette forme de crâne aux orbites bleus ? (Ou bien est-ce le fruit de mon imagination ?).
La hauteur des tons, chez Haddad, est très haute; ça chante, ça crie, ça hurle; mais sans jurer, ou bien ou juste “au bord”. Ça “peut hurler”, mais ça reste. Ça passe. Mais il fallait oser, comme on dit. Et “ça” ose. Un artiste, en l’occurrence une, ça ose, ça prend des risques, ça ne cherche pas une zone de confort, comme on dit communément (et nous en connaissons, des artistes qui, cherchant leur zone de confort, une fois trouvée, ne la quittent plus. Et ceci est bien sûr valable pour les gens de plume, enfin, de clavier). Haddad n’y est pas, dans cette zone. Ce qui explique, par-ci par-là, éventuellement, le mauvais-goût frisé; mais juste, car ce n’est pas cela, à l’inverse d’un Mathieu, par exemple…
Il y a un déchaînement de couleurs. Débauche maîtrisée. Puisque nous cherchons toujours à représenter, on dirait deux femmes face à face, peintes de profil, habillées façon XVIIIe, avec en fond, de la montagne. C’est ça ? Entre ces deux femmes, s’interpose quelque chose. Je ne sais pas ce que c’est. On dirait une tête de bélier sur un plateau … (mais où vais-je chercher tout cela ?) Leurs robes de mousseline débordent, tandis que leur corps se fond dans le paysage, comme une diphtongue; un ton prend le dessus, mais les deux sont bien là. Mais, à bien regarder, ou du premier coup, c’est selon, tout prend le dessus.
Peinture écrasée, comme un jus chimique à proportions gardées. Quoique. Les échelles (montagne-femmes) ne sont pas respectées. Mais on ne parle pas de proportions homothétiques, mais de proportions en termes de valeurs, de couleurs, et, de ce point de vue, c’est proportionné. Passons ?
Quand je disais qu’il faut du temps pour “voir” un tableau d’Haddad, cette image ci-dessous en donne un bon exemple.
On s’y perd. Haddad joue avec cela; avec la nécessité de visualiser, de repérer, de chercher. On voit… un arbre, au feuillage rose, en haut à gauche… ou bien ce que l’on prend pour un feuillage n’est-il pas le chapeau d’une dame dont la bouche serait ce trou orangé détouré de vert ? On ne jurerait de rien. Je demande du temps, je ne sais pas, exactement, de quoi il retourne.
Exégèse (niveau 2) → La peinture de Miryam Haddad ressortit à un engagement total. En logique, on parle d’“engagement ontologique”, pour désigner une proposition référencée. À partir du moment où nous avons une référence (ce qu’on appelle un quantificateur existentiel), tout ce qui s’appuie sur cette référence est vrai. Ainsi, on supposera que la plupart des artistes sont mus par un tel engagement ontologique, même s’ils ne le formulent pas nécessairement ainsi. Dire d’un artiste qu’il est motivé par un engagement ontologique, cela revient à signifier que l’on créé depuis sa propre théorie, théorie qui peut n’en rester qu’au stade de l’intuitif, cela n’en demeurera pas moins.
Exégèse (niveau 1) → Parallèlement, et de la même manière, il y a un engagement ontologique dans la peinture d’Haddad Miryam : celle-ci est pleinement réalisée; elle s’étend et, littéralement, conquiert la toile.
Pas d’afféterie ici. Pas de “pose” (l’artiste en poseur : je joue au conceptuel, je joue au narrateur, je joue à l’abstrait postmoderne, etc.). Paradoxalement, un tableau d’Haddad semble peint d’un seul geste, c’est un magma bariolé, comme une vomissure éclatante. Le terme de vomissure peut sembler violent, mais il s’apparente à la violence que l’on peut détecter dans le peint haddadien. Quoique⊗ Bien sûr que l’artiste a très soigneusement délimité chaque millimètre carré de sa toile; ce n’est pas de l’action painting.
Indéniablement, il y a un effort de solidarité des applications, des appuis, des touches, et écrasements; tel qu’il en ressort, encore une fois, un effet magmatique; mieux : Organique. Une peinture organique. Et quel est donc cet organe princeps, qui les multiplie (i.e., les différents états de la matière colorée chez Haddad) ? La peinture. Et ce n’est pas rien.
C’est bien le sujet principal du tableau chez Haddad : la peinture. Cela semble une lapalissade : dire que le sujet du peintre c’est la peinture. Il est bien évident que c’est loin d’être toujours le cas. Nombreux sont ceux qui auront cherché, par la peinture, a représenter autre chose que la peinture elle-même, c’est-à-dire que la peinture n’est utilisée que comme pré-texte; elle n’est qu’un medium dont le message doit atteindre bien davantage que la matière-peinture. Cela sous-entend-il que la peinture haddadienne n’exposerait “que” de la peinture, comme l’entendait par exemple un Ad Reinhardt ? Non. Pourquoi ? Parce qu’il y a bien sûr des choses ““““réalistes”””” “à voir dans la peinture d’Haddad. On l’a dit, ou fait comprendre, c’est une peinture de représentation. Mais Haddad possède cet effet, proprement épatant, d’équilibrer les deux régimes : représentation et… liberté du medium; liberté qui, non investiguée — comme on étudie un phénomène —, pourrait prendre le dessus, définitivement, sur la représentation. On connaît des artistes qui jouent la représentation et l’illisible (entendez : on ne “lit” rien); mais Haddad recèle cette manière (de la main) proprement sauvage, de l’illustrer (de le “démontrer” serait mieux), manière qui, on l’a dit, est tout autant contrebalancée par des figures reconnaissables, qui auraient presque l’aspect de palimpsestes. Il faut s’entendre sur la déformation du mot. Le palimpseste désigne, on le sait, un écrit encore visible sous l’écrit plus tardif; mais plus vraiment lisible. C’est ce à quoi me font penser les figures et objets dans les toiles d’Haddad; des formes reconnaissables, anthropomorphiques, ou anthropiques, mais qui, pour autant, peuvent rester indécidables. Il y a de cela chez Haddad; du magma, de la représentation, et de l’indécidable (on ne peut pas décider d’une réponse au questionnement pictural…).
⊗ Au verbe “vomir”, nous nous rendons compte, dans une citation du Grand Robert de la Langue Française, n’avoir rien inventé. Balzac : “Emilio ne put s’empêcher de penser aux jours où le palais Memmi vomissait la lumière par toutes ses croisées et retentissait de musiques…” Balzac, Massimilia Doni, 1837.
Playlist : Luc Ferrari, Souvenir, souvenir, Elmar Schrammel (piano)
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