ART-ICLE.FR, the website of Léon Mychkine (Doppelgänger), writer, Doctor of Philosophy, independent researcher, art critic and theorist, member of the International Association of Art Critics (AICA-France).

Existe-t-il une telle chose, en art, que la “transfiguration du banal” ? Sur quelques lignes d’Arthur Danto. (Avec A.N. Whitehead et B. Russell.)

                        Arthur C. Danto, “The Transfiguration of the Commonplace”, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 33, No. 2 (Winter, 1974)  

« Dans l’état actuel du monde de l’art, il est possible qu’un tableau soit exposé dans un musée qui n’est qu’un carré de toile apprêtée, ou qu’on expose une sculpture qui consiste en une boîte de menuiserie peu distinguée, recouverte d’une banale teinte chimique fauve appliquée négligemment au rouleau. De telles œuvres peuvent être aisément considérées comme vides, comme en fait elles le sont [‘as indeed they are’] quand nous contrastons le premier avec La Légende de la Vraie Croix, de Piero della Francesca, ou la seconde avec le Belvédère d’Apollon. Pourtant, la peinture n’est pas vide comme l’est un carré de toile apprêtée, indiscernable de notre travail, une toile vide en attente d’une Annonciation, disons ; ou comme peut l’être une caisse, indiscernable de la sculpture, qui attend une cargaison de bric-à-brac et un reçu de connaissement. Car le “vide” appliqué à nos travaux est un jugement esthétique et critique, présupposant que ses sujets sont déjà des œuvres d’art, aussi insondables que soient les différences entre eux et les objets qui, n’étant pas des œuvres d’art, rejette de tels prédicats en tant que classe. »      

Il est très intéressant de remarquer que Danto admet que les œuvres qu’il mentionne, sans savoir vraiment lesquelles, bien qu’au sujet de la seconde il doive s’agir d’une “box” de Warhol, mais ce n’est pas certain, sont « vides » (‘as indeed they are’). Elles sont vides, dit-il, quand par exemple nous les comparons avec l’Apollon du Belvédère (IVe BC), et La Légende de la Vraie Croix (commencée par Bicci di Lorenzo de 1447 à 1452, et terminée par Della Francesca, de 1452 à 1466). Elles sont vides, si… Mais, d’un point de vue logique, ajoute Danto, les deux items issus de « l’état actuel du monde de l’art » ne sont pas vides. Justement, en cet hiver 1974, nous aimerions savoir quel est cet « l’état actuel du monde de l’art »? Mais Danto n’en dira rien. Ce qu’il affirme, alors, c’est que, d’un point de vue logique, les deux œuvres contemporaines ne sont pas vides. Pour ce faire, il a recourt à deux termes logiques (i.e., la science de la logique, pas la logique naïve — “l’eau mouille”, “le feu brûle”, etc.) :« prédicat » et « classe ». Commençons par le premier terme, en nous aidant d’un chef-d’œuvre du XXe siècle, écrit par A.N. Whitehead et B. Russell, Principia Mathematica, soit la logicisation entière des mathématiques, en trois volumes, publiés de 1910 à 1913 : 

« Si nous appelons prédicat d’un objet une fonction prédicative qui est vraie pour cet objet, alors les prédicats d’un objet ne sont que quelques-unes de ses propriétés. Prenons par exemple une proposition telle que “Napoléon avait toutes les qualités qui font un grand général”. Nous pouvons l’interpréter comme signifiant “Napoléon avait tous les prédicats qui font un grand général”. Il y a ici un prédicat qui est une variable apparente. Si l’on pose “(ø ! z)” pour “ø !est un prédicat requis pour un grand général” notre proposition est :   

(ø) : f (ø ! z) implique ø ! (Napoléon).

Puisque cela réfère à une totalité de prédicats, ce n’est pas en lui-même [i.e., (ø ! z)] un prédicat de Napoléon. Il ne s’ensuit pas pour autant qu’il n’existe pas un prédicat commun et propre aux grands généraux. En fait, il est certain qu’il existe un tel prédicat. En effet, le nombre de grands généraux est fini, et chacun d’entre eux possédait certainement un prédicat que ne possédait aucun autre être humain — par exemple, l’instant exact de sa naissance.» 

Où l’on voit, dès l’intrusion, dans le discours, d’un tel terme que « prédicat », que la notion de « vérité » y est associée en tant que « propriété ». Or, ce qui est vrai pour Napoléon — i.e., « grand général », ne l’est peut-être pas pour un autre général, qui par ailleurs peut se révéler tout aussi « grand », mais d’une autre manière, depuis d’autres « propriétés ». Réprécisons, si nécéssaire, que l’énoncé « Napoléon est un grand général » atteste d’une prédication (i.e., « grand général »), et ajoutons que la prédication est, de fait, fonctionnelle : à la question Quelle sorte de général fut Napoléon ? la réponse fonctionnelle est qu’il était  un « Grand général ». Si l’on disait “Napoléon était un général nul”, la nullité serait tout autant sa fonction. Les personnalités nulles et vides sont parfois nécessaires pour entretenir ce que nous pourrions appeler le “below the dog understatement”, mais c’est un autres sujet. L’ouvrage de Whitehead et Russell est une somme logique, mais, qu’on ne s’y trompe pas, c’est aussi un grand ouvrage de philosophie, et pour bien marquer le coup (philosophique), ils nous indiquent finalement que le prédicat propre à chacun est le jour de sa naissance…, ce qui dénote aussi, bien entendu, une marque typique d’humour anglais, car on aura remarqué que les deux auteurs ne nous donnent pas du tout quel serait le « prédicat commun et propre aux grands généraux », car cela est probablement, et tout bonnement, impensable. Maintenant, nous avons compris qu’un prédicat est une sorte de proposition fonctionnelle universelle, tel qu’il existe un prédicat vrai pour toute proposition — grand général = Napoléon —, ce qui veut donc dire que Napoléon était prédiqué par une fonction (grand général) que l’on peut retrouver chez tous les grands généraux. Laquelle ? On ne sait pas, mais cela doit certainement exister.  

Revenons maintenant à Danto. On se souvient qu’il fait équivaloir, par la notion de prédicat, et de classe, quatre œuvres d’art, deux contemporaines et deux du passé. Mais il nous faut rappeler ce qu’est une “classe”:

« Classes et relations. Une classe (qui est la même chose qu’un ensemble [manifold] ou un agrégat) est tout les objets satisfaisant une certaine fonction propositionnelle. Si α est la classe composée des objets satisfaisant øx, nous dirons que α est la classe déterminée par  øx. Toute fonction propositionnelle détermine donc une classe, bien que si la fonction propositionnelle est toujours fausse, la classe sera nulle, c’est-à-dire qu’elle n’aura pas de membres.»  (Whitehead & Russell).

Ainsi donc, si le prédicat “grand général”, i.e., (ø ! z)”, est vrai, il doit exister une classe α, qui rassemble tous les “grands généraux”. Ce n’est donc pas pour rien, apparemment, que Danto utilise les deux notions étudiées ici et incluses dans son article dès le début, car il cherche, par le biais d’un détour logique, la bonne vieille universalité de l’œuvre d’art (mais n’est-ce pas, et depuis longtemps déjà en 1974, un mythe ?). Alors, la question que l’on peut se poser est : Existe-t-il, en art, de tels prédicats et de telles classes (transposables)? Autrement dit, quelle serait la notion (au moins une), unifiant les quatre œuvres dont parle Danto, et, par là, n’importe laquelle (prédicats et classe étant devenus universels ?) Redonnons sa première conclusion (ci-avant):« Car le “vide” appliqué à nos œuvres est un jugement esthétique et critique, présupposant que ses sujets sont déjà des œuvres d’art, aussi insondables que soient les différences entre eux et les objets qui, n’étant pas des œuvres d’art, rejette de tels prédicats en tant que classe.» 

Et donnons ce nouvel indice plus loin dans l’article de Danto :

« La référence à des propriétés partagées semble provocante pour le wittgensteinien qui, au moins pour les jeux et les œuvres d’art, n’a pas réussi à en trouver et suggère qu’il n’y en a peut-être pas. Nous pourrions, dit-il, imaginer une tradition historique de l’art dans laquelle la classe des œuvres d’art partage effectivement des traits communs — par exemple si les artistes ne produisaient rien d’autre que des icônes —, mais les caractéristiques définissant les icônes, uniquement par la grâce d’un accident historique, peuvent servir de traits définissant l’art : et des révolutions sont conceptuellement diverses dans lesquelles les œuvres d’art ne répondent plus aux traits de l’iconicité. Ainsi, pour chaque trait profilé : la définition est incompatible avec la révolution, et il est analytique pour le concept d’art que la classe des oeuvres d’art puisse être révolutionnée par l’admission en son sein d’objets différents de toutes les oeuvres d’art connues jusqu’alors, “Sans titre” [le nom donné par Danto aux deux œuvres contemporaines, toile et boîte] en étant le dernier exemple, ressemblant à l’oeil nu à un simple objet réel plus qu’il ne ressemblait à la Tranfiguration et à la classe des choses qui lui ressemblent (pour nous restreindre au genre de la peinture). Tant pis, dira-t-on, pour l’œil nu : il ne peut y avoir d’ensemble de prédicats à un lieu vrai de toutes et seulement les œuvres d’art, sans qu’il s’ensuive qu’il n’existe pas d’ensemble de prédicats adéquats à la finalité. » 

Donc, semble conclure Danto, il n’existe pas de prédicats tels qu’utilisables pour réunir l’ensemble des œuvres d’art, et nous en serons alors pour nos frais quant à la Transfiguration, car s’il n’est pas possible, déjà, d’établir des prédicats et des classes relativement aux œuvres d’art dans l’Histoire, alors comment sera-t-il loisible de transposer un prédicat non-existant dans la classe des objets prétendants devenir ou, spontanément, à être des œuvres d’art ? Cela semble, maintenant, une quête totalement vaine et absurde. En effet, quel est le point commun entre l’Apollon du Belvédère et La Légende de la Vraie Croix ? Le seul point commun est que l’on a attribué à ces deux œuvres le statut d’œuvre d’art. Mais quel est le rapport, le lien direct, entre l’Apollon du Belvédère et les peintures de di Lorenzo et Della Francesca ? Si l’on dit : « C’est de l’art », nous donnons une réponse, à tout le moins, flegmatique. Pourquoi ?

Parce que, du point de vue anthropologique, les deux œuvres ne sont pas issues du même monde, et, à un certain niveau, sont incompréhensibles l’une à l’autre. Qui, au Quattrocento, “comprend”, “reçoit” vraiment ce que représente  l’Apollon du Belvédère ? Personne. Pourquoi ? Parce que le Quattrocento ne “croit” pas aux divinités grecques, et l’état d’esprit des italiens n’a plus rien à voir avec un tel « collectif de pensée » (‘Denkkollektives’, tel que l’a conçu, dans un autre registre, l’un des premiers épistémologues modernes, Ludwig Fleck). Autrement dit, il n’est pas possible, en 1400, en Italie, de subir la puissance épiphanique de la statue de l’Apollon du Belvédère (et cela demeure bien entendu impossible). Mais, de la même manière, l’épopée du Christ avec sa mort sur La Croix et sa résurrection eut été parfaitement incompréhensible à un grec du IVe BC. Donc, d’un certain point de vue, on le voit, ni l’Apollon du Belvédère ni La Légende de la Vraie Croix ne présentent des invariants, et donc des prédicats transtemporels, et, s’ils perdurent, ce n’est qu’au prix, encore une fois, d’une paresse intellectuelle, car, et par ailleurs, faut-il le préciser, dans la Grèce antique et classique, on n’exposait pas ainsi les statues comme on les expose aujourd’hui, c’est-à-dire dénudées ; elles étaient vêtues, apprêtées, ornées de bijoux et parées d’armes pour certaines. 

De fait, si l’on veut être logique en art, il est nécessaire que l’Apollon du Belvédère et La Légende de la Vraie Croix produisent une réflexivité logique :

si a (l’Apollon…) ⇔ (La Légende…) ⇒ b ⇔ a

Si l’Apollon du Belvédère est une œuvre d’art plus de 2000 ans plus tard, il est impératif de (dé)montrer où se cache l’invariant prédicat, et il en va de même pour La Légende de la Vraie Croix. Si quelqu’un déclare que cet invariant c’est l’Art, cette réponse ne pourra pas être considérée comme valable, car elle ne repose que sur une logique naïve (l’eau mouille, le feu brûle), or prétendre qu’une identité prédicative (l’art) pourrait survoler les siècles, et cela depuis 35 000 ans (et je ne mentionne pas les traces “artistiques” trouvées en Inde remontant à plus de 100 000 ans), c’est frôler tout de même de très près le mysticisme. Mais, là où gît peut-être la vérité, c’est que, si nous nous rappelons qu’un prédicat est une proposition fonctionnelle — rappel :« Si nous appelons prédicat d’un objet une fonction prédicative qui est vraie pour cet objet, alors les prédicats d’un objet ne sont que quelques-unes de ses propriétés » —, alors on remarquera qu’à l’énoncé (pur) « C’est de l’art », il manque justement une fonction. On a envie d’ajouter, « c‘est de l’art, mais à quel titre ?», ou bien « c’est de l’art, mais combien de prédicats sont attribués à telle ou telle “pièce” ?». C’est cela, le vrai sujet, qui ne saurait être saisi par la valeur magique d’un seul mot. 

 

 Léon Mychkine