Des peintres comme Vuillard… allais-je commencer. Mais il n’y a qu’un seul Vuillard. Tout de suite une image :
L’illustration ci-dessus provient du site Google Arts & Culture. Je soupçonne, souvent, le site des ces libertariens orwelliens (ce n’est pas un oxymore) de “gonfler” les images. Vérifions sur le site du Museum texan :
On voit, à l’immédiat, que l’image googlienne est gonflée au chromatisme. Mais pourquoi ? Quel est l’enjeu ? Dans la mesure où Google n’est pas un musée, plutôt un pilleur de tout ce qui est imaginable, nous devrions plutôt faire confiance au Musée de Kansas City. En tout cas, mon option. Il s’agit encore d’un tableau assez extraordinaire de Vuillard. Pourquoi ? Nous allons tenter d’y venir, façon crabe. Les quatre éléments les “plus” dépictés ici sont : les deux luminaires, la femme en robe rouge, et le fauteuil — allant s’estompant, certes, comme mangé par le mur, ou la peinture, allez donc savoir (faut-il encore croire à un mur, le “faire accroire”, ‘make believe’, comme l’a bien montré Walton, est primordial, encore aujourd’hui). À part ces quatre éléments dépictés avec… réalisme — osons-le mot —, le “reste”, ma foi, est… vuillardien en diable. En quelque sorte, tout perd, hormis le quartet mentionné, son identité. Si je vous montre :
et que je vous demande : « De quoi s’agit-il ?», je gage que vous aurez bien du mal à répondre quoi que ce soit. Je ne tends pas un piège, je ne sais pas de quoi il s’agit. Vuillard, lui, le sait. Mais, pour ainsi dire, il passe sous silence (le silence de la peinture ?).
Dans “Femme dans une robe rouge”, Vuillard, paradoxalement, et quoiqu’on l’ait affublé d’une qualité “ensembliste”, tient tout de même à marquer des repères, murs, table de maquillage — il s’agit de l’une des amies du peintre, Jeanne Raunay (voir la légende), chanteuse d’opéra, dans sa loge. En même temps, on sait que Vuillard n’avait aucun intérêt pour la théorie en peinture, aussi, il ne faudrait pas, comme on dit, trop charger la bête. C’est tellement vrai que la même année de ce tableau, il peut peindre ceci :
On conviendra que cette peinture n’a rien à voir avec “Femme dans une robe rouge”. Mais attendez de voir, de la même année, cette autre image :
Je vais remballer mes élans théoriciens, parce que, décidément, ce diable de Vuillard est insaisissable, tel un Protée anti-encerclement ; au moment où l’on croit tenir quelque chose, ¡Ay caramba!, cela vous a déjà échappé. Je dois avouer que, dès que j’ai lu “lithographie”, j’ai vécu un petit mouvement de recul noétique (lecteur, prends ton dictionnaire), du type : « Ah oui ? une lithographie…» Vous voyez ? Comme si une lithographie, c’était, de facto, moins chic, plutôt, moins noble qu’une peinture, et on pourrait tout à fait poursuivre avec une gradation mentale, peut-être inconsciente, qui nous dirait que le dessin est “en dessous” de la peinture, et qu’en dessous le dessin on trouverait la gravure, la lithographie, et, encore pis, la sérigraphie ? D’ailleurs un jeune artiste de mes amis me faisait l’éloge de Warhol en ce qu’il avait démocratisé l’art avec la sérigraphie. Mais, par exemple, prendre une feuille de papier, un crayon graphite, ça coûte bien moins cher que de faire une sérigraphie, supposé-je. Après tout, pour en finir, en art pictural, tout peut faire art, cela dépend, bien évidemment, du “talent” de l’artiste. Et voyez, cette lithographie de l’ami Vuillard, je l’échange contre toutes les sérigraphies de Warhol ! Et pourquoi cela ? Parce que, vous dirais-je : « Elle donne à penser » ; tandis que face à une sérigraphie de Marilyn, d’Elvis, ou de chaise électrique, je ne pense rien (pauvre de moi !). Je ne veux pas dire qu’une œuvre d’art “doit” ou “devrait” donner à penser, il faut entendre aussi là un autre verbe, celui de, comme l’avait bien spécifié Descartes : « sentir ». Rappelons, pour le lecteur assoifé de philosophie, ce magnifique passage de Descartes (Méditations Métaphysiques, édition latine 1641, édition française 1647) :
Enfin je suis le même qui sens, c’est-à-dire qui reçois et connais les choses comme par les organes des sens, puisqu’en effet je vois la lumière, j’ouïs le bruit, je ressens la chaleur. Mais l’on me dira que ces apparences sont fausses et que je dors. Qu’il soit ainsi ; toutefois, à tout le moins, il est très certain qu’il me semble que je vois, que j’ouïs, et que je m’échauffe ; et c’est proprement ce qui en moi s’appelle sentir, et cela, pris ainsi précisément, n’est rien autre chose que penser.
Il s’agit ici, probablement, d’un des plus beaux et puissants passages jamais écrits en philosophie française, et ce n’est pas parce que Descartes a d’abord écrit son ouvrage en latin qu’il ne s’agit pas de philosophie française, bien entendu ; on écrira des thèses en latin jusque la fin du XIXe siècle. Ceci dit, si Descartes écrit en latin, c’est aussi pour se préserver face aux autorités religieuses, ce qui est confirmé, de longtemps, par l’érudit H. Gouhier, historien de la philosophie : « Descartes a écrit en français et en latin, selon le public auquel il s’adresse » (La Pensée métaphysique de Descartes, 1961, Paris, Vrin). Revenons-en à la superbe phrase de Descartes. On notera l’expression « comme par les organes des sens ». Il y a bien entendu plusieurs façons de comprendre l’adverbe. « Comme par les organes des sens » peut signifier à l’instar de, ou bien il s’agit d’une métaphore, i.e., il existe quelque chose qui ressemble au savoir qui nous pénètre de la même manière que nous pénètrent les objets des sens, c’est-à-dire sans que nous le choisissions ni que nous en soyons nécessairement conscients. Je n’ai pas le loisir de ne pas percevoir.
À suivre…
Ref. Kendall L. Walton, Mimesis as Make-believe: On the Foundations of Representational Arts, Harvard University Press, Revised ed. 1993
En Une. Édouard Vuillard, Femme tricotant en robe rose [Détail], circa 1900-05, huile sur carton, 160 x 255 cm, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam, Pays-Bas