Feuilleton : tentative d’approche de l’“être”-femme-artiste (avec Réjane Lhote, et Alfred North Whitehead) #2

L’épisode 1 nous a laissé avec la parole de Réjane Lhote, au moment où elle nous parlait du rôle décisif, c’est-à-dire participatif, de l’environnement dans son travail. Il est bon d’écrire ici le mot travail, car, avant de produire une œuvre, il faut quand même dire que l’artiste travaille, et, de fait, le travail est ce temps durant lequel l’artiste reste ouvert aux propositions, qu’elles viennent du matériau, du moment, ou bien de l’environnement. Et c’est exactement ce que nous signale Lhote quand elle nous confie ceci (nous sommes toujours dans le cadre de son dessin-happening exécuté dans la Borne, voir #1) :

« Ce matin, il y avait une lumière assez forte, qui créait des angles qui étaient très proches de ceux que je cherchais pour mon cube vert. Donc ça, ça m’intéresse, de se dire que cette architecture, on va la retrouver dans ce dessin. Il va y avoir des moments où les lignes vont se croiser. Donc, jouer avec le soleil et les volumes, que créent les angles et les lumières, m’intéresse, et j’essaie de rebondir dessus.»

Ce que j’ai appelé la “non-maîtrise procédurale” connaît bien sûr un rapport avec l’énactivisme ; mais il s’agirait alors ici d’un énactivisme dissymétrique, dans le sens où l’esprit ne fait qu’actualiser l’acceptation d’un tiers dans le jeu créatif. Ce tiers, c’est bien sûr l’environnement, ce qui est en dehors de l’artiste et de son support. On dira : « oui, mais il faut que l’artiste y pense tout de même ». Eh bien non ! pas nécessairement. Un grand nombre d’artistes, quand ils créent, ne se soucient de rien d’autre que du support et de la matière à y apposer. Mais alors, on pourrait peut-être juger que, justement, cette matière effectuante, c’est elle le Tiers. Mais non, puisque, à ce moment procédural, support et matière ne font qu’Un, il n’y pas l’un sans l’autre (tandis que l’on peut peindre dans sa chambre tout autant que les pieds dans la neige norvégienne, comme Olivier Debré…). C’est pour cela que ce que j’appelle le Tiers, du coup, reste à la disposition potentielle de l’artiste. Or, le Tiers, assumé-je, est tributaire de ce que la disposition, et, de fait, il y a deux types de disposition. Chez la femme-artiste, une disposition ouverte (tandis qu’elle est souvent fermée chez l’homme artiste). Je reviendrai sur le terme de disposition ultérieurement, mais on peut déjà dire qu’il s’agit ici d’une notion toute simple qui exprime la manière d’être-au-monde*, ce que l’on en perçoit, ce que l’on en ressent, à travers la restitution artistique, qui, au départ, est très limitée dans son apparition (un créateur, un support-augmenté [outils, ustensiles], ou encore la dyade). L’artiste, à partir de ce dispositif dual (créateur/support), peut encore encore s’ouvrir au monde, et c’est donc ici qu’intervient la disposition. Exemple : Lhote m’informe qu’elle va intégrer à son dessin des éléments bien réels du dehors, illustrées par deux « découpes de maisons », qu’elle peut voir en deçà l’espace dans lequel elle travaille. C’est donc cela, la disposition ouverte. Lhote, au départ, est en train de réaliser un dessin bi-dimensionnel (voir trois, si l’on suppose que les maisons sont des dessins en volumes…), au sol, et au mur. Le protocole semble donc se jouer à l’intérieur de ce volume géométrique qu’est la borne. Or, notre artiste, on ne sait pourquoi, se met très vite à tenir compte des éléments autour d’elle : la lumière, les ombres, et même les toits des maisons ! On pourrait se demander pourquoi ces éléments qui, au départ, n’ont tout de même rien à avoir avec le projet, s’y retrouvent ? Sauf que Lhote ne se le demande pas ; pour elle, c’est évident. Et, à vrai dire, tout cette disposition me fait penser à ce que le grand philosophe A.N. Whitehead appelait le « continuum extensif ». Qu’est-ce donc ? En voici une définition, donnée par le maître (1929) :

« Nous devons considérer le mode perceptif dans lequel il y a une conscience claire et distincte des “relations extensives” du monde. Ces relations incluent l’“extensivité” de l’espace et l‘“extensivité” du temps. Indubitablement, cette clarté, au moins eu égard à l’espace, est obtenue seulement par la perception ordinaire à travers les sens. Ce mode de perception est ici nommé “immédiateté présentationnelle”. Dans ce “mode”, le monde contemporain est consciemment appréhendé comme un continuum de relations extensives. » (PR, p.61).

Whitehead est un géant de la philosophie, et tout son système de 1929 (Process and Reality. An Essay in cosmology) est un immense traité de l’expérience. Bien. Avec cette citation, nous avons ici un très grand logicien qui, devenu philosophe, nous explique la manière dont nous nous trouvons dans le temps, l’espace, et l’organicité. Ainsi, la citation nous rappelle cette vérité toute simple : Nous sommes toujours situés dans l’espace et le temps, mais non pas à la manière ancienne (je suis dans le temps), comme un pavé au fond d’une mare, mais, bien plutôt, comme une multitude de connexions qui ne cessent de s’opérer depuis les points de l’espace et les parties temporelles (Locke, Newton). Mon corps est une suite organisé de ce type de connexions. Mais l’immédiat milieu dans lequel je me trouve est aussi un autre environnement connecté de la même manière, mais pas nécessairement de la même matière. Par exemple, ici, dans mon bureau, je suis le seul mammifère ; tout est inerte, au sens biologique du terme, autour de moi, dans cette pièce. Mais j’y suis évidemment connecté, par de très nombreux paramètres. Citons encore Whitehead :

« Pour la théorie organique, la perception la plus primitive est “sentir le corps comme fonctionnant”. C’est un feeling du monde du passé ; c’est l’héritage du monde comme un complexe de feelings ; à savoir, c’est le feeling de feelings dérivés. La perception plus tardive et sophistiquée c’est “sentir le monde contemporain”. Même cette immédiateté présentationnelle commence avec les perceptions sensitives du corps contemporain. Le corps, toutefois, n’est qu’une partie particulièrement intime du monde » (PR : 81)

Reprenons, avec Réjane dans la Borne, et Whitehead. Quand elle y prend pied, Réjane (mais bien sûr depuis qu’elle est réveillée), “sent son corps comme fonctionnant” (Scf, pour sentir le corps comme fonctionnant). Ensuite, notre artiste sent le “monde contemporain” (Smc), et s’ajoute donc a ces deux sentirs, le sentir du corps dans l’“immédiateté présentationnelle” (Ip). Et c’est quand se sont installés (assez vite) ces trois Modes du Sentir, que l’on peut, enfin, accéder au sentir du « continuum extensif » (Sce, pour Sentir du continuum extensif). Alors, nous lisons qu’au départ, Whitehead nous dit que le Sce « est obtenu seulement par la perception ordinaire à travers les sens »; certes. Mais il est évident (je ne vais pas développer), que cette perception est mentale (nous sommes capables de penser ces relations en termes de “temps” et d’“espace”). Ainsi donc, et j’en reviens à Lhote, notre artiste est dans cette disposition, dans l’état de réceptivité impliquée par les quatre modes de sentirs (Scf + Smc + Ip + Sce). À ce moment, il ne tient qu’à elle de réduire son Sce et de le connecter au strict nécessaire (matériel) à son dessin. Mais elle le connecte aussi donc aux éléments précités (lumière, ombre, toits); ce qui, pour elle, lui semble évident, aller de source. Mais ce ne l’est pas du tout. C’est parce que telle est sa pratique qu’elle trouve “naturel” d’inclure, dans un dessin dans une boîte, des éléments qui n’y sont pas du tout prédisposés. Et on pourrait encore argumenter sur la manière dont la Borne a été placée, et qui a permis à Réjane de sentir ces paramètres extérieurs, devenant favorables. Mais, pour le moment, je pense avoir fait la démonstration, grâce à Whitehead, de ce qu’est, d’après moi, la disposition ouverte. Le lecteur se demandera peut-être s’il était nécessaire d’en passer par la philosophie ? Eh bien ! oui. Je n’invente rien en rappelant que les philosophes nous aident à comprendre le monde et les relations que nous y entretenons, et que nous avons besoin de leur manière de voir, afin de ne pas nous perdre dans des considérations fumeuses ou banales. Je dois ajouter, s’agissant de Whitehead, qu’il eut été très heureux de voir que son système pourrait servir à expliciter l’activité artistique, car son ouvrage de 1929 est aussi un grand (et le premier) traité d’esthétique cosmologique.

à suivre…

 

Léon Mychkine