Como se dan sin terminarse, hermano mio,
al mar las aguas de los rios!
Pablo Neruda
J’ai “découvert” l’œuvre de Franco Salas-Borquez, représenté par la Galerie Sandra Blum, sur Facebook, comme tant d’autres artistes et, rien que pour cela, merci Facebook ! Je sais que les jeunes jugent que « Facebook, c’est pour les vieux » (authentique), et on entendrait presque déjà « OK Boomer! » (ce que je ne suis pas). Ma réponse : « OK bolos !»
Je me suis entretenu au téléphone avec Franco Salas-Borquez, et c’est le premier artiste que j’écoute me dire qu’il se définit comme un « guerrier ». Ce n’est pas une revendication immédiate, mais ça vient dans la conversation, et c’est notable. Et j’en suis bien d’accord. Je connais quelques artistes qui pourraient tout à fait endosser le terme. Notez que “luchador” signifie aussi « lutteur ». Salas-Borquez dessine depuis sa plus tendre jeunesse (comme ont dit chez Gallimard). Il a arpenté les 4000 km latitudinaux de son Chili natal en se faisant portraitiste itinérant. Et puis il a tenté d’intégrer les Beaux-Arts. On lui a refusé ; ce qui l’a beaucoup désillusionné sur les promesses faites d’humain à humain… Mais il n’a pas abandonné, il a poursuivi sa « voie du combattant », comme on traduit le terme bushido (武士道). Mais décidément, pourquoi employer un tel registre ? Pour celles et ceux qui ne seraient pas au fait, la vie d’un artiste, d’un écrivain, est souvent liée à un historique de lutte, d’une lutte contre les assignations sociales qui, très tôt, veulent transformer l’être humain en un seul outil (il “faut” être utile). Mais dans son prime imago, l’artiste, l’écrivain, se refusent à devenir un outil — par ailleurs, on le comprend assez vite, jetable. Or un artiste jetable, cela n’existe pas. Donc, que voulez-vous ?, on s’obstine. C’est ce que fait un artiste. Il s’obstine. Le verbe, dans l’étymologie, signale une personne « qui persévère dans son entreprise », « qui comporte une certaine opiniâtreté », « assidu, constant ». On le voit, s’obstiner, quand on est artiste, et surtout si le travail est bon (il faut beaucoup travailler pour œuvrer), ajouterais-je, c’est une qualité. Dont acte. Pour ma part, j’estime, à ma modeste mesure (l’homme n’est pas la mesure de toute chose, cher Protagoras), que Salas-Borquez a eu bien raison de s’obstiner ; il suffit, pour s’en convaincre, de regarder son site Internet, et notamment la liste de ses expositions. Il a fait du chemin, le portraitiste ambulant ! Et c’est tant mieux. Bien !, après ce sermon en chaire commencé un dimanche jour du Seigneur, passons à quelques œuvres.
Je sais comment Salas-Borquez a réalisé cette œuvre. Je le sais, car il me l’a confié ; mais je ne le dirai pas, ce serait trahir un secret de fabrication. Soit. On retrouve, dans ce pastel, l’obsession salas-borquezienne, à savoir le domaine liquide et, par extension, la mer. C’est à cela que l’on pense quand on regarde ses œuvres et, par une sorte de pli mental, quand bien même l’œuvre est titrée “Le Néant”, on pense à la mer, à un aspect possible. Mais ne faudrait-il pas résister à ce pli ? On pourrait voir bien d’autres choses ici ; par exemple quelque chose qui ondoie sur… un parquet, les cheveux d’une créature, d’une créature plate, quelque chose de liquide, ondoyant, ondinant (sic). C’est cela que j’aime bien chez Salas-Borquez, le fait que l’on peut identifier, éventuellement, quelque chose de familier et, en même temps, on peut se questionner ; autrement dit, l’artiste, à la fois, dans le même geste, affirme, et laisse ouvert. Quel mot synthétise ce geste ? En anglais existe la belle expression “open-ended”, qui signifie quelque chose qui est à la fois ouvert et fermé ; somme toute, rien de bien sorcier, mais cela peut le devenir quand on s’y essaie en termes artistiques. Pour le dire ainsi, c’est très difficile à réaliser, là où de nombreuses œuvres plastiques sont, la plupart du temps, explicites, et même quand il s’agit d’œuvres complètement abstraites (c’est-à-dire que, dans ce cas, on ne “cherche”ni en “en-deçà” ni un “au-delà” de l’œuvre, par exemple).
« Il nous faut reconnaître l’indéterminé comme un phénomène positif. C’est dans cette atmosphère que se présente la qualité.» (Maurice Merleau-Ponty).
Chez Salas-Borquez, il y a cette indétermination de l’open-ended ; d’un certain côté, on peut se dire, en voyant un tableau, “il s’agit d’un paysage marin, d’un fragment liquide”. Oui, mais il y a le geste, et dans ce mot il faut entendre le voir ; ce que je veux dire c’est qu’on voit le geste dans la forme finale. Exemple :
Sur un papier noir, l’artiste vient disposer, broder presque, de l’encre blanche. Certes, là encore, on pense quasi automatiquement à de l’eau, à des tourbillons, etc. Mais enfin, regardez à deux fois, et demandez-vous si, sur les crêtes et lignes de crêtes on peut voir autant de circonvolutions blanches ? Si vous doutez, allez donc voir cela dans la réalité, au dehors, ou bien, si c’est impossible, sur l’Internet. Vous ne verrez pas de tels phénomènes. Allez ! comme je suis bien bon, voici un aperçu que l’on jugera chromatiquement voisin (la vidéo complète ici) :
Revenons à l’encre sur papier. Comment Salas-Borquez peut-il y plaquer ce blanc réseau myriadique ? C’est une vue de l’esprit, pardon !, de l’artiste. Mais ça peut ressembler au réel, disons, y faire songer. Or la vie est un songe, comme nous l’a dit Calderón. Avant toute chose, et afin de dépicter la mer, l’artiste me dit qu’il a affaire à de la « complexité ». Je l’écoute employer des mots tels que « variations musicales », « silence », « bruits », « intensité », « geste », « touche ». Et ce n’est qu’à partir de cette petite constellation noétique, en regardant la mer, qu’il ressent « tous ces paramétrages ». J’en conclus que Salas-Borquez peint et dessine comme s’il jouait du piano ! Mais du piano contemporain ; par exemple du Ligeti (Études, Book I, No. 2, joué par Pierre-Laurent Aimard). C’est cela, Salas-Borquez, exécutant une partition. J’ai employé le verbe « dépicter », et je rappelle que cela veut dire non pas représenter, mais “faire penser à”. C’est pourquoi Salas-Borquez dépicte plus qu’il ne dépeint. dépeindre
Le Dictionnaire Robert donne :