Partie 1
Léon Mychkine : Donc tu te présentes si tu veux…
R : François Réau. Je suis plasticien et j’ai une double formation en Arts Appliqués et aux Beaux-Arts de Poitiers, et donc, ma pratique, elle est plutôt sur deux axes au niveau du medium : c’est le dessin et l’installation. Bien que, comme on peut le constater, depuis quelques temps, il n’y a plus vraiment de frontière et on passe quand même facilement d’un medium à un autre, c’est un peu poreux tout ça, et on se rend compte que c’est quelque chose de global.
M : Pourquoi c’est poreux ?
R : Parce que j’ai toujours travaillé quelque chose en essayant d’ouvrir le spectre au maximum.
M : D’accord
R : Et donc, j’avais une pratique de dessin il y a quelques années, qui était peut-être du dessin plus au sens académique du terme. Et il y a quelques années j’ai ouvert vraiment le champ, je suis sorti du cadre classique du dessin, donc, du cadre du tableau, quelque chose de délimité, qui peut être encadré, mais mes dessins maintenant c’est plutôt quelque chose qui n’est pas figé, déjà de par le format : ça n’est pas encadré, ça ressemble plus à un mode de présentation, à un protocole, qui peut s’apparenter à de l’installation. Et donc il y a aussi cette idée ”de vouloir sortir” du champ classique du tableau, et pénétrer l’espace d’exposition ; et du coup le dessin sort un peu de la 2e-dimension, pour aller dans l’espace.
M : Donc par exemple, ces dessins encadrés, là, ils sortent ?
Photo 1 François Réau, vue d’atelier, trois dessins (Photo Léon Mychkine)
R : Ça c’est un travail qui est plus ancien, ça a quatre ans
M : Donc ce que tu viens de dire s’apparente à celui-là par exemple ?
R : Celui qui est devant, voilà [ci-dessous Photo 2], qui est un travail en cours, qui a déjà été présenté une première fois en 2015, avec une installation devant.
Photo 2 François Réau, “Effet de séparation« , vue d’atelier, mine de plomb (Photo Léon Mychkine)
C’était à Mons, alors Capitale Européenne de la Culture. C’est une pièce qui avait été présentée au pôle muséal. Et là je vais la représenter une seconde fois dans une exposition collective, qui s’appelle «
Une île », qui aura lieu au mois d’octobre en région parisienne. Après, j’ai aussi une façon de travailler… c’est toujours un peu l’idée du dessin : le dessin,
c’est de la pensée en mouvement, et j’aime bien travailler aussi le dessin comme ça, donc c’est pour ça que je parlais tout à l’heure de quelque chose qui n’est pas figé, les choses ne sont pas figées, et dans ma pratique de dessin et de l’installation. Par exemple pour cette pièce, elle va être recontextualisée en fait ; j’ai pour habitude, souvent, de la présenter dans les mêmes conditions, mais j’aime bien aussi en fonction d’un sujet, ou lorsqu’un dialogue va s’instaurer avec un commissaire d’exposition, sur une thématique donnée, reprendre peut-être une pièce et de la présenter d’une autre façon, pour la recontextualiser en fonction du lieu, de l’architecture, ou de la thématique.
M : Et qu’est-ce que c’est comme technique ?
R : Alors ma technique de dessin sur papier c’est de la mine de plomb et graphite sur papier ; le papier parfois traité avec soit de la terre, un peu de rouille, ou de l’oxyde de fer. C’est des choses que l’on retrouve aussi dans ma pratique lorsque je fais des installations. Disons que c’est vraiment dans la lignée de l’
Arte Povera
M : Ah oui ?
R : Et donc du coup j’utilise beaucoup de matériaux pauvres, ou périssables ; donc il y a du bois, des feuilles, des tiges métalliques, qui sont rouillées. Après ça dépend vraiment du lieu, et c’est vrai qu’en fonction des expositions, ce que j’aime bien, c’est aussi puiser des éléments et des choses dans les ressources naturelles, de la région, du pays. Ce qui m’a amené par exemple lorsque j’ai exposé au Musée des Flandres, à la Manufacture à Roubaix, à utiliser des bobines de fil, ces tiges métalliques (voir plus bas Photo 5) qui sont rouillées qui font partie d’un métier à tisser ; donc là c’est un exemple parmi d’autres. Après ça peut être aussi des branches, des feuilles, de la rouille, des morceaux de verre que j’ai
Bobines de fil (Photo Léon Mychkine)
ramassés. Et de par le lieu dans lequel je me trouve, qui est un site industriel, je trouve beaucoup de choses comme du bois [Réau parle ici de son atelier à Pantin]
M : Il y a de quoi faire…
R : Voilà, si je fais des installations avec des traverses de chemin de fer ou des plaques de métal rouillées, qui participent vraiment des sujets, des thématiques que l’on peut retrouver dans mon travail, qui sont beaucoup liées à l’espace du paysage, ce n’est pas le paysage, mais c’est vraiment l’espace du paysage, avec toutes ces questions qui sont liées au temps, à l’espace et au mouvement, en fait.
M : Espace qui en l’occurrence, apparemment, n’a pas beaucoup de rapports avec l’environnement quand même…
R : Non pas vraiment, mais ça reste un paysage. Disons qu’il y a une idée vraiment universelle à travers le paysage, ça pourrait être un autre paysage, il y a vraiment cette idée d’universel, moi j’aime bien utiliser tous ces matériaux là, parce qu’ils ont une résonance ancestrale. Il y a quelque chose, en tout cas dans mes dispositifs plastiques, quelque chose qui allie quelque chose d’archaïque
M : D’archaïque ?
R : J’entends quelque chose qui peut paraître un peu pauvre, désuet, dans l’agencement. Bon là il n’y pas d’exemple, mais c’est surtout lorsque je fais des installations, avec du bois, et après, mélangé avec des choses beaucoup plus contemporaines, comme effectivement ce tissu [i.e., placé devant le dessin Photo 2]
M : C’est fait exprès que le tissu recouvre le dessin ?
R : Tout à fait.
M : C’est exposé comme ça ?
R : Alors il sera exposé comme ça, là je le fais dans mon atelier de cette façon là, parce qu’en fait, l’avantage du lieu ici, c’est que ça me permet de faire des essais,
M : Bien sûr. Mais par exemple si tu exposes ce dessin, là, tu vas mettre un voile comme ça dessus ?
R : Voilà ; un, voire deux, peut-être trois ; j’en ai d’autres, là, j’ai fait des essais
M : Alors, pourquoi tu voiles ton dessin ?
R : Alors en fait, l’idée de cette pièce, le titre, la thématique de l’exposition, c’est “Une île” ; et j’avais envie de traiter en tout cas le sujet donc avec un dessin au mur, qui rappelle un peu le côté insulaire de l’île, avec l’eau, et quelque chose du va-et-vient, et cette idée d’avoir ces tissus, qui mettent une distance, entre le sujet et le regardeur ; au même titre que lorsque l’on peut voir une île au loin, c’est un peu comme un mystère ou une énigme qui a quelque chose à dévoiler.
M : l’image est pas forcément nette, c’est ça
R : elle n’est pas nette, on est loin, il y a une distance. Il y a aussi peut-être une espèce de lexique, quelque chose de l’ordre de la poétique, qui peut être lié à l’eau, comme un brouillard ; c’est un peu l’idée d’avoir une poétique de l’île qu’on voit apparaître comme ça, comme si c’était un brouillard au loin, avec quelque chose, dans l’idée, peut-être, qu’on ressent physiquement comme quelque chose d’inaccessible. En fait je suis parti du titre ‘island’, en Anglais, et phonétiquement c’est « je suis une terre », ‘I’, je, et ‘land’, terre.
M : Là tu joues sur le mot [rires]
R : Oui, mais après, je pense que ça a son importance, mais j’enlève juste le ‘s’, enfin phonétiquement quand on le prononce, c’est comme ça qu’on le prononce. Et j’avais de le travailler comme ça, comme
M : ‘I land’,« je suis une terre »
R : Ma terre
M : « je terre », « je suis une terre »
R : « je suis une terre », donc
M : « je » en tant que « terre »,
R : voilà, donc c’était un peu travailler autour de ce sujet là en l’abordant de cette façon là, sur le côté plus mental… pas juste une île entourée d’eau, tout le monde connaît… mais je voulais plus jouer sur le côté mental du dispositif, et donc il y a cette idée, avec ces voiles, devant, qui rappellent un brouillard, on est un peu perdu, on a besoin de se retrouver, enfin il y a un peu toutes ces questions… Disons que je n’avais pas envie d’avoir une image qui soit nette, simple d’accès. J’aime bien, aussi, lorsque je présente un dispositif, que tout ne soit pas donné comme ça, et qu’il y ait un jeu avec le regardeur… c’est pas moi qui l’ai inventé, Duchamp le dit très bien : le regardeur finit le tableau. Et donc il y a cette idée là ; au même titre que dans mes dessins il y a très peu de couleurs, je travaille à la mine de plomb, donc on est sur des teintes de gris, mais ça m’intéresse d’autant plus que ça a un pouvoir d’évocation beaucoup plus fort.
M : Et la bande qu’on voit là, noire, là qui traverse, c’est intentionnel ou ça va changer ça ?
R : Je ne sais pas. En tout cas ça m’intéressait parce qu’il y a une espèce d’analogie avec le dessin qu’on a derrière qui rappelle un peu l’onde, comme un fil, qui parcourt… on peut voir ça, parfois, quand ça serpente le long de l’eau, donc on peut retrouver une poétique visuelle, ou en tout cas des choses qui peuvent s’apparenter à ce qu’on ressent de sensations à travers le paysage. Là le dispositif n’est pas terminé, mais l’idée c’est de créer des ondes avec ces voiles devant, qui rappellent les vagues, le mouvement qui revient. Et donc entre ces rideaux il y aura des morceaux de verre qui vont être placés, qui rejouent un peu quelque chose que l’on retrouve derrière avec les reflets. Mais après, c’est jouer vraiment sur une poétique, mais je n’ai pas voulu dessiner une île pour dessiner une île, ça ne m’intéresse pas.
M : L’évocation
R : l’évocation de l’île
M : la suggestion
R : et puis tout ce que ça peut inclure une île. Il y a un imaginaire très fort par rapport à l’île perdue, le trésor
M : Robinson
R : C’est aussi rentrer dans un autre monde. Il y a quelque chose cet ordre là, en tout cas pour moi.
M : Et tu disais tout à l’heure, tu as dit « le dessin, c’est de la pensée en mouvement », alors, qu’est-ce que cela veut dire ?
R : Disons que ce qui me plaît dans le dessin, c’est que c’est immédiat, c’est quelque chose de très direct. Il y a cette idée de quelque chose en mouvement, avec des va-et-vient, ce n’est jamais figé en fait, pour moi le dessin.
M : J’insiste, mais cette pensée, c’est quoi ?
R : La pensée en mouvement, ça peut être par rapport à une thématique d’exposition. J’ai travaillé beaucoup autour de la thématique de l’eau, je parle de l’eau parce que ça me fait penser au miroir, le miroir c’est le reflet, c’est notre reflet, et donc la pensée, c’est nous, c’est une façon de parler de nous, en fait. En fait tout le travail des artistes, pour moi, à mon sens, on ne fait que de parler de l’humanité et de nous.
M : Ah oui ?
R : Oui. On questionne… Gauguin l’a très bien dit.
M : Donc quand tu dessines un paysage, tu t’interroges sur toi-même ?
R : C’est plus universel. Mais au delà du paysage, quand on parle de reflet, c’est peut-être un prétexte, mais qu’est-ce qui se reflète à la surface de l’eau ? Monet a très bien exprimé ça, c’est des all-over, on ne voyait pas la ligne d’horizon, c’était tout sur l’eau, donc il incluait l’eau et le ciel. Donc quand je parle de reflet, ce qui se reflète c’est le ciel, et le ciel c’est quoi ? c’est l’univers. Donc ça va au-delà de tout ce qu’il y a autour de nous sur cette Terre. Il y a quelque chose de beaucoup plus grand que nous.
M : Donc ça ne parle pas que de nous alors…
Photo 3 François Réau, « Éclipse », vue d’atelier, mine de plomb (Photo Léon Mychkine)
R : Ça c’est une autre pièce, toujours du dessin, de plus grandes dimensions. Ce qui m’intéresse aussi, dans ma pratique artistique, c’est le dessin immersif, c’est de pousser les limites du medium, soit par rapport à ses dimensions, essayer de changer le format classique, et passer à des grandes dimensions. J’ai fait des dessins plus grands, qui font 2,80 x 4 mètres. Et donc du coup c’est vrai que là on est dans quelque chose d’immersif, qui s’apparente à de l’installation, dans la mesure où ça engage vraiment le corps du regardeur, et donc pour cette pièce, j’avais un dispositif au sol qui était fait de branches, très abîmées, un peu fossilisées ; donc il y a aussi encore cette question du temps qui passe. Donc pour moi c’était aussi une manière de dessiner dans l’espace. Et ce qui m’intéresse dans cette pièce, qui est plus récente, c’était de laisser comme des poches de blanc, des zones qui sont un peu comme des poches d’air, en fait, qui permettent de respirer à l’intérieur du dessin ; ça permet de rythmer un peu aussi au niveau du regard. Ça permet aussi de projeter peut-être plus de choses pour le regardeur, dans la mesure où l’interprétation reste ouverte, j’aime bien que ce soit dans une espèce d’entre-deux ; entre possibilité, inquiétude. On ne sait pas trop si c’est de l’eau. Au fond, on dirait une forêt qui prend feu. Il y a toujours un entre-deux dans mon travail, où il y a vraiment toutes ces questions d’apparition, de disparition, abstraction, figuration. On est toujours entre les deux. Et le sujet [i.e., du dessin] c’est une éclipse ; le soleil est là sans être là, il y a vraiment cette question de l’apparition, de la disparition, qui est une question très contemporaine, je pense, et qu’on se pose aussi à l’échelle de l’humanité. Pour cette pièce là, la façon que j’ai de la travailler, peut s’apparenter un peu à la photographie, dans la mesure où elle a été construite un peu comme une photo pourrait apparaître, par couches successives, comme en photo on fait plusieurs bains. L’idée, c’était d’avoir plusieurs étapes de travail pour faire monter l’image comme ça. Ce dessin a fait partie d’une exposition collective, chez Suzanne Tarasieve, au Loft 19, à Paris. Et la thématique c’était « être-au-monde » [i.e., exposition « Être(s) au monde »], qui est un sujet très très vaste. Donc j’ai créé cette pièce à travers un sujet qui nous questionne, par rapport à la lumière. Donc être au monde, c’est aussi une fragilité face aux éléments (l’éclipse), qui nous dépassent, et qui sont plus forts que nous. Et je m’en suis rendu compte après, en discutant avec des critiques et des historiens de l’art, ils me faisaient la réflexion qu’en fait dans cette pièce là, il y avait peut-être quelque chose un peu de chamanique, dans la mesure où c’est vraiment l’esprit de la forêt, en fait. Et le traitement que j’ai utilisé, sur la façon de représenter ces enchevêtrements, ces branches qui reviennent, notamment en bas, avec un traitement qui rappelle un peu… la peau, comme une peau de jaguar. Et en fait il y a un peu de cette idée là, mais malgré moi, je ne l’ai pas fait volontairement, mais c’est vrai qu’il y a un peu de ça. Il y a vraiment quelque chose d’indicible que j’avais envie de mettre. Donc la partie inconsciente est importante. Aussi dans un rendu plastique c’est un peu ce qu’on pourrait appeler une transfiguration par rapport à un sujet, ou comment on peut aller au-delà de l’image, et qu’est-ce qu’on peut mettre, en plus, derrière ? Qu’est-ce qu’on peut rajouter ? Ne pas rester à la surface. C’est pour ça que j’expliquais tout à l’heure comment l’image peut venir… Dans les dernières pièces que je réalise, il y a vraiment cette idée, en tout cas, qui est présente lorsque je commence un dessin ou une installation.
M : Et ça m’a beaucoup intrigué ces petits découpages
R : C’est du dessin, aussi. Il y en qui font 2,50m de haut. Donc les feuilles sont noircies à la mine de plomb, et du coup après j’ai travaillé avec un scalpel, qui est aussi pour moi encore une façon de dessiner, donc j’ai fait ces petites incisions qui rappellent des petites flammes, des brindilles…
François Réau, dessins au sclapel, vue d’atelier (photo Léon Mychkine)
François Réau, Untitled, 2014. Création in situ, dimensions variables. Mine de plomb sur papier et incisions, 2400 x 345 cm. (Image issue du portfolio de F. Réau).
Quand je réalise une pièce, je pense toujours en dessin. Quand on dessine, c’est une manière de comprendre les choses ; de les cerner. On cerne, donc on entoure, avec un trait. Et donc très concrètement, pour moi c’était une manière de cerner, d’entourer. J’ai entouré la branche. C’est une manière de la comprendre, de la cercler, de faire le tour. Donc il y a un peu tout ce cheminement intellectuel. Et après il y a toute
Photo 4, François Réau, photo d’atelier de “Sans Fin”, Bois, gesso, laine, fil doré, fil, corde et mine de plomb Dimensions variables, Sans titre I (détail), 2015
cette idée par rapport à l’assemblage, donc là on est plus dans quelque chose qui s’apparente à de l’installation, à comment on va agencer les choses les unes avec les autres. Ce qui m’intéresse aussi, c’est de créer une poétique avec des choses que les gens ne vont peut-être pas remarquer, qui paraissent pauvres. Essayer de faire avec très peu de moyens, c’est vraiment intéressant. Il y a cette idée de fragilité. Le point de basculement n’est pas loin. Comment créer quelque chose de fragile ? Il y a toujours cette idée d’entre-deux.
Partie 2
Chez les artistes, on trouve souvent des choses étonnantes ; et j’entends l’adjectif “étonnant” au sens étymologique: du latin populaire extonare, et classique attonnare, adtonare, « frapper du tonnerre » (Le Robert. Dictionnaire Historique de la Langue Française). Quand nous sommes étonnés, nous sommes, nous devrions être frappés par ce que nous ressentons, ce que nous voyons (mais pourquoi ajouter le verbe « voir » au verbe ressentir si « la vue » fait partie des sens ?) Ainsi, dès le début de l’entretien, Réau nous dit qu’installation et dessin constituent des domaines poreux. Pourquoi ? Parce qu’il envisage le dessin dorénavant comme quelque chose de hors-cadre, comme il de dit ; d’immersif. D’où l’idée d’installation, et ce d’autant plus que Réau met souvent en situation ces dessins. Comme on peut le voir ci-dessous:
Photo 5 Comme Orphée je joue sur les cordes de la vie, de la mort et dans la beauté de la terre, 2017 Mine de plomb, graphite et oxyde de fer sur papier, 227 x 237 cm. Tiges métalliques, oxyde de fer et bobines de fil. Dimensions variables (image issue du portfolio de F. Réau).
C’est la première chose étonnante ; décider que le dessin est une installation. Il s’agit bien d’une décision. Un dessin, généralement, n’est pas une installation. Et même, me semble-t-il, les ‘wall drawing’ de Sol LeWitt n’étaient pas pensés en tant que telle. Si Réau les décrit ainsi, c’est parce qu’il les veut aussi immersifs, comme est immersive une installation. La seconde chose étonnante chez Réau, c’est son dire que le dessin, c’est de la pensée en mouvement. On retrouve la même idée chez Ernest Pignon-Ernest, quand il déclare, lors d’un entretien : « Je pense en effet que le dessin affirme la pensée et la main, en quelque sorte il affirme l’humain.1 » Ce que signifie cette phrase de Réau, malgré ses précisions, me laissent un sentiment de mystère. Et c’est tant mieux. Pourquoi ? Parce que la phrase de Réau, tout comme celle de Pignon-Ernest, nous rappelle toujours à cette vérité esthétique qui veut que les mots ne soient pas toujours en adéquation avec la création plastique. J’ai déjà cité, dans un autre article, l’admirable phrase de Descartes qui dit (version abrégée), que sentir n’est rien d’autre que penser. Cette phrase est admirable, parce qu’elle nous signale l’écart qui existe toujours entre la pensée conceptuelle et la pensée non-conceptuelle, mais qui peut le devenir, le sentir. (En philosophie contemporaine, on parle de “contenu non-conceptuel”). Je crois que ce pointent tant Pignon-Ernest que Réau dans leurs propos, c’est cela même : le sentir. Or le sentir est intelligent, et il pense, mais d’une manière que l’on ne peut pas nécessairement et à tout-coup traduire en vernaculaire. C’est pour cela que la phrase «le dessin, c’est de la pensée en mouvement » reste à la fois mystérieuse et évidente, dans le sens où les arts plastiques, c’est quasi un cliché que de le rappeler, ne nous parlent pas d’une manière que nous avons pu apprendre autrement qu’en nous intéressant à cette forme d’expression ; et quand bien même d’aucun verrait une oeuvre pour la première fois…
La deuxième chose étonnante chez Réau, c’est lorsqu’il dit que ces dessins sont liés non pas à « l’espace du paysage, ce n’est pas le paysage, mais c’est vraiment l’espace du paysage, avec toutes ces questions qui sont liées au temps, à l’espace et au mouvement ». Il y a une différence entre le mot « paysage » et l’association « espace du paysage ». La notion de paysage implique l’idée de quelque chose d’homogène, comme un “bloc” ; quelque chose qui rentre dans un cadre (optique, peint, photographié). L’expression « espace du paysage » implique l’idée que des choses se passent dans le cadre classiquement entendu du paysage. Il s’y trouve du temps, de l’espace et du mouvement (ce qui est tout à fait pertinent, d’ailleurs, du point de vue philosophique et scientifique). C’est pourquoi, de fait, Réau intervient dans le paysage pour faire ressentir — accéder —, à cet espace pour le coup interne (le cadre), en précisant tout de suite que le mot « interne » ne signifie pas quelque chose de fermé sur soi, car le paysage déborde toujours (c’est aussi, comme il le dit, « ouvrir le spectre au maximum »). C’est donc l’idée que le paysage est un espace interne d’activité, dans lequel, toujours, il se passe quelque chose. Et pour ne le faire ressentir, Réau n’hésite pas à placer des zones blanches, qu’il qualifie de « poches d’air, qui permettent de respirer à l’intérieur du dessin ». Maintenant, ces poches d’air sont très mystérieuses, parce qu’elles ne sont pas du tout réalistes ; elles surgissent, ou s’interposent dans le dessin d’une manière inattendue. Je le répète, car je l’ai déjà dit, il n’existe aucune oeuvre d’art réaliste, c’est-à-dire ressemblante. La ressemblance est une construction de l’esprit. Ceci dit, la notion de ressemblance nous aide à reconnaître certaines choses dans de nombreuses oeuvres, même si nous savons très bien, comme l’a dit bien avant nous Nelson Goodman, que personne ne ressemble à un tableau, ni à un dessin ni à une photographie. À partir de là, toute oeuvre d’art est une fiction, et les poches d’air de Réau, pour ainsi dire, ne sont qu’une fiction augmentée, une fiction au carré. Réau pourrait se contenter de dessiner des paysages reconnaissables mentalement ; mais cela ne lui suffit pas, il ajoute un élément sur-fictionnel à ces derniers : les poches d’air.
Ce qui est aussi, encore une fois, étonnant chez Réau, c’est sa volonté de voiler son dessin. Il y a là un véritable pari esthétique. En effet, la plupart des artistes tiennent, et pour des raisons assez légitimes, à exposer le mieux possible leurs oeuvres ; ils veulent qu’elles soient visibles et éclairées au mieux possible. Mais que fait Réau face à ce dogme scénographique ? Après avoir passé un certain temps à exécuter son dessin,2 au lieu de lui donner les meilleures chances de visibilité, il l’empêche, il le recouvre d’un filet. C’est très curieux. En même temps, cela peut s’expliquer ainsi : Réau a parfaitement conscience du temps que passe en moyenne le regardeur face à une oeuvre. En posant un voile sur son dessin, peut-être escompte-t-il que le visiteur va passer un peu plus de temps que d’habitude, voire même se rapprocher de l’oeuvre afin de l’examiner davantage ?
Enfin, le dernier élément étonnant chez Réau, et pour ce qui concerne cet article, et qui n’est qu’un aperçu, c’est la récurrence, dans son vocabulaire, de l’adjectif « poétique ». Il semble que Réau voie avant tout les choses, qu’elles quelles soient, à travers un spectre poétique, et c’est parce qu’il voit d’abord les choses à travers ce spectre qu’il peut, ensuite, tenter de restituer cette vision. On peut penser que cette poétique, chez Réau, n’est pas qu’une figure de style, car il réussit certainement à traduire une certaine vision dans ses dessins, vision qui rappelle une certaine forme de romantisme gothique, tel qu’on peut le rencontrer dans les dessins d’un Victor Hugo, par exemple. Je ne dis pas que Réau fait du dessin hugolien, mais je suppose une parenté de mondes partagés ; ceux d’une poétique spécifiquement étrange et mystérieuse du paysage, en sus de domaines propres à Réau, qui sont ceux du non-évident, de l’incertain, et d’une certaine forme de magie, de monde des esprits que l’on retrouve dans l’entretien lorsqu’il parle de chamanisme et d’archaïsme. D’où les pièces disposées face aux dessins, comme d’énigmatiques fils à plomb (bobines) qui, tant au sens littéral que métaphorique, laissent certaines choses en suspens, tout comme les bois enroulés de laine et de fil comme autant d’objets rituels dont l’usage nous échappe.
Notes
1. Quotidien L’Humanité, vendredi, 24 Janvier, 2014
2. Le dessin « voilé » (photo 2) a nécessité 20 jours de réalisation.