Fusées pour Robert Smithson (#1)

Je suis fasciné par l’esprit, l’écrit, et l’œuvre de Robert Smithson. Décédé à l’âge de 35 ans ! No comment. Quand on parcourt ses écrits, on est frappé par leur vigueur, leur originalité, leur inventivité ; ça déborde ! Puisque j’aime les commencements, débutons avec le premier texte de ses Collected Writings (University of California Press, 1996) : ‘Quick Millions’.

« Déclaration de l’artiste :

Pour moi Quick Millions vient d’un monde de possibilités isolées, tenues ensemble par des motifs incompréhensibles. L’œuvre est nommée d’après un film que je n’ai jamais vu [Quick Millions, Roland Brown, 1931].  Toutes mes intentions originales pour créer cette œuvre sont hors de vue et hors l’esprit. C’est une œuvre terminale : scellée, impénétrable, non-révélatrice — cachée pour toujours. J’aime le plastique en tant que medium parce qu’il peut être tant réel/ou irréel, suivant votre humeur. Le plastique existe entre un spécifique solide et une généralité brillante. Quick Millions peut être un type d’architecture d’une anti-parodie de science-fiction obsolète, ou des formes et espaces insaisissables, mais j’en doute. D’aucun pourrait aussi le décrire en tant que “non-contenu”. Toutes les sortes d’ingénieries me fascinent, je suis pour l’artiste automatisé. »

Robert Smithson, ‘Quick Millions’, 1965, panneaux en plastique rouge brillant, noir, bleu clair sur châssis en bois, baguettes métalliques, 137,2 x 142,2 cm, Centre Pompidou

 

Glose

Préhistoire de l’art contemporain / ou art contemporain vintage. Il y a un petit côté vintage dans cette pièce, et c’est aussi ce qui en fait le charme. Smithson, il était à la fois un artiste, et un écrivain (les deux ne vont pas toujours ensemble, très loin s’en faut). Aussi, ce petit texte est-il un concentré de Smithson, avec plein de choses dedans, qui pourraient tout à fait être démarquées, isolées, dénommées chacune, sauf que tout va ensemble. C’est ça, “l’esprit Smithson”. Après, cette pièce, oui, c’est un OANI, un Objet d’Art Non Identifié ; et Smithson savait la nouveauté de la chose, car il la décrit aussi comme possiblement spécifique solide, et, bien entendu, quand on connaît un peu le registre, on pense à Judd, titré d’ailleurs dans l’article suivant dans le livre de Smithson, qui a bien dénommé ses premiers objets usinés “Specific objects.”C’est bien en 1965 que Judd publie son article ‘Specific Objects’ (dans Arts Yearbook 8). Le terme ici, donc, de spécifique, semble appuyer à la fois en tant qu’adjectif, et nom. Dès le début de sa déclaration, Smithson tente d’empêcher la taxonomie immédiate de son objet, en précisant qu’il vient d’un monde de possibilités. Comme s’il était loisible de l’identifier tout de suite… Mais non, et même après 56 années, il reste étrange et étonnant, cet objet d’art. Dans quel monde l’inscrire ? Smithson semble se poser la question, car on voit bien qu’il hésite sur la nature de ce qu’il a produit, ou bien, de ce que produit cet objet. Deux choses différentes, entre l’agir, et l’agi, le faire et le fait, etc., et c’est bien pourquoi il se demande s’il ne s’agirait pas d’« un type d’architecture d’une anti-parodie de science-fiction obsolète », et, bien qu’il propose une autre alternative (« formes et espaces insaisissables »), on voit bien qu’il penche pour la première proposition, qui, de fait, m’apparaît parfaitement coller avec ce que nous voyons ; soit, redisons-le, « un type d’architecture d’une anti-parodie de science-fiction obsolète », autrement dit, une figure d’un passé d’un futur jamais venu. Non ? Plastique et métal sur châssis en bois (derrière). Un vaisseau à plat, une entrejambe de super héros japonais au rencard… Mais, nous dit Smithson, cette œuvre vient d’ailleurs que de lui-même : hors de vue et hors l’esprit. Smithson écrit “out of sight, out of mind”, que l’on trouve toujours traduit par « loin des yeux loin du cœur »! Mais “sight” ne signifie pas vue, et “mind” ne signifie pas cœur. Il est assez clair que Smithson, comme Judd, comme Stella et d’autres, est enthousiasmé par ces matériaux qui pénètrent le monde de l’art, et qui sont fabriqués en dehors (un artiste pouvait faire sa peinture et bâtir sa toile, en 1965 ; mais “faire” son propre plastique, son propre fer, c’était autre chose). D’ailleurs, Smithson l’avoue à la toute fin :  « Toutes les sortes d’ingénieries me fascinent, je suis pour l’artiste automatisé ». Cette fascination, c’est bien celle qui permet, quasi, dans un monde presque proche, de produire, de faire-produire, des œuvres d’art par autre chose que la main spécifique ; et c’est une manière d’entendre encore l’appellation. On pourrait sûrement encore s’attarder sur le grain façon sable des panneaux rouge ; les bandes noires, l’ondulé bleu. C’est fait.

Traduction et le reste, Léon Mychkine