Gauguin dans la décoloniale (machine délirante)

Sur le site en ligne du Minneapolis Institute of Art, on peut voir des œuvres d’art, lire des notices, et, par pure sérendipité, tomber sur celle-ci, qui vaut son pesant de cacahouètes exploitées : « L‘œuvre “Tightrope” (1994), chef-d’œuvre tardif de l’œuvre d’Amos, présente un portrait presque grandeur nature de l’artiste en équilibre précaire sur une corde raide au-dessus d’une foule de visages flous et d’un filet d’yeux regardants et désincarnés. Vêtue d’un costume de Wonder Woman et d’une blouse de peintre, Amos se tient en équilibre avec des pinceaux dans une main et un T-shirt imprimé d’un torse nu dans l’autre. Le T-shirt arbore un détail du portrait que Paul Gauguin a fait en 1899 de sa maîtresse tahitienne Teha’amana, adolescente, dans le tableau “Deux femmes tahitiennes”. Ici, Amos emprunte une figure de l’œuvre d’un célèbre maître européen pour la désincarner et la rendre étrange. “Tightrope” se tourne vers Gauguin, un artiste qui a souvent considéré les femmes de couleur non pas comme des individus dotés d’une subjectivité propre, mais comme des objets de représentation et de désir sexuel. Cependant, l’appropriation de Gauguin par Amos n’est pas simplement une condamnation du regard colonial et du chauvinisme des “grands” artistes masculins blancs, mais un positionnement complexe de soi vis-à-vis de l’histoire problématique de l’art européen.» 

Le reproche du colonialisme a toujours à voir avec l’autorité du blanc, dominateur, etc. D’entrée de jeu, nous lisons que le tableau d’Amos est un chef-d’œuvre. Aucune explication quant au superlatif, il faut se le tenir pour dit. Autant pour le langage d’autorité. Mais avant d’examiner (charitablement) ce tableau, étudions quelque peu ce discours soi-disant exégétique et surtout politique, qui décide de s’attaquer bien vilement à notre cher Gauguin, qui, d’après la Notice, « a souvent considéré les femmes de couleur non pas comme des individus dotés d’une subjectivité propre, mais comme des objets de représentation et de désir sexuel. » Mais quand on lit Noa Noa, publié en 1901, on se demande où se trouve la théorie libidineuse et réifiante attribuée à Gauguin ? On aimerait donc bien avoir les sources de ces épouvantables supputations. Dans ce livre, Gauguin relate notamment sa rencontre, en chemin, avec une femme, qui lui demande où il va. Il répond qu’il se rend sur l’île d’Hitia’a. Pourquoi faire, lui demande-t-elle ? Pour trouver femme, répond-il. S’il le désire, elle peut lui offrir sa fille, nul besoin d’aller à Hitia’a. Les réponses étant positives concernant la jeunesse, et la santé de la promise, voilà, en peu de temps, la jeune fille chez Gauguin ; et voici comment il en parle :

« Ce fut tout. Le cœur me battait pendant que la jeune fille, impassible, rangeait par terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m’étaient offerts. Je mangeai de bon appétit mais j’étais préoccupé, intimidé. Cette jeune fille, cette enfant d’environ treize années, me charmait et m’épouvantait. Que se passait-il dans cette âme ? Et c’était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat si hâtivement conçu et conclu. — Peut-être est-ce un marché qu’elles ont débattu entre elles… pensais-je, la mère a-t-elle ordonné, exigé ; peut-être, et pourtant je voyais bien nettement chez la grande enfant les signes d’indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race. Ce qui surtout me rassura, c’est qu’elle avait, à n’en pas douter, l’attitude, l’expression sereine qui accompagne chez les êtres jeunes, une action honorable, louable. Mais le pli moqueur de sa bouche, d’ailleurs bonne et sensuelle, tendre, m’avertissait que le danger était pour moi, non pour elle…» 

A-t-on, lisant cet extrait, la claire et nette impression d’avoir affaire à un vilain colonialiste libidineux et méprisant ? Certes non. Quant à l’emprise coloniale sur la population haïtienne, voici ce que, invité chez Fa’aone, la mère de Teura, on lui dit : — Dans huit jours qu’elle revienne. Si elle n’est pas heureuse elle te quittera.» Autant pour la terrible mainmise de Gauguin… Si, par ailleurs, Gauguin mentionne et cite les français loin d’être tous bienveillants, on ne saurait l’envelopper dans un tissu de haine et de misogynie ; c’est parfaitement calomnieux. De fait, comme convenu, passé huit jours, Teura rentre voir sa mère, Gauguin lui donnant de l’argent pour le transport et du rhum pour son père. Gauguin, déjà attaché et amoureux, si « résigne tristement ». Mais, « plusieurs jours ensuite, elle revint ». Avons-nous là le témoignage d’une jeune femme exploitée, tyrannisée ? Certainement pas. Quand un discours semble dénoncer l’inacceptable, on a tendance, pavlovement parlant, à acquiescer. Qui ne condamnerait la condescendance, le mépris colonial ? Mais quand on plaque un discours dénonciateur sur tout et n’importe quoi, au prétexte que tel ou tel a gravité dans les orbites géopolitiques du colonialisme, doit-on automatiquement en faire un salaud ? C’est bien ce que nous incite à penser la Notice, et c’est bien pourquoi il s’agit là d’un cas patent d’obscurantisme : on ne discrimine plus, on ventile ; on ne prend pas une allumette, mais le lance-flammes. C’est du brutal ; de l’endoctrinement qui rend bête. Ceci dit, après le commencement de l’exégèse d’un discours aussi pointu, faut-il poursuivre ? Pour mémoire, on nous dit que la peintre Amos « s’approprie Gauguin »… On se demande comment. Et il s’agit maintenant,  alors, de montrer l’image (si performative) de “Tightrope”:

 Emma Amos, “Tightrope”, 1994, acrylique sur toile avec bordures en tissu africain et transfert de photos, 208.28 × 147.32 cm, MIA

On doit supposer que l’appropriation gauguinenne tient dans ce qui est représenté sur le tee shirt, à savoir une espèce de copie d’une partie du tableau “Deux femmes tahitiennes”, de Gauguin, 1899, avec renvoi en vignette en bas à droite, d’une partie plus large. Inutile de préciser qu’il ne s’agit pas d’une copie fidèle, c’est assez indigne ; et nous serions bien tentés de dire : comme le reste. Donnons maintenant une image du tableau de Gauguin, afin de réparer ce qui, tout de même, tient d’un affront artistique :

Paul Gauguin, “Deux femmes tahitiennes”, 1899, huile sur toile, 94 x 72.4 cm, The MET

Notez bien que, dans la novlangue décoloniale, l’« appropriation », c’est mal si par exemple (véridique) une femme blanche se fait des tresses, c’est un signe d’appropriation tout droit sorti d’une emprise coloniale. En revanche, si une artiste afro-américaine (novlangue) s’empare d’un sujet de Gauguin, il s’agit aussi d’appropriation, mais c’est bien, c’est pour la bonne cause, pour se venger de tous ces salauds de colonisateurs, et des blancs en général, qui transpirent les maléfices. Le tableau d’Amos est relativement incompréhensible. Quand bien même le sujet en serait le regard oppresseur du colon sur la femme polynésienne, et plus largement l’oppression occidentale sur les femmes “exotiques” — soit —,  on ne voit pas très bien en quoi le tee shirt sur cintre provoquerait une charge politique manifeste ; c’est tout de même assez inconsistant, et le fait que le personnage soit déguisé en Wonder Woman n’ajoute rien au “message”. Ce message, d’ailleurs, heureusement que la Notice nous en informe, nous ne l’aurions jamais décelé. Rappelons-le, tant il est primordial pour la bonne compréhension de ce “chef-d’œuvre” :« l’appropriation de Gauguin par Amos n’est pas simplement une condamnation du regard colonial et du chauvinisme des “grands” artistes masculins blancs, mais un positionnement complexe de soi vis-à-vis de l’histoire problématique de l’art européen.» quand, comme dirait La Fontaine, la grenouille veut se faire plus grosse que le bœuf. Le discours est proportionnellement emphatique à la pauvreté iconique, car c’est tout de même d’une croûte dont il s’agit, et notre diagnostic ne diffèrerait point si l’artiste était un homme (les lecteurs d’Article le savent parfaitement). Mais non seulement il sera bien difficile de voir ici un message visant directement Gauguin, encore moins pourra-t-on y saisir son caractère universel (à destination des “blancs” tout de même, toutes les autres pigmentations étant des amours, quand bien même, rappelons-le, la civilisation arabe a réduit en esclavage les Africains dès le VIIe siècle (excusez du peu !), Africains eux-mêmes qui, dès le XIe siècle, s’y mettent aussi, et c’est l’exemple du Ghana, avec son empereur converti à l’Islam, qui échange de l’ivoire, des esclaves et de l’or avec l’ethnie Bambuhu). Là encore, le discours emphatique, et, du coup, tout à fait exubérant en regard de l’œuvre, n’utilise Gauguin qu’en tant que prétexte iconologique, un fil qu’il suffit de tirer pour faire dérouler la bobine de l’histoire de l’art occidental, qui, on le sait bien, est problématique. Le fait, soudain, de prendre la partie pour le tout, revient à sous-entendre, et c’est un grand classique dans le discours de la novlangue décoloniale, que c’est toute l’Histoire de l’art occidental qui est pourrie, gangrénée par l’esprit corrompu de l’Homme Blanc. Tout cela n’est rien d’autre que du fanatisme, qui, tantôt, prêterait à rire, tantôt à s’effrayer de ces mouvements de pensée, qui sont tout sauf modérés. Enfin, on comprend mal l’acharnement des Occidentaux issus des différents aléas de l’Histoire à vouloir constamment détruire ou renier leur culture moderne, tant artistique, philosophique, que politique. On aurait envie de leur dire : Que n’inventent-ils leur propre culture, langue comprise, si celle dans laquelle ils ont été éduqués est si détestable et toxique ? Tant qu’ils tentent de vilipender ou de mettre à nu la culture de l’homme blanc, forcément raciste, colonialiste (même s’il y a plus de Colonies), misogyne, libidineux, dominateur, etc., ils continuent de s’y soumettre. Ne serait-il pas plus oxygénique de l’ignorer ?

Pour ne pas finir sur cette note, donnons quelques mots choisis et si subtils de Victor Segalen, qui publie en 1904 dans Le Mercure de France un texte sur Gauguin à Atuona, où il débarqua trois mois après son décès, en guise de pèlerinage, nous informant que, sur le fronton de sa case, on peut lire une plaque gravée de cette inscription : “Maison du jouir” : « Autour de Gauguin s’agitaient mollement ses comparses indigènes, les pâles Marquisiens élancés au visage barré de stries bleuâtres qui reculent les yeux, démesurent la bouche ; à la peau claire habillée de signes incrustés de tatu, dont chaque ornement (jadis) signifiait un exploit. Gauguin choryphée entonnait une complainte et récriminait, et les choristes dociles achevaient l’antistrophe. Beaucoup le suivaient sans comprendre, de ces enfants géants dont la langue, pour exprimer nos mœurs, a dû se charger de radicaux sémites ou latins, restés pour eux lettres mortes. D’autres l’excitaient par de faux avis : et d’autres encore lui furent, parmi ces indigènes, fidèles et bons, vraiment. Il serait, d’autre part, oiseux et ridicule, un peu, de parler d’immoralisme en un milieu où le mot pudeur est représenté par un néologisme anglais ; où ce mot et le sentiment désigné n’ont que peu de rapport avec la sexualité ; où la virginité est un mythe exprimé par un nom grec, la fidélité sexuelle un non-sens, l’amour désintéressé une énorme invraisemblance et la femme un exquis animal. Mais, il est vrai, un animal civilisé, puisqu’elle entremêle ses ébats amoureux du chant de cantiques, coupés de l’énumération (avec les sous-préfectures) de nos départements français. […] Voici donc que ces vallées somptueuses apparaissent alors chemins funéraires, pénétrant vers le cœur stérile des îles : bordées de maisons de bois affaissées sur leurs terrasses de pierres éboulées aussi, semées de paë-paë sacrés, où, dans l’enceinte de basaltes roulés s’immolaient les victimes, elles ont vu mourir les dieux autochtones, puis les hommes. Gauguin y mourut donc aussi, dans une claire matinée de la saison fraîche. Le fidèle Tioka, son ami indigène, le couronna de fleurs odorantes, l’enduisit, selon l’usage, de monoi onctueux, puis déclara tristement : “Maintenant, il n’y a plus d’hommes”. »

en sous-bassement de l’entrée, on peut voir deux panneaux, où on lit “Soyez amoureuses vous serez heureuses” (la seconde est lisible) :

 

Certainement que l’on peut attribuer sans conteste à Gauguin ce caractère endossé par l’inoubliable Charles Denner dans la qualité éponyme du film de François Truffaut : L’homme qui aimait les femmes.

 

Refs. Franklin J.H., Moss Jr. A.A., From Slavery to Freedom, Sixth Edition, McGraw-Hill, Inc., 1988 /// On retrouve aussi chez nous la calomnie et la manipulation de l’Histoire par exemple dans cet article : https://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=https%3A%2F%2Fwww.lemonde.fr%2Fbig-browser%2Farticle%2F2017%2F09%2F25%2Fgauguin-un-film-qui-gomme-la-realite-coloniale_5191281_4832693.html#federation=archive.wikiwix.com /// Pour un éclairage qui réhabilite (justement) Gauguin : https://www.franceinter.fr/emissions/le-vif-de-l-histoire (spécialement à 13 mns).

 

Léon Mychkine

 


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