Gérard Fromanger entretien

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Fromanger : La peinture e(s)t la vie

Gérard Fromanger, figuration narrative ? J’ai adopté un principe : Je me méfie des familles.

(Je n’ai pas pu visiter l’exposition en compagnie de Gérard Fromanger, car le journaliste qui m’a précédé a profité et abusé de sa générosité et de son temps; d’où nos phrases respectives du début). L’entretien qui suit est divisé en deux parties. La première est l’inverse de la seconde : c’est l’intervieweur qui est questionné. Gérard Fromanger est passionné par la philosophie; il a eu pour amis de nombreux philosophes, notamment Gilles Deleuze, et il me questionne sur la philosophie. La partie 2 retourne enfin la situation. Le lecteur peut donc passer directement à cette dernière s’il ne souhaite pas les éclaircissements spécifiquement philosophiques, qui ici n’ont rien à voir avec l’exposition de Fromanger, mais qui ont à voir avec lui, personnellement, on l’aura compris.

La piste audio est découpée conformément à ce qui vient d’être précisé plus haut.

1/Gérard Fromanger : Excusez-moi, on va s’asseoir un peu, je suis crevé

Léon Mychkine : Vous êtes fatigué, donc l’idée c’était de refaire le même tour, mais… voilà.

GF : Agrégé de philo… [Nous avons été présenté auparavant et j’ai décliné mes qualités, comme il se doit.]

LM : Non, je ne suis pas agrégé, je suis Docteur en Philosophie

GF : Deleuzien ?

LM : Non

GF : Foucaldien ?

LM: Non

GF : Derridien ?

LM : J’ai été derridien, je suis un derridien défroqué.

GF : Ah !

LM : Non, je suis whiteheadien

GF : Alors c’est quoi Whitehead ?

LM : Whitehead a créé une immense philosophie de l’expérience, c’est tout un système, qu’il appelle « organique », qui est très complexe, parce qu’il mélange la science, la philosophie, les concepts qu’il invente, etc. Et c’est passionnant. C’est un géant.

GF : Qu’est-ce qu’il a de géant par rapport aux autres ?

LM : Ce qu’il a de géant c’est que c’est le premier philosophe, et probablement le seul au vingtième siècle, à comprendre et à utiliser les sciences qui l’entourent : Einstein, la théorie des quanta…, et le premier donc à conceptualiser l’expérience avec des concepts qu’on n’avait jamais vus avant. Et il fait un système philosophique qui tient.

GF : Quels concepts par exemple ?

LM : Eh bien, l’ « entité actuelle », le « nexus »…

GF : Qu’est-ce que c’est l’ « entité actuelle » ?

LM : Non mais attendez là, je ne peux pas vous expliquer…

GF : En un mot, en une phrase… Quand on demande à Sartre « Qu’est-ce que l’existentialisme ? », il dit « faire et en faisant se faire » [« Faire, et en faisant se faire et n’être rien que ce qu’on fait. »]

LM : Si vous voulez, pour Whitehead, tout est expérience. Tout. Une table, une chaise, un arbre,

GF : Ça je peux comprendre

LM : un atome, un corps humain, le soleil. Donc il a voulu logiciser — c’était un grand logicien, voir les Principia Mathematica, co-écrits avec Bertrand Russel. Il a voulu logiciser l’expérience, et donc il a inventé un dénominateur commun à l’expérience qu’il a appelé l’entité actuelle : à savoir que, dans tout ce qui existe, suivant un niveau d’organisation qui requiert d’autres concepts, des entités actuelles, plus ou moins nombreuses, plus ou moins associées, etc., vont former des « sociétés ». Et il y a donc des sociétés non-vivantes, et des sociétés vivantes. Et c’est extrêmement passionnant

GF : Oui, je vois ça

LM : Et malheureusement, il n’est pas du tout assez lu, il n’a pas fait beaucoup d’émules.

GF : J’adore la philosophie.

LM : Moi, si je suis quelque chose, je suis d’abord aristotélicien, parce que pour moi Aristote, c’est le grand maître absolu

GF : Ah oui !

LM : Ah oui !

GF : Alors lui, pareil, en une phrase ou deux ?

LM : Eh bien Aristote c’est un monstre, dans le bon sens du terme. Il a découvert l’intellect humain, quand même. Il a rejeté les Idées de Platon en disant que c’était une théorie « absurde » (texto) et il a dit que les idées, elles sont dans la tête. Il a inventé l’intellect. Quand on lit le traité de l’âme, c’est complètement fabuleux. Comment il parle de l’intellect, comment on pense, c’est extraordinaire. Et ça a plus de 2000 ans !

GF : Mais Platon il parle aussi du Monde des Idées.

LM : Oui, mais elles ne sont pas dans la tête, elles sont ailleurs, c’est un monde extra-terrestre. C’est de la science-fiction… avant l’heure. Si vous voulez, Aristote, il n’est pas dualiste comme Platon, il invente une théorie qui s’appelle l’hylémorphisme, c’est l’association de l’esprit et du corps.

GF : Ah ça c’est bien ça !

LM : Et c’est le premier à l’inventer. Et c’est pourquoi c’est aussi un génie. Et Whitehead retrouve ça.

2/GF : Bon alors, qu’est-ce que vous voulez de moi ?

LM : [Rires] Au départ l’idée c’est de parler de votre peinture.

GF : Ben c’est pas la peine, il suffit de la voir.

LM : Ah oui ? Vous venez de parler une heure et demie à un journaliste, et vous n’avez rien dit ?

GF : Ben parce qu’il m’a posé des questions…

LM : Oui, donc quand même, vous pouvez en parler. C’est-à-dire que, ce qui me frappe, c’est l’utilisation, comme le disait votre ami Guibert, parlant de la trichromie, de la quadrichromie, il y a une espèce d’économie pure, de la couleur chez vous qui est assez saisissante. J’appellerais ça un principe d’économie, et j’ai l’impression que ça vous est venu très vite, ce principe d’économie. Et d’ailleurs, comment cela vous est venu ?

GF : [Silence] En regardant. D’abord par la politique, d’un côté… l’idée de démocratie. L’anti-fascisme. Pas de la dictature d’une seule couleur.

LM : D’accord

GF : D’une part. Et quand je recevais les pubs, pour les marchands de couleur. L’échantillonnage, des couleurs, de toutes les couleurs. « Ah ! j’ai dit tiens, ça c’est comme mon idée. Elles sont toutes là. Il n’y en a aucune qui est mise en avant par rapport à une autre ». Ça, et puis les tableaux de Jasper Johns. Et puis alors l’idée de simplicité. Être simple. Essayer de trouver des systèmes simples. Pour parler de tout ça. Moi je parle avec les couleurs. Et puis cette phrase de Gauguin, je crois : « il faut de la lumière pour les couleurs ». Et laisser une place, à la fois primordiale, et secondaire, par rapport à l’énergie du monde. Picasso dit, par rapport à la couleur : « Quand j’ai plus de rouge, je prends du bleu ».

LM : [Rires]

GF : je trouve ça formidable. Et je vous emmerde.

LM : Il a dit « je vous emmerde » ?

GF : Non.

LM : [Rires]

GF : C’est cela que ça veut dire.

LM : Ça veut dire aussi « je suis Picasso »… C’est ça quand même derrière aussi…

GF : Non, enfin oui, si on veut. Il dit exactement « quand j’ai plus de rouge, je prends du bleu, le bleu fera l’affaire ».

LM : Bien sûr.

GF : Eh bien c’est une affaire ! C’est ça l’important. C’est pas le rouge, c’est pas le bleu. C’est pas le jaune. [Chuchotant presque] C’est l’affaire ! Il y a une affaire en cours. Il y a une affaire en cours. Il faut la terminer.

LM : Il faut que « ça fasse l’affaire »

GF[Chuchotant] Il faut que ça fasse l’affaire

LM : [Rires]

GF : « Le bleu fera l’affaire »

LM : [Rires]

GF : Ah oui ! mais je trouve ça formidable.

LM : C’est formidable.

GF : Il y a une autre chose avec Picasso

LM : Ah ?

GF : Je l’ai vu une fois.

LM : Ah oui ?

GF : j’étais très ami avec Prévert. Avec Jacques Prévert. Pendant vingt ans.

LM : Ah oui ?

GF : Ah oui ! on s’appelait tous les matins. Et alors, on était en vacances ensemble. Et il me dit « ah ! Il faut que j’emmène Minette — sa fille —; elle a rendez-vous avec Claude et Paloma — les enfants de Picasso —, sur la plage à Antibes. En 57, 58, par là. — Bon d’accord. Oh oui ! » Et alors, on arrive à la plage. Il y avait une corde, de 100, 150 mètres, il y avait Picasso, Françoise Gilot, les deux enfants, et puis des gens qui les regardaient, comme des bêtes sauvages. Et à un moment donné, Jacques et Pablo, ils étaient au bord de la mer, comme ça, dans leur boxer-short, costauds, petits et râblés, cigarette au bec, tous les deux, des espèces de p’tits Gabin; et à un moment donné Pablo, il dit à Jacques : « T’as compris quelque chose toi ? », en regardant la mer. Oh ! Je me suis dit : “tiens, ça c’est une question intéressante”. « T’as compris quelque chose ? ». Et Jacques lui a dit : « non ». Et Pablo lui a répondu : « moi non plus ».1

LM : [Rires]

GF : Oui, mais, ça a fait ma vie ça… J’ai dit « tiens, ça c’est formidable ». j’étais là, à côté d’eux. Deux génies de l’humanité, qui regardent la mer, et disent : « je ne comprends rien ».

LM : Oui, oui, c’est génial.

GF : Ah ! C’est formidable.

LM : Donc il y a, comme ça, des phrases qui vous ont libéré l’esprit.

GF : Oui, des tas de choses, oui.

LM : Des tas de choses, et d’un coup, ça a tout balayé

GF : Oui

LM : Et alors, pour en revenir à la peinture, et par exemple à la vôtre, la série “Boulevard des Italiens”, comment ça vous est venu de prendre un photographe, et de peindre les gens en figurines ?

Gérard Fromanger, ‘Boulevard des Italiens’, série de trente tableaux, (détail). À droite ‘La pause’, huile sur toile, 100 x 100 cm. Musée Saint-Roch, Issoudun, photo Mychkine

 

Gérard Fromanger, ‘Boulevard des Italiens’, série de trente tableaux. (détail), à droite ‘La pause’, huile sur toile, 100 x 100 cm. Musée Saint-Roch, Issoudun, photo Mychkine

GF : C’était en 64, j’avais fait un relief, qui m’a été acheté par le Musée d’Orléans. Il y a un escalier, une fenêtre, et il y a une femme qui passe en ombre rouge, devant. Et ça s’appelle “Première ombre au tableau”. Alors c’est à la fois l’escalier de Duchamp, la fenêtre de Duchamp; et c’est surtout la naissance de la peinture. Je crois que c’est Pline le Jeune, qui raconte : Un artisan, qui a une fille. Cette fille passe une nuit avec son amant, qui, au matin, doit partir à la guerre. Il se lève, elle est encore nue dans le lit, et il commence à sortir, et puis il y a le soleil, qui projette son ombre sur le mur derrière elle. Elle regarde, il va partir, elle dit « ne bouge plus ! Ne bouge plus ! ». Elle prend un morceau de charbon, et elle détoure l’ombre sur le mur, pour qu’il reste.

LM : C’est très beau

GF : C’est ça. Son père s’appelle Debuto, debuti, quelque chose comme ça [i.e., Butadès], alors on appelle ça le Début. Le début de l’art, le début de la peinture. Me souvenant de çà, je fais ma “première ombre au tableau”. Alors ce n’est pas ma maîtresse, c’est la femme d’un copain. Et puis ensuite je l’ai repris, quelques années après, mais ça alors ça vient de 68; quand on a cru pendant deux mois que l’homme était bon.

LM : [Rires]

GF : Et je dois dire, pendant un mois et demi, on n’était pas déçu. C’était génial. Et on était bon. Ça a pas duré… Bon, alors je les ai faites toutes [i.e., les “figurines”], genre, “tous ensemble peut-être qu’on changera les choses”. Oblitérées, détourées, détournées,

LM : Anonymées

LM : Anonymées. Etc.

GF : Tous. Avec un décor de toutes les couleurs. C’est venu comme ça. Débuta [i.e., Butadès]

LM : Donc c’est à la fois une position esthétique et politique

GF : Oui. Exact. Ensuite je les individualise. Ils ont chacun une couleur. Ce que nous sommes.

LM : Dans votre parcours, c’est impressionnant, cette constance. Il y a une unité — que je n’arrive là pas à formuler mais je le ferai en écrivant, je pense —, il y a une unité chez vous, c’est hyper frappant.

GF : Alors justement, ça, ça vient de Picasso aussi.

LM : Ah ?

GF : À cause de lui. Mais, il a expliqué ça très bien un jour. On lui disait « vous changez tout le temps, etc. », et il a répondu « oui, je change tout le temps, je cherche… Mais il faut qu’on voit que c’est toujours le même qui parle ». Eh bien ! c’est ce que vous dites. Vous dites “au fond, on voit que c’est toujours le même qui parle”; alors que les formes changent, les images, etc., mais, il y a quelque chose de constant.

LM : Oui, absolument. La constante Fromanger, elle pourrait s’appeler.

GF : C’est joli.

LM : Il y a la « constante c », qui est la vitesse de la lumière, et la « constante Fromanger ».

GF : Oui, E = MC2 , l’énergie, c’est la masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré.

LM : Oui.

GF : La constante… 

LM : Oui, la constante Fromanger

GF : C’est marrant. Je vais le noter

LM : [Rires]

GF : Oui, c’est drôle, je vais vous dire pourquoi [Il écrit] Alors, le coup de la constante, je crois que ça me parle, le mot me parle. D’abord, c’était Deleuze, il voulait écrire un bouquin sur moi, il avait écrit un grand texte

LM : Ah oui ?

GF : Oui, et puis il est mort. Mais il voulait faire un grand livre. Il a écrit un très beau texte, qui s’appelait le froid et le chaud.

LM : Et c’est inédit ça ?

GF : Ah non, c’était la préface d’un catalogue, en 1972. Et alors, il avait trouvé le titre. Il avait une voix chantante, « allô Gérard, j’ai trouvé le titre de mon livre. — ah bon ! Vas-y dis-moi. Oh ! — il était toujours très prudent —, peut-être c’est pas bien, j’en sais rien, enfin je te le dis quand même ». Et c’était Périodisation. C’est pas mal. [Silence] La constante… [Silence] C’est Einstein. La constante, c’est la vitesse de la lumière.

LM : La constante c, elle s’appelle.

GF : La constante c, eh bien ça, je ne savais pas [il écrit].

LM : C’est la constante c, avec le c en italique.

GF : La constante c, alors ce n’est pas la constante f

LM : [Rires] La constante f, avec un F majuscule.

GF : Ah ben non ! Comme l’autre

LM : Un petit f ?

GF : Oui. Souvent je signe avec un petit g. J’aime bien. Point, petit g, en italique. En bas de casse. [Silence. Et digressions sur le Boson de Higgs, le CERN, la vitesse de la lumière]. L’idée de constance, c’est très important. Quelque chose qui est partout la même partout en tout temps et en tout lieu… C’est ça. Ma constante c’est la couleur.

LM : Voilà. Et je dirais aussi… une certaine identité. Bien que le mot soit assez galvaudé aujourd’hui, mais vous voyez ce que je veux dire ?

GF : Ce serait quoi alors votre idée ?

LM : Eh bien c’est vous ! Vous dites, « c’est toujours le même qui parle ». Voyez ? Seulement, votre richesse, c’est à la fois d’avoir une espèce d’économie de moyens

GF : Oui

LM : Et en même temps vous explorez différentes façons

GF : exact

LM : de réussir cette économie

GF : exact

LM : en la développant, du coup

GF : exact

LM : Et ça c’est un beau paradoxe, et ça tient aussi, comme par exemple votre très beau tableau où les gens sont à droite, et à gauche il y a comme un plan de ville. Ça, c’est extraordinaire

GF : Oui, on ne sait plus ce qui est plan, ce qui est homme, ce qui est figure…

LM : Il y a une espèce de fusion de l’urbain et du corps

Gérard Fromanger, ‘Bastilles-dérives’ (diptyque), 2007. Série “Bastilles-dérives”, huile et acrylique sur toile, 200 x 300 cm chaque. Assemblage photo, Léon Mychkine.

GF : Alors l’idée vient d’un truc… Tous les cinq-six ans, ça change, tout change, le monde change

LM : Oui, tout le temps.

GF : Alors là, j’étais dans une période, où je me trouvais dans un labyrinthe.

LM : Ah !…

GF : Dans ma ma tête, c’était labyrinthique. Je ne trouvais plus la sortie. Alors à force, je me suis dit « je vais le peindre », puisque c’est ma réalité actuelle.

LM : Eh bien oui ! Bien sûr…

GF : Je vais essayer de trouver une solution, pour exprimer, en peinture, pas en géographe, en historien… en peintre : que la vie est un labyrinthe.

LM : Absolument. Et j’enchérirai en disant que la vie est un labyrinthe, et alors du coup, paradoxalement, au lieu que, comme chez Ariane, le fil sert à montrer où est la sortie, donc il est antérieur, pour nous, le fil, il est devant.

GF : Voilà, exactement.

LM : On le suit

GF : Exactement

LM : Pas pour sortir, mais pour avancer

GF : Pour avancer. Exactement

LM : Parce qu’on n’en sortira pas.

GF : Alors Ariane, c’est dans une autre série qu’il [i.e., Claude Guibert] a voulu montrer. Elle est là. Tous les petits tableaux avec les fils.

LM : Ah oui !

GF : Ça c’est Ariane.

LM : Donc si on poursuit, tout au bout, la série de ce qu’on appelle improprement “des migrants” et qui sont plutôt des réfugiés, c’est un tableau très très coloré, qui exprime pourtant une réalité extrêmement tragique.

Gérard Fromanger, ‘Peinture-monde Carbon black’, 2015, série “Le cœur fait ce qu’il veut”, acrylique sur toile, 200 x 150 cm. Photo Mychkine

GF : Oui, mais nous sommes magnifiques. Nous sommes la seule magie du monde. On disparaît, il n’y a plus de monde.

LM : Ah ! le monde est magique même sans nous.

GF : Non, il n’est pas magique, il n’est rien

LM : Le monde n’est rien ?

GF : Ben, sans nous, sans notre jugement…

LM : Et peut-être que les créatures aiment le monde… Vous savez, dans La Cité de Dieu, Augustin dit que si la plante croît, c’est qu’elle le désire, c’est qu’elle aime

GF : Oui, évidemment, d’accord

LM : C’est beau, c’est magnifique. Et pourquoi il n’y aurait pas chez les animaux un désir, et donc un amour ?

GF : Oui, mais ça c’est le vivant. Les montagnes, les roches, les volcans…

LM : Et alors, si vous permettez, un mot sur le grand tableau noir, avec tous les noms. Quel en a été le motif ?

GF : La mort de mon père… J’en n’avais rien à foutre. Mais, il est mort, ça m’a fait… Je ne le voyais plus depuis longtemps; mais ça m’a fait… je ne sais pas. Il fallait que j’exorcise ça. Alors j’ai fait la mort de mes pairs

LM : Aaah… !

GF : Ça s’appelle “Nature morte”. Parce qu’à l’époque, je reprenais des grands thèmes de l’Histoire de l’Art, mais aujourd’hui, qu’est-ce qu’une nature morte aujourd’hui ? Eh bien c’est ça ! [Fromanger évoque la synagogue de Prague, avec ses murs, dénommant les milliers de victimes juives assassinées, et puis le souvenir du mur du Vietnam à Washington, couvert de milliers de noms, sur un mur noir, en blanc] « Tiens, nature morte, si je faisais “mon père est mort”, je vais faire mes pairs, je vais faire une sélection », alors il y en a 650 à peu près. Les artistes les plus célèbres de l’Histoire de l’art; dont les noms sont comme des fleurs : [Chuchotant] Picasso, Michel-Ange, Van Gogh, Cézanne…

LM : Des noms de dieux, presque…

Gérard Fromanger, ‘Noir, nature morte’, 1994-1995, série “Quadrichromies”, huile sur toile, 320 x 920 cm, photo Mychkine

 

Gérard Fromanger, ‘Noir, nature morte’, [détail] 1994-1995, série “Quadrichromies”, huile sur toile, 320 x 920 cm, photo Mychkine
GF : Oui. Morts. Comme nous. Tac ! Cash ! Virgule, au suivant. Alors il y a tout ça mélangé. Et puis c’est sur la vanité. Vanité… En même temps que moi, et sans que nous le sachions, ni l’un ni l’autre, Boltanski, Christian Boltanski, on lui demandait de faire quelque chose pour le Centenaire de la Biennale de Venise. Il a pris un immense mur, et il a fait écrire les douze mille noms des artistes qui avaient exposé à la Biennale de Venise.

LM : Ah oui !

GF : En 100 ans ça faisait 50 Biennales.

LM : Ça a même été édité ça.

GF : Alors moi j’en avais 660, sur huit siècles, lui il en avait 12 000 sur cent ans. Moi j’ai fait une sélection monstre, parce qu’il y avait peut-être 2 millions d’artistes, sur huit siècles. Alors, sur ces 12 000… j’en connaissais peut-être 300. Ou j’avais entendu parler, etc. Il y en avait donc 11 700, des vedettes, sélectionnées dans leur pays, une sélection féroce… Pfuitt… ! Disparus ! 11 700, disparus. Inconnus au bataillon. Ça t’en dit long sur la gloire. Et alors le mien, sur les 660 — hyper sélection !—, c’est des mecs qui ont fait des palais, des villes, des fresques, des églises… Pareil ! Peut-être 200, c’est même pas sûr. Voilà le tableau, lettres blanche sur fond noir, il vient de tout ça. Et à la fin ça a exorcisé la mort de mon père.

LM : Oui, mais enfin, la vanité de quoi ? D’avoir voulu faire une œuvre ou d’avoir fait œuvre et que c’est resté ?

GF : Faut pas se la péter quoi !

LM : Non, il faut pas se la péter

GF : Et il faut bien comprendre que le meilleur moment, c’est pas la gloire, c’est quand on le fait. Et en conclusion, j’ai découvert ça récemment : La passion, gagne sur tout. Sur tout. La raison perd. Elle essaye. Elle tente le coup

LM : [Rires]

GF : Elle fout le camp vite.

1. Toutes proportions gardées, la question de Picasso correspond à ce qui est dit dans cette vidéo: ici

PS:  Je remercie tout particulièrement Anne Grésy-Aveline, du Musée Saint-Roch, sans qui ces articles n’eussent été.


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