Germaine Richier, maître sculptrice

Je l’admets, je n’avais jamais vraiment entendu parler de Madame Germaine Richier. Bien davantage, a contrario, des Giacometti, Dubuffet, Moore, Calder ; soit des porteurs de chromosomes XY. Aussi, ce mercredi 10 mai, quand je suis entré vers 16h au au sixième étage de la Salle des  “expositions temporaires“ du Centre Pompidou, très vite, presque immédiatement, j’ai été frappé de stupeur ; j’ai pris une révélatrice grosse claque. Épiphanique. Pendant qu’au même moment un bon paquet de sculpteurs mâles dévalaient façon boule de neige les escalators… Que n’avais-je entendu parler de Germaine plus tôt !? Mais rien n’est perdu. Tout vient à point, comme on dit. Alors, tout d’abord, je suis resté médusé face à ce “Torse de Femme”… Ça y est, on on est dedans, dessus, la forme court, coule, se redresse, on voit presque les mains en arrière-plan qui viennent juste de s’affairer à traiter la matière. En sculpture, parfois, c’est aussi comme en peinture ; on veut laisser les traces de modelage, de pétrissage, de coulures, et, chez d’autres, tout est bien lisse — et c’est par exemple l’insignifiance lisse de celles de Charles Ray, ou, hyperréalistes et néanmoins inquiétantes, de Ron Mueck. Affaire de goût, et d’intentionnalité. Et de talent, oui, tout de même.           

N’ayant pu faire de photographies dignes avec mon vieux Smartphone, j’ai contacté les amis Facebook afin de pouvoir en obtenir d’autres, et l’une, Jocelyne Outrequin, artiste de son état, a gracieusement répondu à ma demande et m’a généreusement fourni en images. De fait, toutes les images de  “Torse II [Torse de femme, Muhlethaler]” qui vont défiler — excepté la première ci-dessous —, sont de Jocelyne, et qu’elle en soit remerciée, pour l’amour de Germaine !   

Germaine Richier, “Torse II [Torse de femme, Muhlethaler], 1941, bronze patiné foncé. Épreuve exposition, fondeur : Susse, Paris.

La force de cette sculpture est peu commune, et le “mélange” entre bronze et ossature — le squelette — est pour le moins inattendue, détonante. Ainsi faite, elle semble un faune. Femme-faune. La Notice du CP évoque le fragment sculptural cher à Rodin, mais le bas des jambes en fer ne semble pas très rodinien. Alors, pourquoi encore ramener l’œuvre d’une femme-sculpteur à celui d’un homme-sculpteur ? Il suffit ! Le mélange entre sculpture, faux fragment corporel, et squelette de fer produit une sorte de sidération esthétique, que j’ai éprouvée, de visu. Il y a là quelque chose d’inédit, et de questionnant. Est-ce un fragment uchronique ?

Le bronze à l’état presque de glaise vitrifiée :

Image Jocelyne Outrequin

Quelque chose de fondu. Mais c’est le moulage qui était ainsi fait, le bronze en étant l’empreinte, les indices de la main, des jointures, des points d’appui, des enfoncements.

« Ce qui caractérise la sculpture, à mon avis, c’est la manière dont elle renonce à la forme pleine et massive. Tels des éclairs, les trous et les perforations conduisent à l’intérieur de la matière, qui devient organique et ouverte, encerclée de tous côtés, éclairée dans et par les creux. Une forme vit dans la mesure où elle ne reconce pas à l’expression. Et dans le drame de notre époque, nous ne pouvons certainement pas occulter l’expression humaine.» Richier, 1959

Je ne sais pas à quel “drame” fait allusion Mme Richier, mais ce qui nous retient ici, c’est cette manière de convoquer la matière, de la modeler, pour ensuite en partie la trouer, la perforer, comme si c’était la seule façon de donner la vie à l’inerte. Donner vie à l’inerte, c’est une opération démiurgique, typique de la glaise dont est sorti Adam, n’est-ce pas ? Je ne sous-entend pas que Richier prend la guise d’une pratique mystico-mémorielle, bien plutôt, comme certains artistes, ou philosophes, pour elle les “frontières” du vivant s’étendent bien au-delà du biologique, ce qui produit non pas une “communion” avec la nature, encore un ersatz détourné du religieux, mais une profonde considération sensorielle du monde dans lequel nous sommes tout autant qu’il est en nous ; monde, en l’espèce qui, pour Richier, se manifeste (épiphanie) dans la terre, la pierre, le graphite, autant de vecteurs qui sont censés capter bien au-delà d’eux-mêmes, ce qui, le spectateur le constate, a lieu. Avoir lieu, pour une œuvre, c’est quasiment être plus présente que toi, visiteur ; moment interpersonnel où l’inanimé, littéralement tel le Sphinx de Delphes, t’interpelle et te laisse coi.  

Voyez comme Richier a recours à plusieurs registres, chacun hétérogène, comme s’il s’agissait d’assembler des pièces pour faire corps, particulièrement notable sur la ligne de l’épaule gauche en descente sur le bras. C’est très étonnant. On pourrait penser que ses changements de rythmes de la matière tiennent à des espacements temporels, des pauses, mais je n’en ai pas l’impression, il me semble que Richier trace ici des parcours de la matière faite performative, produisant des étages, des terrasses de partitions, et chacune a son histoire.

Image Jocelyne Outrequin
Image Jocelyne Outrequin
Image Jocelyne Outrequin
Image Jocelyne Outrequin
Image Jocelyne Outrequin

À regarder ces cuisses, qui semblent presque velues, et comme elles se terminent, comment ne pas penser à un faune ?

Image Jocelyne Outrequin
Image Jocelyne Outrequin

Je ne suis pas loin de penser que si Germaine s’était appelée Germain, elle serait devenue encore bien plus connue et célèbre. Mais je dois faire preuve de mauvais esprit. Mais les esprits, ce n’est pas ce qui manque chez Richier.

Il y a quelque chose de hiératique dans beaucoup de sculptures, de grec, et de très moderne, et de sauvage en même temps ; de primitif aussi, mais par le prisme d’une femme occidentale. Bref. Assez d’épithètes et de prises d’épithètes ! Considérons “Le diabolo” :

Germaine Richier, “Le Diabolo”, 1950, bronze, 160 x 49 x 60 cm, Centre Pompidou

Vous rappelez-vous du jeu du diabolo ? Non ? Allez sur votre browser. En deux mots : C’est un jeu d’équilibre entre une sorte de pièce façon sablier trépané glissant sur une corde que l’on agite en tout sens, le but étant de maintenir le plus longtemps possible le sablier sur le fil, mais, surtout, c’est un jeu de jonglerie ; il s’agit de le faire sauter en l’air et de le récupérer sur le fil. Or, que voyons-nous ? Le fil est fixé dans la masse, le piédestal. Ça va être coton pour jouer… On veut bien jouer, mais si le fil est fiché dans le sol, on va juste faire semblant. Faire semblant de jouer. Comme pour certains, dans la “vraie vie” (y en aurait-il une fausse ?). En tout cas, ce jongleur est assez absurdement mal engagé. Cela peut être drôle, l’absurde, mais là, l’est-ce ? Pas sûr. Dans le même temps qu’elle le plante dans le sol le fil est pointu par le haut, formant triangle. Qu’est-ce à dire ? Le sablier vient de retomber de son saut, et le jongleur vient juste de le récupérer, donc, pendant une fraction de seconde, se forme ce triangle par le rapprochement des bras et donc du fil, car il a fallu le détendre pour faire sauter en l’air le sablier. Vous suivez ? Mais le diabolo ne compte qu’une seule corde, et là Richier en met deux… Cela a-t-il existé ? Je n’en sais rien. Traditionnellement, un diabolo comporte une seule corde. Bref ; nous n’allons pas en faire un fromage britannique.

Passons à la matière, le vrai enjeu richien :

Germaine Richier, “Logre”, [détail], bronze, 83 x45x 40 cm, La Galleria Nazionale, Roma

(Une question, en passant) : Comment se fait-il que Richier soit passée même sous le radar qui a détecté Bourgeois, que l’on considère comme un grand sculpteur (je signale qu’il y a des femmes, tout à fait féministes, qui ne supportent pas certaines féminisations de certains termes, dont acte) ? Regardez-moi un peu cette trogne. Il y a quelque chose de chtonien chez Richier ; un trait-d’union entre le fond des âges fantasmatiques et la plus adéquate contemporanéité. Autant dire un maître-geste, quelque chose d’absolument inédit, incroyable, et pourtant de bien réel et matériel. Richier fut bien plus libre et libérée que Giacometti, moi, je vous le dis, et, par conséquent, c’est un sculpteur considérable (si vous goûtez le mot « sculptrice », faites-vous plaisir). Rien que cette tête, cet œil béant qui remonte dans le cerveau, ou bien n’est-ce qu’une question de cortex perforé, rien que cela, mazette !, souffle les mots (les envoie par la fenêtre); mais n’étant pas sculpteur, cependant que sollicité, requis par l’œuvre, qu’avons-nous d’autre, nous, les écrivains, que ces pauvres petits mots, ces neumes ? D’ailleurs, l’artiste aimait que l’on écrive sur ses œuvres, alors nulle raison de se sentir intrus, non-invité. Et il est bien évident que l’œuvre richienne invite à l’écrit. Bien. Alors, cette grande cavité de bouche ? C’est un ogre. Ah oui.

Matière/

C’est étonnant cette polychromie que donne l’artiste à son bronze, tout autant que ses glacis pétrifiés, presque vitrifiés.

À un moment donné, c’est comme si l’artiste prenait non seulement en main la matière pour “faire”, mais aussi pour “dire”, et ce dire n’est pas dit par elle, mais par la matière elle-même, avec ses ressauts et ses accidents. Maintenant, le dire de la forme en dit-il davantage que l’intentionnné (L’ogre) ou autant ? Sommes-nous sur deux rythmes ? Je vois la désignation d’un “Ogre”. Pourquoi pas ? Et je vois la matière vivante.

 

Léon Mychkine,

écrivain, Docteur en philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

Nouveau ! Léon Mychkine ouvre sa galerie virtuelle 

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