Gilles Aillaud. 3 Tableaux. (Chez Pompidou, jusqu’au 26 02 24)

À l’entrée de l’exposition (magnifique) de Gilles Aillaud, on lit que ce dernier, ne pouvant atteindre son rêve de devenir philosophe, aura embrayé pour la peinture. Il fit bien. Dans la présente proposition du Centre Pompidou, on peut voir, je pense, des chef-d’œuvres. Et passons donc à une exemplation de cette assertion :           

Gilles Aillaud , “La Fosse” 1967, huile sur toile, 200 x 250 cm, Musée des Beaux-Arts de Rennes

On met quelques secondes, une minute ?, à comprendre de quoi il s’agit. C’est une fosse aux fauves. On voit le mur au premier plan, le mur d’escalade, pour ainsi dire, avec ses paliers sur lesquels bondissent et rebondissent les fauves. On ne voit pas tout de suite non plus la lionne allongée, là-haut. Il y a bien des cruautés dans ce tableau. Notons, par exemple, cette espèce de faux arbre ou bien mort, qui pointe comme au ciel le vestige d’une parodie de branches. La “vraie” nature, elle, semble hors de portée des fauves, loin qu’elle se trouve dans la touffeur par delà les hauteurs et le grillage. Et le cadrage est bien resserré sur une partie congrue. Deuxième cruauté, après l’arbre qui n’offre nulle position pour détendre les pattes ni de point de vue rehaussé, cette “vraie” nature bien verte, comme une sorte de supplice tantalien qui aura fait retomber sur ses pattes ou son dos la lionne croyant pouvoir réaliser une fois un bond fantastique, à dire vrai impossible, car le grillage, on le voit, n’est que périmétrique, et inexistant quant au reste, car jamais le fauve ne pourra se propulser hors l’enceinte. La définition d’une cour de prison ; avec le leurre du vert. La lionne dort, contraste avec les marques de griffures, ou de délavé ?, qui parsèment le mur d’“escalade”. J’ai pensé, d’abord, qu’il s’agissait de grands coups de griffes, effectués au cours de bonds rageurs, mais maintenant je pense que c’est le revêtement qui tombe en lambeaux, laissant apparaître le vieux ciment. Toujours est-il que, griffures ou craquelures, voire les deux, il y a du “bruit” dans le traitement, la touche, l’aspect moins policé, moins “rangé”. La peinture de la fosse est couleur sable, comme dans la savane, encore une ironie cruelle. Pense-t-on que la chaude couleur rappellera aux prisonniers celle de leur ancien habitat ? À moins que, de toujours ici fut leur demeure. On notera les portes rouges, signe manifeste d’interdit. Interdit pour les fauves de sortir par là ? Même par curiosité ? Petite note d’absurde cruauté. Les fauves apprennent-ils la signalétique ?

L’exposition titre “Gilles Aillaud, animal politique”. On ne sait si le terme « animal » caractérise le peintre ou son sujet de prédilection : l’animal. Car on peut voir aussi ici un hommage à Aristote, qui écrivit, dans son ouvrage Les Politiques, la fameuse formule que l’homme est un animal politique, ζῷον πoλιτικόν ; comme on traduit parfois le terme zôn par « homme » ou « animal », c’est selon les traducteurs, et donc aussi un hommage en miroir au peintre Aillaud, qui voulait devenir philosophe. Dont acte, et l’acte, ici, c’est le peindre. De ce point de vue, Aillaud est certainement un grand peintre (je ne découvre rien). À regarder longuement sa touche, à la revoir, on remarque qu’Aillaud a fabriqué non seulement un style, comme on disait jadis, mais, je dirais, une matière. Il y a une matière Aillaud, très cohérente. Cette matière, chez un artiste, c’est très important. Qu’est-ce à dire ? Il est de nombreux peintres qui, une fois trouvée leur touche, une manière d’apposer la peinture, s’y cantonnent. En gros, la plupart de leurs tableaux se ressemblent tous, il n’y a pas de rupture de régime, on voit partout dans le tableau ladite touche, et on la retrouve dans chacun de l’artiste en question. Or Aillaud est tout à fait capable de mixer son régime, avec par exemple celui de la grille, ou bien du flou, voire même de la virtualisation du vivant, comme avec ce vieux rhinocéros :

Gilles Aillaud, “Rhinocéros”, 1972, huile sur toile, 195 x 250 cm

Là encore, c’est à croire qu’il existe un esprit zoologique enclin à torturer ces pauvres animaux. La vitre blindée est peinte, et donc le rhinocéros ne peut rien voir, il est enfermé autant ou presque qu’est enfermé son corps. Autrement dit, il ne peut pas même s’“évader” par la vision. Ensuite, notez les deux jambes côté droit. Elles sont quasi virtuelles, moins affirmées que du côté gauche. Comment comprendre cela ? Aillaud serait-il à court de peinture ? Non. Mais, ce qui est certain, c’est qu’il en applique sur les deux jambes droites… Pourquoi ? Mon hypothèse : Aillaud veut nous montrer ce vieux rhinocéros noir (Diceros bicornis), qui, probablement, n’en a plus pour longtemps. Voyez, il est en train de disparaître sous les yeux du peintre. Il paraît d’ailleurs qu’il avait totalement disparu une fois l’artiste parti. Il était temps ! 

La grille ne sert pas qu’à montrer l’enfermement, les barres verticales de la “Cage aux lions” tendent aussi à surligner l’effacement de l’animal ; nous n’en voyons que des parties, à cause des barres. L’effacement devient spectral dans l’œil gauche de la lionne au premier plan, de la même couleur que l’angle du mur en arrière-plan, comme si orbite et tête étaient trouées… 

Gilles Aillaud, “ Cage aux lions”, 1967, huile sur toile, 200.00 x 250.00 cm, Centre Pompidou, Paris

 

En Une : Gilles Aillaud, “Eau et crocodile”, 1971, acrylique sur toile, 195 x 250 cm, Centre Pomidou, France

 

Léon Mychkine 

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

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