Qu’est-ce qu’un artiste ? C’est quelqu’un qui insiste. C’est quelqu’un qui ne vit pas dans l’habitude. On pourrait accroire qu’il est dans une routine. Jamais. Il est dans l’instant. Ces instants, ajoutés au temps cosmique, peuvent donner des heures, des jours, des mois, des années. Pendant 15 ans, Gilles Teboul est dans le noir et blanc. Il devient dedans. Et puis il doit en sortir. Comme depuis un vortex. (Je pense que notre artiste sera charmé d’apprendre, s’il ne le sait déjà, que le terme de vortex, étant polysémique, est aussi l’abréviation de Visualisation Objective du ReTour d’EXpérience). Teboul sort du vortex noir-blanc, et rentre dans un autre (un vortex est aussi une ligne cosmique), soit une autre ligne de temps, ce que Minkoswki appelait une « ligne-monde » (‘Weltlinie’, 1909). En 1948, Bertrand Russell reprend l’expression : « Tout le long d’une ligne de monde donnée, il peut y avoir une constance de qualité, constance de structure, ou changement graduel dans l’un des deux, mais aucun changement de grandeur considérable ».
Quand Teboul change de ligne de monde, il change considérablement de grandeur. Le dernier mot de l’entretien est « infini ». Quand on regarde les tableaux d’avant 2015, nous sommes dans quelque chose de fermé, dans le sens d’un monde cyclique, clos sur lui-même, comme l’était le monde d’avant Kepler, qui ne s’est pas risqué à dire que les mondes étaient infinis, mais s’en approcha. (Dire que les tableaux d’avant 2015 appartiennent à un système clos n’est en rien minoratif, cela indique simplement une autre implication dans le geste et sa vision.) J’ai établi un parallélisme cosmologique avec un peintre abstrait ! Mais quel est le rapport ? Le rapport, c’est notre rapport au monde, et à l’infini. Nous sommes des créatures cosmiques, et s’il existe des lignes-mondes dans l’univers, pourquoi l’être humain n’en produirait-il pas, et a fortiori l’artiste ? Ainsi, avec sa série, entamée depuis 2015, Teboul est entré dans l’infini. Il faut bien prendre ce terme au sens littéral — rien de mystique ici —, soit quelque chose qui n’a pas de fin, dans sa forme actuelle. Et Teboul, avec son « procédé », se rend bien compte que l’infini commence vite, avec « deux tons ». D’où son rêve de produire 200 petits formats basés sur deux tons. Il pourrait tout autant en rêver 300, ou 400. Ici il y a deux manières de comprendre le terme d’“infini”, qui se recoupent, et forment plan. La première est une conséquence de la pratique même de Teboul ; il ne peut pas faire deux fois la même toile, c’est impossible. Or, une des légendes de l’art, et même littéraire (“Quant au livre”, de Mallarmé, par exemple), c’est qu’un artiste, dans sa vie, est supposé laisser à la postérité quelques œuvres, Un tableau, ou Deux, ou Trois, mais pas Cinquante. Nous sommes dans des unités. Or, c’est bien ce que ne pourra atteindre Teboul ; il est pris au piège de la pratique de l’infini qu’il a inventé. Attention !, ce n’est pas un piège à fosse, c’est un piège délicieux et torturant à la fois ; et c’est ça, aussi, la vie d’artiste. La seconde manière de comprendre le terme d’“infini”, c’est de dire que le regardeur ne peut pas cerner la toile : à partir de son chromatisme, elle crée des variations si subtiles, depuis la réflexion et la réfraction, que son abord scopique est infini. Le seul peintre qui me vient en comparaison serait Ad Reinhardt, avec ses ‘black paintings’, elles-aussi impossibles à cerner du point de vue scopique ; et provoquant un entrelacement infini. Il doit être bien entendu ici que je ne compare pas les deux peintres, mais l’effet produit de la toile du point de vue scopique, soit un entrelacs ondulatoire, ou
l’ondulatoire entre-là
Mais le passage à une autre ligne de monde ne s’est pas fait dans la facilité. Au contraire, Teboul a augmenté d’autant plus la difficulté. Et il précise plus loin qu’il est toujours aussi incertain face au résultat final (voir son usage du terme « catastrophe »). Et c’est là qu’intervient la résilience, terme à la mode, mais qui signifie la résistance des matériaux, en l’occurrence, le “matériau” humain. Teboul s’obstine, parce que sa peinture lui donne de la jouissance. Il faut entendre ce terme de jouissance non pas comme une satisfaction égocentrique, mais comme l’aboutissement logique de la volonté de faire une œuvre. La satisfaction d’avoir “réussi” un travail artistique, tout le monde peut le comprendre, mais tout le monde ne l’éprouve pas, comme l’artiste, de manière intime. Bien sûr — et cela fait partie du mystère communicationnel d’une œuvre avec son regardeur —, nous aussi nous “sentons” quelque chose, des choses. Ainsi, je parle d’ « histoire » pour chaque toile, terme qu’au départ Teboul refuse, et qu’il finit par agréer quand je tente d’expliciter mon propos. Il me semble que chaque toile raconte l’histoire de la peinture sur son support, pendant un certain temps. L’expansion, la répartition, le départ vers les bords du monde, et les accidents en cours de route. Au bout du compte, si, comme Teboul le précise bien, il se retire le plus possible du geste, ce retrait donne à la peinture une grande liberté, liberté qui, par nature, n’est pas exempte de risques. Et donc il est bien compréhensible que Teboul doive gérer cette tension très forte entre son geste minimal avec la liberté des participants (peinture, toile, châssis, température, hygrométrie, inclinaison, etc.). Cela fait beaucoup de tension, et d’énergie dépensée. L’acceptation de la liberté de l’expansion chromatique, logiquement, le conduit à reconnaître que les défauts font partie de l’œuvre. Je n’avais encore jamais entendu dire un artiste produire un tel aveu. Rien de honteux, mais plutôt du courage, et une sincérité qui rejoint la transaction (la relation expérientielle pour J. Dewey entre un sujet et un objet)º que Teboul remet toujours en jeu entre lui et la matière. Un synonyme d’ « aveu » pourrait être « aventure ».
Le résultat processuel, ce sont des toiles d’une très grande vitalité, qui captent la lumière comme aucune autre, et la renvoient pareillement. Qui mettent, d’entrée, le regardeur dans une position interactive. Comment regarder — au sens littéral — cette peinture ? Alors effectivement, les grands formats ont cet effet d’absorption ; on a envie d’y pénétrer, comme les miroirs chez Cocteau. Mais ils ont aussi cette faculté très réfléchissante, et durant l’entretien, Gilles Teboul m’a confié qu’il avait hâte de voir, in situ, comment les peintures allaient réfléchir en fonction de l’endroit qu’il avait choisi, c’est-à-dire qu’il espérait bien obtenir des reflets spécifiques. Il y a là encore, quelque chose d’étonnant : pourquoi l’artiste souhaite-t-il tel ou tel reflet ? Cela a été dit, il est impossible à cette peinture de ne pas être réfléchissante, mais dans le cas présent, Teboul souhaite tel angle de réflexion par rapport à ce qui se trouve dans la chapelle. Pourquoi tel indice architectural dans la toile ? On peut se dire qu’il joue doublement sur l’illusion — on ne rappellera pas au lecteur le caractère historiquement illusionniste de la peinture en particulier. Le premier (caractère), nous venons de l’indiquer. Le second tiendrait peut-être dans l’anamorphose produite par la réflexion de l’architecture dans la toile, comme si elle — la toile — était doté d’un indice supplémentaire de réfraction, qui s’amuse, du coup, à figurer. Mais on pourrait trouver un troisième niveau d’illusionnisme : la réflexion du sacré dans le profane. Douce ironie d’un passé dans l’ici présent ?