Ginevra de’ Benci, peinte par Leonardo

Pour C.L

 Il est très banal de le dire, mais les grands, grands, grands créateurs ne cesseront jamais d’épuiser notre joie, notre amour, et notre étonnement. Attardons-nous, mes bien chères et chers, sur le portrait de Ginevra de’ Benci, peint par Leonardo, entamé à l’âge tendre de 21 ans… 

Leonardo da Vinci, “Ginevra de’ Binci”, c. 1474-78, huile et détrempe sur bois, 38,8 x 36,7 cm, National Museum of Art, Washington D.C

Ce tableau représente à seize ans la fille de l’un des meilleurs amis florentins de Leonardo, Amerigo Benci, à la tête d’une des grandes familles de Florence. La Notice de la National Gallery nous apprend ceci :« Le buisson de genévrier rappelle le nom de la jeune fille, car le nom italien de la plante se prononce d’une façon similaire à Ginevra. […] Elle était considérée comme l’une des filles les plus brillantes et cultivées de sa génération, et avait de nombreux prétendants, dont des poètes qui lui dédiaient des sonnets. L’œuvre a été commandée à Léonard par l’ambassadeur de Venise à Florence, Bernardo Bembo, dont la jeune fille avait refusé les avances et qui souhaitait un souvenir d’elle. Les palmes et le laurier font en effet partie de l’emblème de Bembo et des analyses à infrarouge ont permis de découvrir la devise de la maison Bembo sous celle dédiée à Ginevra. [i.e., au dos du tableau]». Fait notable, le père de Ginevra, Amerigo, avait offert à Marsile Ficin un manuscrit de Platon. De son côté, Cosme de Médicis, banquier, capitaine et homme d’État florentin, après avoir écouté en 1438, les leçons du philosophe byzantin platonicien Gémiste Pléthon, conçut l’idée de faire renaître l’Académie platonicienne ; pour ce faire, il offrit aussi et ainsi à Marsile Ficin un manuscrit des œuvres de Platon et lui demanda de le traduire en latin. Puis Cosme fit interrompre la traduction de Platon et recommanda à Ficin de commencer par celle d’Hermès Trimégiste. C’était l’époque où les hommes d’État étaient cultivés, et passionnés par la Culture. Autre temps… 

Le tableau est “à la mode” ; il embrasse le proche et le lointain : premier plan, second plan, perspective-point de fuite.

Mais “à la mode” n’interdit pas au jeune Leonardo de prendre (déjà) quelques licences. À un certain moment du paysage, tout est bleu. On se demande comment cela est possible. Mais qui a déjà vu un ciel florentin dans les années 1470 ? Ceci dit, on accordera que, même si l’air est bleuté, ce qui peut arriver, à la limite, peut-être, de nos jours encore, cet air azuréen coloré ne saurait déteindre sur le bâti. Notez que, sur les deux édifices à droite, je gage que le plus à gauche, est un moulin, en l’occurrence plutôt gris, et qu’à côté, c’est un clocher, plutôt bleu. Cependant, plus en bas du clocher, que signifient ces formes ?

Nous rentrons dans l’inframince du tableau léonardien. L’inframince, c’est ce qui reste, d’involontaire, ou pas. C’est ce qui se distingue, sans renverser non plus toute l’économie (ici du tableau en son ensemble). Bien ! Puisque la Renaissance, on l’oublie souvent, est encore un écoumène dans lequel s’égayent la magie du monde et de ses éléments en correspondance, comme l’écrivait Giordano Bruno, on supposera que ces formes indistinctes, inframinces, signalent, chez Leonardo, les qualités magiques du monde d’encore ; magie que chassera définitivement Mersenne avec l’aide de Descartes (on l’oublie trop souvent, ou bien on ne le sait pas). Et, supposition audacieuse : il fallait chercher loin cette magie “formée” dans le paysage, car elle allait bientôt disparaître.

Ginevra (prononcez Djinéévrra) prend la pose. Elle s’ennuie. Du coup, elle pense à quelque chose. Qu’elle s’est encore couchée trop tard, mais cette lecture de Platon est si passionnante ! Mais voilà !, elle a des cernes, alors que ce jeune artiste est en train de faire son portrait. Pourvu qu’il réussisse, au moins!, et qu’il altère ses cernes… Mais voici que je rougis !, Qu’est-ce qui me prend ? Devrais-je avoir honte de mes cernes ? Et puis quoi encore ? (Maintenant, Ginevra se demande clairement ce qu’elle fait …)

Mais ce ne sont pas des cernes qui vont altérer cette beauté marmoréenne.

Examinons les superficies (Alberti), ou encore les transitions, chez Leonardo :

On se dit qu’il y a un rapport entre chevelure et végétation, puisque ce second plan, à mon sens, n’est pas très prononcé en tant que tel, il reste, en quelque sorte, “collé” comme en auréole et au corps de Ginevra. Peut-être me fais-je des idées ? On spécule, on spécule… Quattrocento étant un numéro de téléphone injoignable. Mais oui, il y a au moins un rapport, c’est qu’il s’agit d’un génévrier. Sa présence « a été interprétée comme un hommage à la jeune femme représentée, comme un jeu sur son nom (ginepro étant le genévrier en italien), un nom que la devise reprend et exalte. Tout cela a contribué à identifier dans ce tableau le portrait de Ginevra de’ Benci que, d’après les sources anciennes, Léonard avait peint » (Bolzoni, 2012).

Mais, tout de même, l’étonnement comprenant un vaste champ d’attitudes mentales, on peut aussi donc s’étonner du contour du visage de Ginevra. Jugez-en :

Voyez la touche contourant cette partie du visage. Il y a là, surprenamment, comme une hésitation marquée par des passages et repassages ; comme si Leonardo ne parvenait pas à trouver la ligne ; la “superficie” semble s’être érodée à sa lisière. C’est très troublant.

Rappelons que Leonardo n’a “que” 21 ans, et probablement qu’il ne maîtrise pas encore ce si difficile contour du visage. Il ne s’agit pas de le critiquer en creux, bien évidemment, mais de remarquer, tout simplement, qu’à ce “moment”, Leonardo ne “tient” pas encore fermement son art par toutes ses rênes ; et on peut trouver cela touchant.

 

Ref. Lina Bolzoni, “Ginevra de’ Benci : un portrait entre les mots et l’image, entre Léonard de Vinci et Bembo”, Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, tome 91, 2012

 

 

Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


Soutenez Article via PayPal !


 

Newsletter