Heidegger et les Ge(i)stes-barrières

Jackson Pollock, ‘Number 19’, 1948, huile et émail sur papier monté sur toile, 78.4 x 57.4 cm

« Depuis les Grecs jusqu’à nos jours, tout méditation sur l’art et l’œuvre d’art, toute théorie de l’art et toute esthétique sont soumises à une remarquable fatalité. La méditation sur l’art s’est engagée chez les Grecs (Platon et Aristote) avec la caractérisation de l’œuvre comme chose apprêtée, c’est-à-dire comme ustensile. Selon cette conception, l’œuvre d’art est d’abord, c’est-à-dire ici envisagée en son être effectif, un matériau formé. Mais dans le même temps, il ne pouvait échapper au regard que l’œuvre d’art est fondamentalement “davantage”. Ainsi découvrit-on que l’œuvre d’art – la chose apprêtée – dit encore quelque chose d’autre que ce qu’elle est elle-même : allo agoreuei, elle est “allégorie”. Autrement dit, à l’œuvre d’art, c’est-à-dire à la chose apprêtée, quelque chose d’autre est conjoint, symballei, elle est “symbole”. Depuis lors, allégorie et symbole fournissent la représentation-cadre conformément à laquelle l’œuvre d’art, à travers les métamorphoses les plus diverses, restera déterminée : toujours elle sera une chose apprêtée, mais aussi et précisément une chose “supérieure”. Le plus haut, on le voit, est ici interprété par rapport au plus bas, comme un ajout à celui-ci. La possibilité de déterminer d’abord et proprement l’œuvre d’art à partir de son essence la plus propre est d’emblée sacrifiée, et même elle n’est pas aperçue. Ainsi les distinctions entre forme et matière, entre contenu et teneur, d’une part,figure et idée, d’autre part, forment-elles depuis lors l’armature de toute saisie de l’œuvre d’art. Et si fatalité il y a, elle consiste précisément en ce que ces distinctions sont toujours correctes et toujours attestables à même l’œuvre ; car celle-ci se laisse toujours aussi considérer comme une chose apprêtée présentant une “teneur spirituelle”. L’art devient ainsi la représentation de quelque chose de suprasensible dans une manière sensible soumise à une forme. » (Martin Heidegger, ‘De l’Origine de l’Œuvre d’Art’, 1935, traduction Emmanuel Martineau).

Explication. Dans un temps antérieur, i.e., dans l’État de Naïveté Philosophique, nous avons quasi vénéré la parole de Heidegger. Certains de nos professeurs nous ont fait lire et relire des passages en nous demandant de nous questionner sur tel mot, telle phrase, telle tournure, tel néologisme… La France est propice à l’élevage des vaches sacrées, et là où le troupeau est, dans l’imagerie, gardé par un chien, du fil électrifié ou barbelé, c’est le peuple des lisants qui préserva les vaches sacrées de ne pas s’abîmer la peau contre les pointes ; au besoin, en se piquant lui-même de préférence. Nous n’en sommes, nous ne devrions plus en être là. Et nous n’aurions jamais dû y être. Mais c’est de l’histoire. Heidegger est un philosophe dangereux ; comme un matériau explosophore, il faut le traiter avec précaution, ce que j’appelle opportunément des gestes barrières (c’est à la mode). Néanmoins, son imprégnation historique dans le discours philosophique européen a de quoi interroger. Que nous dit-il ici de si pressant, par delà son idéologie sourde et violemment originelle ? (C’est Lévinas, fin lecteur, qui s’opposera à l’ontologie heideggerienne et en général, et proposera une éthique). J’ai choisi un extrait de ‘De l’Origine de l’Œuvre d’Art’, car il me paraît intéressant à plus d’un titre. Alors, alors, essayons de retenir ce qui peut l’être, de mon point de vue. (1) D’abord, les Grecs. Là-dessus, je suis d’accord, et je l’ai déjà dit. L’art, en Occident, commence avec les Grecs. C’est peut-être une visions rétrécie de l’art, fausse, restreinte, mais c’est la mienne, et j’ai la faiblesse d’y croire, et chacun a ses croyances. Il y a d’autres formes d’expressions avant, mais elles servent toujours des causes religieuse ou politiques. Ensuite (2), comme Heidegger, je suis d’accord avec la double nature de l’œuvre d’art, à la fois ustensile et davantage. (3) Une œuvre d’art dit « encore quelque chose d’autre que ce qu’elle est elle-même ». Même le célébrissime motto ‘what you see is what you see’ de Frank Stella (« ce que vous voyez est ce que vous voyez »), pour wittgensteinien qu’il soit, ne peut pas convaincre le spectateur, quand bien même l’artiste l’est (ce dont on peut même douter, d’ailleurs). En effet, nous cherchons toujours dans l’œuvre d’art autre chose que ce qu’elle est formellement, car sinon, comment expliquer que l’on se sente mal à l’aise devant ‘Number 19’, de Pollock, ou rempli d’une sorte de plénitude émue devant certains tableaux blancs de Kelly ? (4) Il ne s’agit donc pas ici que de l’ustensilité de l’œuvre d’art, mais en sus de son caractère allégorique. Le mot signifie “autre discours”, du grec ἄλλον / állos, « autre chose », et ἀγορεύειν / agoreúein, « parler en public ». L’œuvre d’art dit autre chose que ce qu’elle dit, ou, bien plutôt, elle dit autrement, ce qui est assez banal aujourd’hui. Reste à savoir si une œuvre d’art littérale pourrait tomber dans autre chose que son propre domaine. De ce point de vue, par exemple, il est assez patent que certaines pièces de Judd sont devenues immédiatement des meubles, ou du design. Mais alors, on peut aussi penser au roman réaliste, ou encore ou nouveau-roman, qui nous a plongé dans un certain degré zéro de l’écriture. Oui, mais ne s’en dégageait-il pas, pour certains, une sorte d’atmosphère, justement ; due à l’apparente platitude ? Ensuite, Heidegger associe allégorie à symbole, ce qui est un peu la même chose, une fois que nous avons compris que x ne dépicte pas x, mais un autre élément, qui reste à la charge du spectateur de trouver. (5) « Depuis lors, allégorie et symbole fournissent la représentation-cadre conformément à laquelle l’œuvre d’art, à travers les métamorphoses les plus diverses, restera déterminée : toujours elle sera une chose apprêtée, mais aussi et précisément une chose “supérieure”. » J’entends déjà mon amie Stéphanie, me disant que les artistes ne sont pas des dieux. Certes non. Mais nous parlons des productions, pas des artistes. Alors, en quoi les choses produites par l’art seraient supérieures ? On peut le dire autrement, sans s’éloigner : l’art est une caractéristique fondamentale de notre Civilisation gréco-judéo-romaine. (Je ne parle pas aux noms de toutes les civilisations, je n’ai pas cette prétention ou capacité omnisciente, et je connais si mal la mienne…) L’art fait partie de la Culture, et, comme l’a remarquablement dit Hannah Arendt (qui aura aimé Heidegger jusqu’au bout) :« Mais sans être à la maison, au milieu d’objets dont la durabilité les rend aptes à l’usage et pour ériger un monde dont la permanence même se tient en contraste direct à la vie, cette vie ne serait jamais humaine.» (The Human Condition, 1958). Que nous dit ici Arendt ? Quelles sont ces choses qui dépassent la temporalité d’une vie humaine ? C’est la Culture. En écrivant ces lignes, Arendt a déjà bien dépeint la société de consommation, qui nous avait promis le Paradis sur Terre, sans plus aucun besoin (superflu) de transcendance, autrement dit, une vie faite de labeur et d’objets consommables immédiatement, vie appauvrie s’il en est, et totalement absurde et nihiliste. Or, nous le savons, les critiques contre ce modèle de société n’ont pas cessé depuis son apparition, et des millions de vies humaines auront été sacrifiées à ce que l’on pourrait appeler la condition aliénée. Or la culture est l’ennemie de l’aliénation, et elle lui survit largement. Ainsi, paradoxalement ou presque, notre vie est humaine dans la mesure où s’y greffent certains éléments intemporels. Après, bien sûr, la culture continue de vivre au présent, avec les “ajouts” proposés par ceux qui se sont donnés pour but de la faire vivre, et il est bien évident que certains de ces ajouts “resteront”, et que d’autres ne “resteront” pas. Une fois rappelé ceci, il faut bien aussi marquer que ce qui reste est en partie indéterminé (combien de temps telle œuvre d’art sera toujours validée en tant que ?). Donc, en passant par ce bel esprit que fut Hannah Arendt, nous remettons à jour le dire de Heidegger, et ainsi, nous pouvons dire que les œuvres d’art comptent parmi les choses supérieures. (6) « L’art devient ainsi la représentation de quelque chose de suprasensible dans une manière sensible soumise à une forme. Seulement, l’œuvre d’art ne présente jamais rien, et cela pour cette simple raison qu’elle n’a rien à présenter, étant elle-même ce qui crée tout d’abord ce qui entre pour la première fois grâce à elle dans l’ouvert. » Il est intéressant de voir qu’ici Heidegger reprend le concept de suprasensible que nous avons rencontré chez Kant (voir article antérieur). Ceci dit, il n’est pas certain que le terme de suprasensible soit tellement pertinent. En effet, n’est-ce pas que la culture en elle-même ne serait pas un “phénomène” suprasensible ? Si, cela apparaît évident. Et où commence la culture ? Dans la technè (et poïesis) et le logos, le faire et le dire. Des milliers d’années nous traversent, faites d’objets et de langages. À partir de là, comment ce qui est proprement humain pourrait échapper au suprasensible, et même comment tous pourraient résister à la tentation de participer à son impermanente genèse ? La suite de la citation n’ajoute rien de plus au caractère parfois amphigourique prononcé du discours heideggerien. Sauf : l’œuvre présente toujours quelque chose, dans le même geste où sa présentation, Heidegger a raison de le pointer, demeure dans l’ouvert. C’est bien ce qui fait la force et l’impermanence de l’œuvre, ce qu’on appelle en anglais son caractère open-ended, c’est-à-dire qu’une œuvre, au sens le plus fort, de sa plus performante (‘performing’) réalisation, est capable de tenir cet angle à la fois ouvert et fermé, figure d’une géométrie dont seuls les (bons) artistes ont le secret.

PS : L’extrait ci-dessus de 1935 succède de deux ans au Discours au Rectorat, prononcé en mai 1933, dans lequel Heidegger aura proféré des horreurs inimaginables sur le territoire historique de la Philosophie : l’Europe. Le lecteur, alors, de se demander : “pourquoi avoir écrit sur Heidegger ?” Eh bien!, je dirais, 1) parce qu’il n’est pas toujours possible d’ignorer les courants et les contre-courants, 2) qu’il n’est pas non toujours loisible d’abonder dans le bon ton et le convenable en société, 3) que les choses sont plus en demi-teinte, et 4) j’ajouterais enfin qu’il vaut mieux savoir ce que disent certains courants “puissants” que de l’ignorer.

En Une : Husserl  (de dos) avec Heidegger, non daté.

Léon Mychkine