(“Heinich 1” ici)
On se souvient que, d’après Heinich, pour comprendre le discours de l’art contemporain, il faut être « initié », sinon on ne comprend rien. Cela implique donc l’idée qu’“avant” (avant l’art contemporain), n’importe qui était capable d’appréhender l’art tel quel. Si l’on interroge, au débotté, un spectateur lambda face à un Masaccio, un Rembrandt, un Picasso, il est parfaitement capable de nous expliquer de quoi il retourne dans chacune des œuvres. Et là, on a envie de demander à madame Heinich : depuis quand n’êtes-vous pas allée flâner dans la Galerie des Peintres Italiens, au Louvre ? Face à ces milliers de gens qui, chaque jour, se pressent, passant à toute allure devant des Léonard, des Botticelli, des Uccello, des Cimabue, et j’en passe, pourquoi ne s’arrêtent-ils pas pour, ne serait-ce qu’une minute, considérer les chef-d’oeuvres qu’ils les indiffèrent comme un rayon de croquettes pour chiens quand on n’en possède pas ? Parce qu’ils connaissent déjà ces œuvres ? Parce que La Vierge à l’Enfant n’a plus de secrets pour eux ? Peut-être. En tout cas, s’ils se pressent tant, c’est pour aller prendre en photo La Joconde, qui sourit toujours derrière son verre blindé. Quand on regarde tous ces gens qui s’agglutinent avec leur “smartphone” brandis, on se dit qu’il est évident que tous ces spectateurs maîtrisent la compréhension d’un tableau tel qu’on l’exécutait du temps de la Renaissance — spécialement Léonard — ; on se dit qu’ils comprennent immédiatement de quoi il est question quant à la relation maître-modèle ; pourquoi, justement, elle sourit, elle, Lisa del Giocondo, humble femme d’un marchand d’étoffes. Pourquoi semble-t-elle une géante dans un paysage miniature ? Toutes ces questions, les visiteurs les connaissent, ainsi que les réponses. Cela saute aux yeux. Bien souvent, cependant, ils sont surpris de découvrir un tableau si… petit. Et certains en sont vraiment dépités. Il suffit de se renseigner, et de voir les visages ; ils ne s’attendaient pas à ça. Finalement un petit tableau, impossible d’accès à moins de six mètres, bloqués derrière un cordon.
Ce passage était un peu ironique, mais c’était une manière de se moquer un peu d’Heinich, qui veut nous faire accroire que le public éternel de l’art l’a toujours compris… et que, subitement, avec l’art contemporain, cette compréhension s’est volatilisée. L’intellect bi-millénaire du public a tenu jusqu’à l’art moderne ; il a intégré Duchamp, Malévitch, Stravinsky, Berg, Schoenberg, etc. ; mais, arrivé au seuil de l’art contemporain, coup de baguette magique ! tout son intellect est devenu incapable de comprendre quoi que ce soit. Je n’exagère pas, comme le lecteur va le constater très rapidement.
À la page 16, Heinich revient sur cette « rupture ». Non seulement cette rupture signifie la perte de compréhension pour le grand public, et même pour le « public cultivé », mais elle est aussi structurelle ; elle rompt avec l’art moderne : « Affirmer, par exemple, que la sincérité de l’artiste et l’immédiateté du lien entre l’oeuvre exposée et l’intériorité du peintre ou du sculpteur sont des exigences aussi fondamentales pour les “modernes” que non pertinentes voire disqualifiantes pour les “contemporains” — qui privilégient d’autres critères de qualité —, ce n’est ni prendre parti ni pour les uns, ni pour les autres : c’est simplement décrire et analyser, sans évaluer, sans prescrire (en termes plus savants, c’est produire un “jugement d’observateur”, et non un “jugement d’évaluateur”, ou un “jugement de prescripteur”) ». Jusque là, on ne sait pas très bien ce qu’Heinich entend par « art moderne », si ce n’est qu’elle mentionne les Impressionnistes comme signe de modernité. C’est un peu court. Surtout, l’alternative « descriptive » qu’elle donne quant à la différence d’attitude entre “artiste moderne” versus “artiste contemporain” est quasiment réversible. On ne sait pas sur quels critères Heinich se base pour dire que les artistes contemporains mettent volontairement de côté leur « sincérité et l’immédiateté du lien entre l’oeuvre exposée et [leur] intériorité ». Pense-t-elle (uniquement) aux artistes “conceptuels” qui, effectivement, ont bien tenu à mettre de côté leur subjectivité. On relèvera cependant que le discours “objectif” des Conceptuels ne l’est pas, et qu’il y a donc là un hiatus (j’y reviendrai).
Quoiqu’il en soit, Heinich est persuadée que l’art contemporain signifie la perte de l’intériorité. C’en est bien fini : « Car qui y a-t-il de commun entre les gestes de Rauschenberg, de Murakami ou de Klein, et entre les grandes cibles ou les drapeaux de Johns, les compositions géométriques de Stella et les assemblages de — encore lui — Rauschenberg, sinon qu’ils ne peuvent en aucune manière être perçus ou interprétés comme l’expression de leur intériorité ? Soit qu’il n’y ait plus rien à voir, soit qu’aucun contenu personnel, aucune psychologie n’y soient plus perceptibles, soit même que la continuité avec le corps de l’artiste se trouve rompue par la monumentalité des œuvres ou le recours à des matériaux qu’il n’a pas même fabriqués : en tout cas, l’oeuvre ne donne plus aucune prise à l’attente d’expression de l’intériorité. Or cette attente est précisément ce qui fait la spécificité de l’art moderne : et, en amont, contre les conventions collectives de l’art académique, à partir de l’impressionnisme ; et, en aval, contre la logique du jeu distancié avec les limites, qui va focaliser l’énergie des praticiens de l’art contemporain. C’est pourquoi celui-ci doit se comprendre avant tout comme une rupture avec l’art qui, à partir des années 1950, s’était imposé comme le nouveau sens commun de l’art. »
Si l’on comprend bien ce que nous dit Heinich, des artistes cités — Rauschenberg, Murakami, Klein, Johns, Stella —, aucun, dans son œuvre, n’exprime quoi que ce soit qui aurait à voir avec l’intériorité… Par surcroît, demande-t-elle, qui y a-t-il de commun entre leurs œuvres ? « Rien », a-t-on envie de lui répondre… Et alors ? Mais non, justement, il y a quelque chose en commun chez ces artistes tous très différents ; c’est qu’il est impossible de percevoir dans leurs œuvres l’ « intériorité » de chacun ! Comment Heinich sait-elle qu’aucun de ces artistes n’exprime une quelconque part d’intériorité dans ses œuvres ? Et tout d’abord, quelle est donc cette notion d’intériorité ? D’où vient-elle ? Constitue-t-elle, à elle seule, la colonne vertébrale de l’Art en Occident depuis 2000 ans ? Si tel est le cas, il faut qu’Heinich nous fasse profiter de ses découvertes. Concernant les artistes sus-cités, la seule manière pour qu’Heinich puisse dire de semblables choses c’est 1) elle a étudié de manière très pointue l’oeuvre et leur vie, 2) elle a constaté que l’art moderne, citant Kzrysztof Pomian, est la dernière frontière bi-millénaire pendant laquelle les artistes ont toujours exprimé, à travers l’art, leur intériorité ; intériorité brisée, pour la première fois donc depuis deux mille ans par les artistes “praticiens” de l’art contemporain… 3) Heinich sait, elle a découvert, que l’art n’a toujours consisté qu’a exprimer l’ « intériorité », et qu’à partir du moment où cette voie n’est plus suivie, c’en est fini de la cohérence de l’art et du discours clair et évident pour tous qui va avec… À ce moment, il me semble qu’Heinich a pénétré dans le terrain non borné de la fiction ; et qu’elle a quitté le terrain sociologique.
Heinich entend faire preuve de scientificité, puisqu’elle dit s’inspirer d’un langage objectif, à l’instar d’un Max Weber qui avance l’expression de « neutralité axiologique », neutralité qui consiste en une « abstention du jugement de valeur ». Or, Weber précise bien qu’en première instance, « [S]ans doute faut-il donner aux problématiques propres aux disciplines empiriques une réponse qui respecte la “neutralité axiologique”. En effet, elles ne sont point des “problèmes de valeur”. Néanmoins, dans le cadre de nos disciplines, elles restent sous l’influence du rapport des réalités “à” des valeurs. En ce qui concerne l’expression de “rapport aux valeurs” […] [J]e me contenterai seulement de rappeler que la notion de “rapport aux valeurs” désigne simplement l’interprétation philosophique de l’“intérêt” spécifiquement scientifique qui commande la sélection et la formation de l’objet d’une recherche empirique. »1 Weber nous dit que la neutralité, à ce qu’il semble, n’est praticable que pour certaines sciences, pas toutes, et apparemment pas dans la sienne, soit, entre autres : la sociologie. Par conséquent, si Weber dit lui-même que la « neutralité axiologique » ne peut se défaire « du rapport des réalités “à” des valeurs » en sociologie, comment Heinich peut-elle s’en recommander pour, et, fait aggravant, tenir un discours pour le moins péjoratif à l’encontre de l’art contemporain : En effet, rappelons qu’elle décrit premièrement l’art contemporain de cette manière : « Soit qu’il n’y ait plus rien à voir, soit qu’aucun contenu personnel, aucune psychologie n’y soient plus perceptibles, soit même que la continuité avec le corps de l’artiste se trouve rompue par la monumentalité des œuvres ou le recours à des matériaux qu’il n’a pas même fabriqués : en tout cas, l’oeuvre ne donne plus aucune prise à l’attente d’expression de l’intériorité ». En guise de mise épochale2 des valeurs, on peut sûrement, en sociologie, faire encore un effort…
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