Hommage à Roland Topor

Je crois avoir découvert Topor quand j’ai vu l’affiche d’Amnesty International, en 1977

affiche qui n’a pas tardé à se retrouver sur la porte de ma chambre, et moi à adhérer à Amnesty International. Je fus le plus jeune adhérent de ma région, et, après avoir écrit des lettres à des Présidents sud-américains, asiatiques, pour les alerter sur le sort de tel ou tel prisonnier politique, j’en suis parti, car j’ai fini par me rendre compte que les “adultes” ne me prenaient pas au sérieux, c’était comme si j’étais vraiment trop jeune pour m’occuper de ce genre de choses (j’avais 14 ou 15 ans, moi et les chiffres sommes aux antipodes). Mais peu importe, cette affiche de Topor, quand je l’ai vue, m’a fait l’effet d’une grande violence, mais c’était bien le but, Amnesty ne vend pas du yaourt. Je ne l’ai pas regardé, cette affiche, mais, je peux le dire, contemplé, souvent. Mon esprit, me semble-t-il, ne cessait des allers-retours entre ce qui est représenté, et le réel, la réalité : l’affiche montre une mâchoire qui se fait enfoncer dans le torse, mais, en vrai, oui, il y a des gens à qui on casse la bouche pour ne plus qu’ils parlent. Et cette affiche, elle parlait de ça. Donc, mon hommage à Topor, il commence ainsi.

Où l’on voit qu’en couleurs, c’est encore plus violent, plus saisissant, parce qu’on ne manque pas de considérer le sang s’écoulant. Amnesty aurait très bien pu afficher en couleurs, mais ils ont dû avoir des scrupules. C’était suffisamment violent en noir et blanc. Topor, c’est efficace, pas trop de fioritures, on va direct au fait, au parlant. Dans le genre, on peut avoir ceci :

 

Roland Topor, “À gorge déployée” (détail), 1975, encre de Chine et crayon de couleurs, Collection Stedelijk Mueum, Amsterdam

C’est ce qui s’appelle “se fendre la gueule”. Topor aimait les ouvertures, les béances, les trous, ce qui échappe. Il avait un talent assez extraordinaire, prolifique, et, surtout, une capacité à dire beaucoup avec peu, ce qui ressortit encore à une habileté supérieure d’exécution. Le dessin dit quelque chose, et, peut-être dit-il davantage, mais pas tout de suite. Par exemple

Ici, un jeune assis. Assis sur quoi ? Sur sa merde, qui lui sert de siège. On ne sait s’il souffre ou s’il pense. Et on songe, bien entendu, à ceux qui, littéralement, ne peuvent produire que de la merde. Certes, tout le monde en produit, mais tout le monde ne fait pas que cela. Or, certains ne font que cela : tout ce qu’ils disent ou font, c’est de la merde. Et on en connaît un certain nombre qui, toute leur vie, avec fierté, comme des paons de basse-cour, n’auront produit que cela ; de la merde, mais qui leur a permis, vite ou finalement, de s’asseoir ; comme on dit, d’avoir une position.

Topor n’avait peur de rien, mais cela ne l’autorisait pas à devenir vulgaire, et offensant, car, à mon avis, il avait trop de “classe” pour cela, et il avait été bien éduqué. Quand j’ai fait des recherches récentes sur les symboles nazis pour un article, je me suis dit que Topor avait peut-être dessiné moult représentations ; lui qui vécut caché, avec sa famille, en Savoie, durant l’Occupation. Et en fait, je n’ai trouvé que cela

On se souvient que le procès pour crime de guerre contre Klaus Barbie eut lieu devant la Cour d’assises du Rhône, du 11 mai au 03 juillet 1987. Barbie, chef de la section IV (Sipo-SD, soit la police de la sûreté) durant l’Occupation, surnommé le “boucher de Lyon”, fut condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Topor, à ce sujet, fait un dessin ridicule. Barbie, bite surmontée d’une casquette de SS (lieutenant qu’il était). D’où la légende, car Barbie a crevé d’un cancer du sang et de la prostate à la prison Saint-Joseph, à Lyon. Ensuite, le phylactère désigne son avocat, Jacques Vergès, qui se sera fait une spécialité de défendre parmi les plus belles raclures de la planète, mais, dans un état de droit, même un criminel nazi a droit à un procès. Voilà, le seul signe nazi chez Topor, c’est celui-ci. Si quelqu’un connaît d’autres illustrations afférentes, je suis preneur. 

Mais Topor, c’est bien d’autres choses encore. Par exemple

Ci-dessus et dessous, une illustration du film d’animation La Planète Sauvage (1973) réalisé par René Laloux, au scénario écrit par lui et Topor. Les dessins du film proviennent de Topor, et furent post-produits par Jiří Trnka, cinéaste d’animation, à Prague. J’ai vu ce film il y a très longtemps, je n’en ai aucun souvenir, si ce n’est, vaguement, de ces personnages étranges. La Planète sauvage obtint le prix spécial du jury au Festival de Cannes et fut primé d’un “Saint-Michel”, à Bruxelles.

On notera la légère touche d’érotisme, qui, certainement, ne “passerait plus” en 2020, pour un film grand public… Quand bien même une telle créature est de fiction, on aurait vite fait d’associer le personnage à une image dégradante, etc. Moi, je l’aime bien cette créature.

Une bonne partie de l’œuvre toporien, c’est aussi le sexe mêlé à l’étrange, comme ci-dessous :

Sur quoi est donc juché cet homme ? Gigantesque vit déguisé en bête préhistorique ? Et cette femme, tu parles d’un monstre ! Que lui dit-il ?

 

Roland Topor, “L’épikon VI”, litographie
Roland Topor, “L’épikon IV”, litographie
 

Chez Topor, le thème sexuel permet des métamorphoses tout à fait épatantes autant qu’étonnantes ; ainsi de cette copulation tératomorphe : d’une sorte de gigantesque cul d’un porc émergent bras, torse, et phallus, planté dans une croupe devenant, à la faveur de la tête, quoi ? une tête de vache ? C’est cela que l’on aime beaucoup chez Topor, un imaginaire limitrophe. On retrouve le thème du sexe, bien sûr dans le film Marquis (1989), de Henri Xhonneux (scénario : Xhonneux,  dessins des créatures et direction artistique : Topor). Ce film met en scène la période durant laquelle le Marquis Donatien Alphonse François de Sade est embastillé, ici sous les traits d’un chien, écrivant, et dialoguant avec son propre phallus,

 

personnage authentique, qui a son petit caractère, mais se prête aussi à des répétitions théâtrales, au sens littéral ; le Marquis lui fait jouer des scènes d’une pièce qu’il est en train d’écrire. Une fois évadé de la Bastille, et pendant que la Révolution gronde, le Marquis donne congé à son phallus, qui, physiquement, le quitte, et s’éloigne visiblement. C’est assez extraordinaire.

 

Topor, c’est un monde, et c’est aussi le mouvement (plutôt “anti-mouvement) Panique, créé avec Fernando Arrabal, Alejandro Jodorowsky, Olivier O., Jacques Sternberg, Christian Zeimert et Abel Ogier, en 1962. Et c’est aussi un écrivain, qui aura notamment publié Mémoires d’un vieux con, titre sublime s’il en est. Topor, c’est aussi Téléchat (1983), fantastique journal télévisé présenté par un chat et une autruche, aux nouvelles toujours surréalistes, sans jamais oublier d’ouvrir en souhaitant, par exemple, une “bonne fête aux poignées de porte !”, car c’est leur jour de fête.

 

«Je suis né à l’Hôpital Saint-Louis proche du Canal Saint-Martin en trente-huit Aussitôt j’ai pris la fuite Avec tous les flics aux fesses Allemands nazis SS Les Français cousins germains Leur donnaient un coup de main En l’honneur du Maréchal Pour la Solution Finale Bref je me suis retrouvé En Savoie chez les Suavet Caché près de Saint-Offenge En attendant que ça change Je n’avais qu’un seul souci Celui de rester en vie Après la Libération J’avais encor l’obsession D’arriver jusqu’à dix ans Ensuite il serait bien temps De réclamer un peu plus Si j’échappais aux virus Cette période historique M’a insufflé la Panique J’ai conservé le dégoût De la foule et des gourous De l’ennui et du sacré De la poésie sucrée Des moisis des pisse-froid Des univers à l’étroit Des staliniens et des bouddhistes Des musulmans intégristes Et de ceux dont l’idéal Nie ma nature animale A se nourrir de sornettes On devient pire que bête Je veux que mon existence Soit une suprême offense Aux vautours qui s’impatientent Depuis les années quarante En illustrant sans complexe Le sang la merde et le sexe.» (Résumé de Un beau soir, je suis né en face de l’abattoir, 2000)

 

Léon Mychkine


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