Hommage : Tout a quelque chose à voir avec tout. Conversation entre Beppe Sebaste et Gianfranco Baruchello

NB. Je n’avais jamais entendu parler de Gianfranco Baruchello avant l’annonce de son décès (cruel paradoxe hélas commun en ce bas monde). Certes, ce n’est bien sûr pas le seul artiste dont je n’aurais jamais entendu parler, et il faut bien d’ailleurs remarquer que la disparition des artistes en général, des écrivains et poètes, fait rarement la Une (bien que je ne doute pas que Michel Sardou aura des Funérailles Nationales). Ceci dit, je ne sais pas comment cela est venu, j’ai senti (feeling) que je devais rendre hommage à cet artiste, qui, en cherchant des informations, m’a fait réaliser qu’il avait été important dans l’art contemporain. Mais que dire sur un artiste quand on ne connaît rien de lui, et qu’on ne trouve aucune image agrandissable afin de se faire une idée de ce qu’il pouvait bien écrire quasiment partout…? Ne vaut-il pas mieux alors se fier à des sources sûres ? Si. C’est pourquoi, en cherchant encore, j’ai trouvé un entretien entre Baruchello et Beppe Sebaste, sur le blog de ce dernier. Beppe Sebaste est italien, Docteur en esthétique (si j’ai bien compris), écrivain, poète, traducteur et journaliste. J’ai donc décidé, à l’aide d’un logiciel d’intelligence artificielle, de traduire cet entretien, en ajoutant, ici et là, des apports personnels de précision et de bonne compréhension. J’espère que ce travail permettra d’un peu mieux connaître Baruchello et sa pensée. J’ajouterai enfin que seule la première image et la troisième sont reprises de l’entretien originel, toutes les autres étant le fruit de mes recherches sur l’Internet (“Internet” n’est pas un nom propre, il lui faut donc un article). 

Il blog di Beppe Sebaste

11/16/2010

Ogni coas c’entra con ogni cosa. Conversazione con Gianfranco Baruchello

 

 Gianfranco Baruchello, 1975-Jungkapital, Gesellenkapital, Machinenkapital (Il Capitale)

L’atelier de Gianfranco Baruchello est envahi de peintures, de dessins, de papiers, de livres et surtout d’objets, tous pertinents pour son travail d’artiste que je définirai comme « encyclopédique ». Son nomadisme, extensif et intensif, est à l’image de sa conversation : une expérience de « sémiologie illimitée », comme si l’on se retrouvait dans l’un de ses grands espaces constellés de « hiéroglyphes », de signes, de « points  cosmogoniques » d’« accidents dans un périmètre », de points de référence et de crise à la fois précis et ambigus, rigoureux et (presque) indéchiffrables, où se perdre et se retrouver sont finalement synonymes. Le fait que tout ait quelque chose à voir avec tout, dans une concaténation pratiquement infinie, est la position philosophique et esthétique commune : la seule chose qui « n’a rien à voir », me dit Baruchello, la seule phrase et question à bannir, est précisément : « Qu’est-ce que ceci a à voir avec cela ?» La rigueur de Baruchello est dans le dessin ; la mienne, dit-il, est dans les mots, et dans l’utilisation de ma fragilité, ou ouverture. J’ai le même sentiment avec lui que celui que j’ai eu dans l’atelier de Bruno Munari : il n’y a pas de matériaux stériles, on peut tout utiliser, même l’absence. Mais le travail de Baruchello est, en outre, empreint d’une conscience politique (comme la récurrence du concept de valeur d’usage de Marx), et sa poétique me concerne de près : nous aimons tous deux les archives, les listes, les objets trouvés et perdus, la philosophie, et même le Yi King. Sa « créativité limite” réconforte mon écriture limite. « Cela signifie ne pas être dans les listes, être en dehors de la boîte », me dit-il. Plus méthodique que moi, il a marqué sur la dernière page blanche de quelques-uns de mes livres (Oggetti smarriti e altre apparizioni, e H.P…..), avec sa calligraphie minutieuse (« baruglifica », dirait Paolo Fabbri) une carte de mots-citations qui l’intéressaient, avec le numéro de page. À la seule vraie question qu’il me pose — comment je traite le problème de la métaphysique, quel est mon “mécanisme de pensée”, selon les mots de De Chirico sur la peinture, précisément, la « métaphysique » —, je réponds en traitant ce dialogue.

Gianfranco Baruchello, “Neogenesis Justitiae Originalis I”, 1963 (particolare)

Nous regardons une série d’images de son travail sur l’ordinateur, et une œuvre et une vie très intenses défilent à toute allure : Baruchello a tout fait, et avant les autres. Dalla Coscienza del presente (awareness), exposé pour la première fois à l’exposition qui a lancé le Pop Art (l’exposition “New Realists”, chez Sydney Janis, à New York, en 1962), puis la stèle avec les livres collés et enterrés en blanc, Partout le silence sous le mouvement [en français] (la même année), exposée à Paris avec les collages dans une exposition (Collage et objets [en français]) où tout le monde était présent, de Picasso à Man Ray, en passant par Max Ernst et Rauschenberg ; au grand tableau sur Le Capital de Marx et aux autres qui l’accompagnent (“accumulateurs d’énergie, avec des références à Duchamp”), aux nombreux livres, au film désormais historique avec Alberto Grifi (Verifica incerta, en 1964) et à ceux-là — environ soixante-dix — seulement. Jusqu’au travail agro-écologique à Santa Cornelia, dans la campagne autour de sa maison qui n’est maintenant plus une maison mais une fondation. Une image en noir et blanc de cette terre labourée apparaît à l’écran :

Ici, le travail consiste à comparer l’agriculture et l’art, la valeur d’échange et la valeur d’usage du produit agricole et celles du produit artistique. L’agriculteur vend sa chose, mais il la mange aussi, l’artiste vend la chose et ne la mange pas, en effet il ne peut pas vivre s’il ne fait pas d’art : voilà les différences de valeur. J’ai travaillé et fait des livres sur ce concept, comme Agricola Cornelia s.p.a. e poi Io sono un albero. Ceci, par contre (regardant l’image d’une miche de pain dans une boîte pleine de terre) fait partie de “Naissance et mort du pain”, une action dans laquelle le pain est né de la terre, puis a été battu, attaché, enchaîné, bourré de journaux, coupé en deux, et à un certain moment est mort, a disparu dans la terre.

Beppe Sebaste: Tu l’as enterré ?

Gianfranco Baruchello: Oui, il finit par disparaître dans la terre. Dans d’autres actions, j’ai travaillé sur les mythes agraires, du sacrifice du porc dans les sillons de Déméter à la contagion des maladies vénériennes par le phallus agraire. Ceci (un épi apparaît sur l’écran) est De senectute, des épis redécouverts dans un tiroir après vingt ans, à moitié mités, que j’ai ensuite plantés dans la terre : de vieux épis qui ont généré de nouveaux épis. La vieillesse respecte la graine, alors qu’elle affecte tout le reste. Mon premier film, Il grado zero del paesaggio, a été réalisé en 1963 ; il y a quelques jours, j’ai réalisé une vidéo pour une exposition à Bruxelles intitulée Le lieu, à la Fondation”, j’ai filmé avec ma caméra le labourage d’un terrain, en zoomant sur l’intérieur des sillons, pour faire un discours sur le gazon… 

Je suis très intéressé de discuter avec toi de l’utilisation de concepts tels que le capital et la valeur, la valeur d’échange et la valeur d’usage, en relation avec l’art. Aussi, peut-on parler du tabou de l’argent ? Mis à part le cliché catholique qui veut qu’il s’agisse de la bouse du diable, c’est l’une des légendes les plus astucieuses inventées par les riches pour dissuader les pauvres de devenir comme eux. C’est une interprétation à laquelle je souscris. Je viens d’une famille qui voue un culte aux industriels : mon père était un honnête homme de la Confindustria [i.e. organisation représentative des entreprises italiennes], puis a plongé dans le néant en même temps que le fascisme. Je devais absolument obtenir mon diplôme, ne pas être un imbécile ou un artiste, j’ai passé dix-huit examens et obtenu mon diplôme en un an, une thèse sur les Accords monétaires de Bretton Woods ! L’argent me dérange énormément, mais il faut en avoir, sinon on est perdu.

BS: Pour Marx, l’argent était un agent d’émancipation, de libération…

GB: Il faut en parler, en effet. Mais les approches sont tellement éloignées qu’il partait de la fin au lieu de commencer par le début. Vous êtes ici avec vos mains et vous faites un travail : ce travail, c’est de l’argent et cet argent vous est reconnu, contrairement au discours de la richesse pour elle-même, loin d’une éthique sociale. J’ai fait un film récemment, Sette minuti, due euro, en filmant de ma fenêtre deux maçons roumains en train de faire un travail (officieux), tout cela avec des muscles et une pelle, sans aucun apport mécanique ou technique. Là, on voit vraiment la valeur, centime par centime, minute par minute, de leur travail.

Pour ce qui est de la question précédente, des termes quelque peu déplacés comme “valeur d’usage et valeur d’échange” m’ont toujours semblé appropriés pour expliquer ce que j’essayais de faire dans mon travail d’artiste à l’époque de l’opération “Agricola Cornelia” (1973). Les produits de la terre et de l’élevage ont une valeur (donc un prix, une utilité) liée à l’échange, mais aussi une valeur d’usage immédiate et directe car ils sont des éléments de l’alimentation, et donc de la survie physique des producteurs eux-mêmes. Les produits, appelons-les ainsi, de l’art, tentant une simplification instrumentale, selon leur nature, ont aussi, selon leur nature, un prix ostentatoire ou dérisoire, bref, une reconnaissance économique de ce qu’on appelle le marché. Mais dans ce cas, la valeur d’usage est, à mon avis, la capacité et la nécessité de marcher seul dans l’espace qui précède la production de l’art, c’est-à-dire de faire vivre et fonctionner son “talent-esprit” [‘talento-mente’] — penser, percevoir, imaginer et exprimer. Le produit final n’existerait pas en soi sans cette hypothèse, et l’artiste ne serait pas un artiste s’il ne tirait pas cette “valeur d’usage” non pas du marché, mais du fait d’être capable et de participer à la “satisfaction d’être” liée à son travail.

BS: Et cette main qui tient une sorte de grosse horloge ?

GB: Ce n’est pas une horloge, c’est un second compteur, tiré du film Rétard [sic], un terme duchampien utilisé d’une autre manière. J’ai appliqué le mot rétard [sic] à la notion de temps, qui est l’un des thèmes fondamentaux de mon travail. Il est possible de contrôler le temps et de visualiser n’importe quel objet — un arbre, un buisson, un pré : on regarde d’abord, puis on filme deux secondes, et on revoit le pré, par exemple, identique à celui d’avant, mais deux secondes se sont écoulées. Ces deux secondes ont changé la structure de la matière, vous ont changé vous-même, ont tout changé. J’ai appelé ces visions rétardes [sic], un mot inventé par Duchamp, mon ami-père affectueux qui a affecté ma vie de manière écrasante. Ce n’est pas une suspension, c’est une extension entre deux regards.

BS: Tu as souvent raconté que tu avais commencé par la poésie, la fascination du mot. Tu es ensuite passé à l’image, « l’image sans pays, sans grammaire et sans syntaxe, une image sans frontières ou tirée du rêve », « un outil libérateur et ambigu »qui marque une liberté par rapport à la logique et au sens. Penses-tu que cela puisse encore être dit ?

GB: Bien sûr, l’image est orpheline : Joyce, Pound, Céline. Leurs mots sont en quelque sorte un chemin, une sorte de chemin du passé, que je revois sous la forme d’une image parce que je ne les vois plus comme des mots.

BS: Une image orpheline est-elle encore possible ?

GB: Aujourd’hui, elles ont trop de parents. J’ai beaucoup travaillé sur le rêve, j’ai dix volumes de rêves décrits et dessinés et je ne veux pas revenir à ces groupes d’images de rêves. J’ai fait un rêve l’autre nuit, je parlais à six personnes et je voyais le visage très précis de chacune d’entre elles ; puis je me suis réveillée et je me suis demandée comment il est possible que je voie des visages aussi précis et différents de quelqu’un dont je ne sais pas qui c’est. Beaucoup de personnages ont un visage comme ça, une image dont on ne sait pas d’où elle vient.

BS: Jean-François Lyotard a parlé de la « liberté des orphelins » et a expliqué que le sublime est l’irreprésentable, une catégorie qui décrit l’art pour lui.

BS:Il a également dit que c’était un sentiment puissant. Kant aussi.

GB: Oui, quand je suis allé voir Lyotard à Fillerval, dans la campagne près de Paris, il lisait Kant : il avait un seul livre ouvert devant lui, sur une table en verre épais et transparent, dans le froid d’un grenier ; il n’y avait que lui, le livre et le froid. C’était sa façon de lire Kant. 

Gianfranco Baruchello, “Mixed Media Mixed media (pencil, crayons, cardboard, glue, newspaper cut out, metal wire, wood, glass)”, 50.0 x 70.0 x 16.0 cm, Galleria Massimo DeCarlo, Milano

BS: Le sentiment du Sublime pourrait-il décrire ton travail ? Dans le sens de l’irreprésentable, comme l’art conceptuel, ou comme l’infini ?

GB: Oui, mais comme une fin. Mais il n’est pas facile de dire « je fais quelque chose en pensant au sublime ». L’infini fonctionne très bien pour moi, dans le sens de ‘naufragar m’è dolce’ [« Naufrager m’est doux », Leopardi], en fait si je ne fais pas de naufrage, je me sens mal.

BS: En pensant à ton « zigzag » biographique, tu m’apparais parfois comme un Bouvard-Pécuchet (mes héros épistémologiques) condamné à réussir et non à échouer. Ceci aussi est une épopée de la liste.

GB: Mais attention, je donne toujours une raison — disons — à l’absurdité dans les listes : je suis un prêtre strict de l’absurdité, ou j’aime vraiment faire semblant de l’être. J’ai écrit un livre (non publié, je ne sais pas si je le publierai un jour) The Advice of the Walrus, un personnage de Lewis Carroll qui dit : « Le temps est venu de parler de beaucoup de choses, de bateaux et de chaussures, de cire, de choux et de rois. » Le conte de fées est une manière d’énumérer, quoi qu’il arrive, sous le couvert d’un conte de fées ; la poésie est la manière d’assembler « vaisseaux et chaussures », de manière irresponsable. Si ce n’est pas irresponsable, ce n’est pas de la poésie ; s’il y a trop de sens, cela ne fonctionne pas.

Gianfranco Baruchello, “Dillo tu, Casimir Severinovitch”, 1985 Enamels on aluminum, Galleria Massimo DeCarlo, Milan

BS: Comme en littérature : ce n’est pas l’histoire qui compte, mais le fait de la raconter, pas le sujet, ni le fait de communiquer quelque chose, mais le ton.

GB: Ce n’est ni le sujet ni ce que l’utilisateur comprend. Bien sûr, s’il comprend, je suis heureux, mais je ne suis pas attachée à l’idée de communiquer quelque chose. Un jeune artiste a réalisé un bulletin intitulé “Communiquer fait mal”. Je n’en viens pas là, il faut aussi communiquer, mais quoi ? Dans la communication d’aujourd’hui, il y a l’intersection du pouvoir, qui impose un usage déformé du mot : peuple, liberté, avenir, etc. Il y a eu un viol de l’utilisation de ce mot dans les journaux.

BS: L’univers des mots et de la communication est aujourd’hui réduit à des slogans ou à des commandements, des mots vides sans référent (même la « gauche » semble suivre cette rhétorique).

GB: J’aimais Ingrao, l’un des rares chefs politiques survivants de ma génération. Il y a aussi Napolitano, qui sait quoi dire, un homme qui n’a pas aimé pour rien le cinéma. Maintenant, où est l’esprit [mente] de la gauche, où sont les Sciascia ?

BS: Dans ton zig-zag encyclopédique, il me semble que ta biographie est ponctuée et rythmée par une comparaison avec Paul Klee, un retour cyclique à Klee. Que représente Klee pour toi ?

GB: Klee est le centre du vortex : j’ai beaucoup travaillé sur le concept de « pli », qui, tu le sais, n’est pas de Klee mais de Leibniz. Et bien sûr, Gilles Deleuze a travaillé sur ce sujet. Or, dans le concept de pli, dans l’art, il y a cet autre pli : c’est l’histoire de l’art, pli de pli de pli. Qu’est-ce que le pli ? Klee parle du point cosmogonique et tout part de ce — Klee est un géant comparé à Kandinsky, c’est mon idée, même si Kandinsky reste un grand peintre car il fait des images bouleversantes. À la Klee Stiftung de Zurich, j’ai vu un dessin, des roues et des lignes qui se croisent, avec une date, 1939, en pleine guerre, au crayon sur fond blanc : le titre était “Bientôt, nous repartirons”. Cette œuvre de Klee vaut à mon avis tous les collages, coups de pinceau, couleurs possibles : un titre, un mot prémonitoire, désignant un motif, noir et blanc, la fin des camps d’extermination et le retour à la vie. C’est pourquoi Klee est si important. Il ne s’agit pas d’un discours de forme. De l’histoire, peut-être. Klee est un ange, cet ange brille comme certains personnages disparus, il a vécu même s’il est tombé malade et n’est plus là. 

Gianfranco Baruchello, Untitled, c. 1966, collage and enamel on two layers of plexiglass and cardboard in original case, 21.2 × 26.3 × 5.5 cm

BS: Je pense à ta définition de l’art comme opposition, comme pharmakon : est-ce encore possible ?

GB: Bien sûr, c’est possible : lorsque le monde aspire à autre chose qu’à la sagesse, l’art peut être le pharmakon. Il est important d’essayer de vivre comme si vous étiez un artiste : c’est le discours du Conseil des morses (Consigli del tricheco [je n’ai trouvé aucune source à ce titre…]), le « vivre comme si » est très important. L’expérience n’est jamais triste, elle est toujours enrichissante et peut être une sorte d’œuvre d’art, pas dans le sens de quelque chose d’esthétique, mais quelque chose qui peut être raconté. L’expérience est comme le coït, vous éprouvez du plaisir et après vous n’êtes pas du tout triste, vous vous sentez plus riche.

BS: Ton travail va au-delà des genres, et enseigne que l’on peut utiliser, féconder n’importe quel matériau : une méthode qui est aussi une éthique…

GB: Mon genre est le gaspillage, et le gaspillage est toute ma vie. Dans le film Ars memoriae, je recompose ma vie et les personnes que j’ai rencontrées, je fouille dans mon passé. J’ai fait une archive de soixante-deux fichiers dans lesquels il y a des personnages et des expériences avec lesquels j’ai créé le film, divisé en quatre parties. Dans l’un d’eux, il y a moi expliquant l’opération post factum. Finalement, j’ai opté pour l’oubli et j’ai récupéré en brûlant une à une les cartes de l’ensemble des archives. Se souvenir est en effet un drame car cela fait ressurgir les échecs et les erreurs. Aujourd’hui encore, je continue à gâcher ma vie sans en faire un drame.

BS: Tu es récemment revenu sur le thème de la terre, un tournant écologico-économique, mais aussi un résumé de tout ton travail. Qu’est-ce que la terre et qu’est-ce que le « lieu » ?

GB: Les étapes de mon parcours sont l’objet, la nature, la matière. La terre comme racine d’un lieu, d’un être, puis d’une matière. Salut, matière !, disait Teilhard de Chardin, aujourd’hui oublié. J’ai fait quatre dessins du gazon, des sections du sol, des sections de la forêt, du labourage, j’ai même pensé à emmener un gazon à l’exposition à Bruxelles. Ces opérations et ces dessins reflètent ma façon de penser. Lorsque j’ai réalisé le film pour Bruxelles (de Greta Meert), Le lieu, j’ai tourné plusieurs plans au cimetière de Prima Porta. Je suis allé voir les sépultures des sans-tombe : cette terre est utilisée pour faire fondre les corps enterrés. Il y a des tas de terre déjà utilisée et imprégnée de mort, poussée dans un coin spécial du cimetière par des bulldozers. Cette partie, entre le rhétorique et le funèbre (une rhétorique du funèbre) dans le film n’est pas là, je ne l’ai pas montée. L’idée est que, de toute façon, la terre ne meurt jamais, même si elle est envahie par la mort ; elle accepte la semence et lui donne naissance.

« Le lieu » est une étape dans ma réflexion sur l’être et le sublime au sens où Lyotard (lecteur de Kant) : “ni universalité morale ni universalité esthétique, mais plutôt la destruction de l’une par l’autre dans la violence de leur différend, qui est le sentiment sublime”. Je m’approprie des images philosophiques, les concatène et les utilise pour tenter, comme toujours, de faire apparaître par l’image l’inexistant mais le possible : « Le lieu et la formule », disait Rimbaud. L’art est un instrument pour tenter de comprendre ma relation personnelle avec l’être, et le but ultime est l’étonnement d’être, ou plutôt une satisfaction d’être, comme nous l’avons dit au début, le plaisir. Paramètre qui, en moi, remplace le « succès ».

BS: Y a-t-il quelque chose que tu souhaites ajouter à la fin (provisoire) de ce dialogue ?

GB: Comme les images de mon travail apparaissent dans de nombreuses pages de cet “Alfabeta 2”, je voudrais dire que je vis cette présence comme une contribution personnelle au débat que ce numéro propose dans ses différentes articulations culturelles et politiques. Bien que nous n’attendions pas de mots d’un artiste visuel, ces images doivent être “lues” comme des textes qui, au fil des ans, ont exprimé des positions et des interventions conformes à mon idée que l’art peut être un outil pour comprendre, commenter et, aussi, résister.

Gianfranco Baruchello, “Ne spuntano di nuovi con gambi grassi e bianchi”, 1967, mixed media on aluminium, 51 x 51 cm, Galleria Massimo DeCarlo, Milan

 

Traduit de l’italien par l’IA et Léon Mychkine

écrivain, critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 

 


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