Il Perugino, et le doux visage du Christ

Samedi 03 septembre 2022. Comme chaque matin, je cherche à écrire. Il faut que j’écrive. Parfois, cela “vient” très vite, parfois pas. Je regarde des images, et souvent, à partir d’une glanée sur l’Internet, c’est parti ! Mais quelquefois non. Autre recours, je parcours mes brouillons (au nombre de 213) ; mais, ce matin précisément, plus je les ouvre, et moins je suis satisfait. J’ai conscience de rechercher quelque chose de… consolant ; et peu à peu j’ai l’idée d’accéder à ce brouillon sur le Pérugin, sa pietà ; si belle et lumineuse, tandis que le sujet est bien la mort du Christ. Je l’ouvre, et ça y est, je sais que je vais être consolé. Ça ne durera pas une éternité, mais c’est toujours bon à prendre, et, de toutes façons, j’en ai besoin.                      

Pietro di Christoforo Vanucci, dit Il Perugino,  » Pietà con Nicodemo e Giuseppe d’Arimatea, 1494-1498, huile avec tempera sur panneau, transféré sur tissu sur panneau, 92.6 x 71.8 cm, Clark Art Institute, Williamstown, USA 

20 septembre 2021, 12h36 mns : Y a-t-il une image plus douce de la mort ? Après avoir écrit le mot « douceur », je le retrouve dans un texte d’Arasse, concernant exactement le même peintre, Le Pérugin, encore un signe, pour ma part, de l’existence confirmée de la “sérendipité” (mot assez affreux au demeurant) associée aux kairos ; car, je prie le lecteur de me croire quand je dis que cette citation a été trouvée après mon écriture au silicium, et sans avoir cherché d’autres thème que le nom “Pérugin”. Donc, à-propos du Pérugin, feu Daniel Arasse écrit : « Le trait de génie de l’artiste, car c’en est un, consiste précisément à avoir perçu ce besoin d’un “art cultivé”, à l’avoir formulé en partie et à avoir su le satisfaire au moyen d’un style dont la “douceur” est celle même qu’introduisent les grâces de la culture dans le pathétique du mythe religieux.» C’est sûr que si l’on compare avec “Le Christ mort”, de Hans Holbein le Jeune, circa 1520-22, il y a une nette différence. Samedi 03 septembre 2022 : Chez Holbein, c’est un homme torturé figée dans la rigor mortis, tandis que chez Le Pérugin, c’est tout le contraire : ce Christ, on le dirait presque assoupi ; il va se réveiller. Les stigmates sur son corps ne sont que peu de choses, il va s’en remettre. Le Pérugin, Holbein le Jeune, deux conceptions différences de la religion, et précisément de l’événement de la mort du Christ. Mais cette douceur chez Le Pérugin n’est pas propre qu’au visage christique, on la retrouve dans de très nombreux visages. Ce qui est étonnant, ce n’est donc pas la douceur chez Le Pérugin mais en cet endroit, le visage du Christ qui vient d’agoniser sur la Croix. Comme le titre l’indique, il s’agit bien d’une pietà (« pitié », en italien). Fait-il pitié, ce Christ ? Non, on dirait qu’il dort. C’est l’événement qui fait pitié, la mort du Fils de Dieu et Fils de l’homme. De fait, il ne peut, dans toute l’Histoire de la représentation, n’exister qu’une seule Pitié, celle de la mort du Christ. Nicodème, l’un des premiers fidèles du Christ, pleurant doucement, tient la main droite du Christ afin de montrer au spectateur le stigmate, tandis que la gauche, sur le dos, semi-ouverte, montre aussi le sien. Il est bien songeur, comme Joseph d’Arimathie, de rang noble, et membre du Sanhédrin, comme Nicodème. C’est ce Joseph qui aurait recueilli, dans un vase, le sang du Christ… Et c’est une autre histoire. On peut s’étonner des riches habits très colorés des deux personnages. Mais nous sommes en pleine Renaissance, tout de même, fin du Quattrocento. Nicodème est très près du Christ, sa main gauche posée pudiquement sur l’épaule du Christ. Joseph, personnage “arrivé” dans l’histoire comme indiqué ci-avant, n’a pas connu une relation personnelle avec Jésus, d’où cette dernière accolade de Nicodème ; car c’est aussi son ami qui est mort. On remarque que les deux fidèles sont (déjà) auréolés, tandis que l’auréole du Christ semble défaillante, “brisée”, accourcie,  

pouvant rappeler, par ses deux axes, la perpendicularité de la croix. Enguerrand Quarton, dans sa Lamentation de ChristPietà, 1460, de Villeneuve-Lès-Avignon, dote le Christ d’une auréole en rayons :

Enguerrand Quarton, “Pitetà de Villeneuve-Lès-Avignon”, [Détail], tempera et or sur bois de noyer, 163 x 218 cm, Musée du Louvre

38 ans sépare les deux tableaux, et la différence d’appréciation des volumes, des chairs, de la plastique, est vraiment étonnante. Notez qu’aussi chez Enguerrand le Christ semble, reposé, ensommeillé ; et remarquez comment la main de Saint Jean semble tenir entre ses doigts même quelques rais de l’auréole ! Caresse du sacré. Mais revenons au Pérugin, et à la posture. Pourquoi Nicodème et Joseph maintiennent-ils Jésus en position assise, comme s’il pouvait, justement, tenir assis ? Et c’est d’ailleurs bien pourquoi l’accolade du premier ne tient pas tant à l’amité qu’au maitien de la posture, mais c’est surtout le corps de Nicodème qui sert  d’adossement. D’autres tableaux, dans l’Histoire, dépictent le Christ presque assis, tenu par ses fidèles, mais je ne suis pas sûr qu’aucun peintre ait jamais si bien “assis” le Christ. En cherchant, je trouve que Bellini a peint, en 1473-76 (donc avant Le Pérugin), une “Lamentation sur le Christ mort avec les saints Joseph d’Arimathie, Nicodème et Marie-Madeleine“ (Compianto sul Cristo morto con i Santi Giuseppe d’Arimatea, Nicodemo e Maria Maddalena), dans laquelle le Christ est assis, est retenu juste derrière par le corps par Nicodème. On peut supposer que cette “façon” de tenir le Christ en position assise tenait pour partie à des considérations esthétiques — il est plus élégant et moins choquant pour le spectateur de voir un Christ dans une position encore “vitale”—, et métaphysique : Le refus de considérer le Christ comme définitivement mort —, puisqu’il va ressusciter. Encore une fois, Christ semble endormi. Mais Nicodème ne pleurerait pas s’il ne s’agissait que de sommeil. Il y a donc une scène intime, et en même temps une présentation, au spectateur, d’un Christ assis, toujours “humain”. Et, encore une fois, qu’il a l’air humain ce Christ, et comme il l’air de ne pas avoir souffert ! (Chez Bellini le Christ a souffert, cela se voit).   

Ce Christ du Pérugin, il est merveilleux. Divin. Il est aimable. 

Il faut dire un mot du perizonium ; ce petit caleçon antique, qui aura fait beaucoup jaser spécialement au sujet de Jésus-Christ (genitalia ou pas ?). Mais ce n’est pas ce sujet scabreux qui m’intéresse. C’est autre chose.  

Je ne sais pas comment Le Pérugin a mixé ses pigments afin d’obtenir cet étrange gris-argent, mais l’effet chromatique est assez saisissant. Regardez ne serait-ce qu’au niveau du haut de la cuisse : la peau semble très distincte du tissu, disons, détachée ; ce qui n’est pas le cas chez les deux autres personnages, en regard du rapport vêtement/épiderme. Pour le dire ainsi : On dirait que le Pérugin a procédé à un collage ; le perizonium semble avoir été peint après la chair, exactement. Ce qui donne un caractère complètement artificiel au vêtement en regard du corps. Mais justement, cette chair n’est pas celle du premier quidam venu, c’est la chair du Christ ; elle est surnaturelle, et totalement mystique. Luc 22 : « Ensuite il prit du pain ; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le leur donna, en disant: Ceci est mon corps, qui est donné pour vous; faites ceci en mémoire de moi.» Il ne faudra pas beaucoup de temps avant que collégiens ou lycéens incultes s’imaginent ici un cas d’invitation à l’anthropophagie ; alors rappelons qu’il ne s’agit aucunement de cela. Dimanche 04 septembre 2022 : Nous parlons ici du phénomène de l’eucharistie, permettant la transsubstantiation. Par une opération purement mystique, le pain et le vin, originellement en présence du Christ, font entrer dans le corps et l’âme une denrée spirituelle. Ce geste inaugural sera réitéré par les prêtres, les vicaires du Christ, pendant des millénaires, car il a le pouvoir, par l’intercession entre le divin et le profane, de perpétuer cette magie mystico-gastronomique. Tout cela pour rappeler que le corps du Christ n’est pas totalement d’ici. Par extension, un corps divin, au sens absolu, est dénué même de corps, et ce n’est pas pour rien qu’il n’existe pas, dans la religion juive, de représentation de Dieu lui-même, YHWH (יהוה), et mais, en tant que fils de Dieu et de Maryam, Jésus doit bien représenter une sorte d’alliage surnaturel entre corps incrée de Dieu et fœtus ; et ce perizonium flottant nous rappelle, à sa manière d’être dépicté, qu’il y a un hiatus entre entité surnaturelle et matière terrestre (il ne s’agit là que d’une hypothèse, bien entendu). 

Pourquoi Joseph d’Arimathie ne semble pas bouleversé, ne versant nulle larme ? Parce qu’il sait que Jésus va ressusciter, ce que ne sait pas Nicodème ? Pourtant, encore une ambiguïté dans l’image, le bras gauche du Christ a pris déjà un peu de vert-de-gris…

Per oggi è tutto 

 

Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 


 

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