Irène de Groot a une large palette photographique. Depuis les années 1987, à chaque anniversaire, elle réalise des autoportraits. On y voit d’abord, disons-le, une femme au visage remarquable ; dont l’esthétique hiératique et noble semble provenir de la Grèce Antique. Il y a trois séries relative aux autoportraits : “Être et avoir été : I”, “Être et avoir été : II”, et “dans tous mes états”. À travers cette série, c’est bien sûr le thème du Temps qui s’insinue dans la perception changeante à la fois du visage et de celle du corps. On peut immédiatement penser à d’autres photographes qui se sont pris régulièrement en photographies sous cette forme, et notamment Opalka. Et, de fait, nous voyons bien le passage du temps sur ces visages (de Groot, Opalka), sous cette forme qu’on appelle le vieillissement. Certes. Cependant, les enjeux ne sont pas les mêmes. On sait par exemple que c’est après une journée à l’atelier qu’Opalka se tire le portrait, à partir de 1965, et ce quotidiennement. C’est une démarche obsessionnelle, comme l’est sa démarche de peintre et ses chiffrages. Dire « obsessionnelle » n’entend pas minorer l’œuvre opalkienne. Pourquoi ? Parce que tous les artistes sont obsédés. Par quoi ? Par le faire, ce qu’on appelait en philosophie grecque la technè. Un artiste est obsédé par sa technè, c’est un fait, on ne peut rien faire. Mais revenons à de Groot. L’ampleur de sa série autoportrative est, à ma connaissance, sans équivalent. Bien sûr, dire « sans équivalent » ne vaut pas laisser-passer, mais c’est notable. Le sans équivalent provient du fait suivant : Irène de Groot est, au début de sa série, une très belle femme, une femme, littéralement qui, dans la traversée visuelle de ses ‘shootings’, se montre en tant qu’être de chair, de séduction, de désir, et de sexe, voire de sexe sanglant, ce moment, justement, où la vulve n’est pas tellement désirable. Que dirions-nous, nous, les hommes, si régulièrement du sang coulait de notre pénis ? Que dire de la pratique infamante de l’épisiotomie ? Vous imaginez un homme à qui l’on couperait la verge ? Bagarre assurée… Bref. Ainsi, si Opalka ne prend que son visage, dans un cadrage sempiternel de type Photomaton, de Groot se met en scène en tant qu’artiste-femme, en tant que traversante du temps. Si les séries “Être et avoir été : I” et “Être et avoir été II” sont des plongées dans l’avancement de cette plaisanterie amère de la beauté se décomposant ; la série “dans tous mes états” est tout à fait sensationnelle. Ici se montre différents états d’une femme, sans chi-chi, sans esprit putassier. De Groot se montre en furie, saignante, désirante, en rut, affolée, folle, insoumise, révoltée, ad lib.
Ci-dessus, le premier autoportrait disponible sur le site d’Irène de Groot. Jusque là, se dit le lecteur, ça va. Cher lecteur, un peu de patience, veux-tu ?
Deux Polas, à au moins deux décennies d’intervalle. Quelque chose semblant de fer est venu se poser sur les épaules de notre artiste. Un col d’acier (en fait une parure en galalithe faite par de Groot). Un carcan. Un carcan qui symbolise le Temps qui vient de passer, comme on dit (mais que sait-on du Temps ?), et de celui qui reste à passer, à avaler, comme on avale des couleuvres. Je ne sais pas ce que cela fait d’avoir été une très belle femme, et de voir, peu à peu, la beauté se retirer, laissant place à l’affaissement des chairs, au grossissement des traits… Dans ce que je suis en train d’écrire sur le bouleversement esthétique, qui passe de la beauté à la cruelle caricature de la vieillesse — il faut que cela soit dit —, je n’injecte aucune compassion, ni commisération. Pourquoi ? Parce que ces processus de décomposition du tolérable, de la beauté, est notre lot à tous. Il ne sert à rien de larmoyer. Ce serait ridicule et grotesque. Comme l’écrit le grand philosophe A.N. Whitehead dans un de ses livres — The Function of Reason —, s’il faut parier sur la championne de la vie éternelle, ce n’est pas le vivant qui l’emporte, c’est la pierre. Cependant, il n’est pas interdit de questionner les grandes questions métaphysiques qui ont trait à la mort, la beauté, le désir, le sexe, et le reste.
Ci-dessus, une artiste qui se met à nu, mais littéralement, sous l’objectif. Le bras gauche tendu tenant l’appareil, et le droit plaqué dans le dos pour rehausser la poitrine. Mais, à première vue, une femme encore dotée de formes désirables. La question, impitoyable, dans nos sociétés, est : « jusqu’à quand ? ». Je pense qu’il est temps de commencer à dire ce que je ressens en regard du medium photographique concernant les femmes artistes. Je pense que les femmes, mais quel que soit le medium finalement, peuvent dire, par le truchement de l’art, des choses que personne ne peut ni ne veut dire. Et je pense aussi que nous ne les avons pas encore assez entendues. Et voici que certains fanatiques de la théorie du genre viennent perturber la donne, tandis que nous ne savons toujours pas exactement ce que c’est que d’être une femme ! Mais même : qu’est-ce que c’est que d’“être” un être humain ? Qu’est-ce que c’est que d’être une belle femme, désirante et désirable, et qui voit sa beauté s’éroder ? En savons-nous assez sur cette question essentielle ? Pouvons-nous si facilement ignorer cette question, qui n’est pas pour rien dans l’accompagnement à la vie, et à la mort ? Et, surtout, concernant l’apport des femmes dans le domaine de l’art, nous n’en sommes qu’au début, et je sais, pour en avoir parlé avec certaines, que le fait d’être une femme-artiste ne compte pas pour rien dans l’implication esthétique et politique, a minima. Ces femmes se sentent femmes, hétérosexuelles (principalement même si quelques aventures bi), désirantes et désirables (c’est archaïque ?). Il m’est assez philosophiquement étrange que l’on se sente ni homme ni femme, ou bien femme-homme, ou homme-femme, cependant que chacun voit midi à sa porte, mais je crains que le bruit produit par les vociférateurs non-genrés ne recouvrent la voix des femmes-femmes et des hommes-hommes, qui ont, semble-t-il, toujours le droit d’exister et de s’affirmer.
Ci-dessus, un shoot du type “voile”, pour passer dans une autre dimension. Femme voilée. Le corps disparaît dans l’absence de clarté ou, bien plutôt, ce qui est plus que clair : ça commence à tourner, la chair. Magnifique shoot d’une artiste-femme qui nous regarde, bien dans l’œil, genre « je suis là quand même ». On pourra admirer comment le fond épouse le corps, ou bien comment le corps se fond dans le fond… Faire tapisserie ? Non, ce n’est pas le genre de notre artiste. Mais rien de psychologique ici ; et l’unicité chromatique, remarquable, fait que la rousseur de notre artiste semble irradier dans le décor ; ce qui annonce quoi ? Une décomposition en cours ? Un effacement ? Une pudeur ?
Regardez cette photographie ; c’est à croire que l’artiste essaie forcenément de s’arracher la peau du visage, comme si ce tégument était devenu un masque, telle une Dorian Gray dont la beauté intacte dans l’image se serait retournée contre la chair. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Dorian, s’il m’en souvient bien. L’effet bougé ajoute à cette sensation de décollement imminente, ou violemment voulue. Un Polaroid, une prise (combien avant ? peu importe), et voilà ! Tout remue, depuis le chemisier jusqu’en haut du crâne, si tant que l’artiste semble avoir deux chevelures superposées. L’art rejoint une certaine forme de magie quand on se demande : mais comment fait-elle cela ?
Moi, pour ma part, entre Bacon et de Groot, je choisis. On dira, oui, le premier est peintre, homosexuel, et la seconde est photographe, hétérosexuelle (mais qui a aussi connu des passions bisexuelles). Dans tous les cas, c’est l’homme qui gagne. J’ai récemment vu à Beaubourg l’exposition Bacon. Ça ne m’a rien fait, rien du tout. Peau de balle ! Oui, ici et là, il y a de belles couleurs, bon, d’accord. Mais rien de la force supposée recélée en ses toiles. Je sais pertinemment que mon avis ne pèse pas lourd, mais je le donne, puisque, en dernière instance, c’est bien moi qui suis le réceptacle de ce que je ressens face à une œuvre d’art, et ce n’est pas parce que tout le monde dit que Bacon est un grand peintre que c’en est un. À mon avis, Bacon est un peintre anecdotique (Picasso l’écrase sans problème). Mais passons. Revenons à ce portrait ci-dessus. Décomposition du visage, qui semble se scinder en deux parties monstrueuses. Ou bien c’est la main droite qui vient se positionner dessous ? Quoiqu’il en soit, après la racine des cheveux, nous avons là quelque chose de méconnaissable ; cependant que la chevelure est impeccablement tirée, mais semble se terminer en une forme organique. On ne comprend rien à ce qui arrive. Mais c’est assez dans l’esprit de la Série “dans tous mes états”. On croirait qu’à droite du sein gît un homoncule, et alors nous revient une histoire issue des Contes de la Folie Ordinaire, de Charles Bukoswki.
Je crois que j’aime bien les articles façon crescendo. Là, je ne sais pas si on peut aller plus loin. Une photographie hallucinante — au sens littéral —, que l’on ne voit pas. L’origine de l’im-monde ? C’est bien sûr une sorte de clin d’œil — sourire vertical — à Courbet, mais un clin d’œil bien plus dramatique que celui de Gustave. Ici, il ne s’agit pas de décrire la femme aimée, que l’on va ou vient d’aimer (et quand bien même il s’est agît d’un modèle…). À vrai dire, j’hésite, des deux côtés de la Représentation ; et j’ai deux hypothèses. 1) De Groot nous montre ce que c’est d’être une femme réglée, quand cette chose inconcevable, pour le corps d’un homme, arrive. Ce sang qui coule, comme un rendez-vous que l’on ne peut annuler, mais dont on se passerait bien. Cet écoulement qui peut violenter le corps, le tordre de douleur, le coucher. Cependant, ici le caractère explosif du sang m’invite à proposer une seconde hypothèse, 2) Celle d’un viol. De Groot nous montre la crudité du corps, un morceau de chair, quasi un morceau de viande, pris d’assaut et laissé à l’abandon, sans rémission, pour toujours. Il y a, bien sûr, cette vulve — fascinante —, mais ce sang éclaboussé — sur “elle” et partout alentour —, détruit tout l’érotisme qui aurait pu entourer ce plan rapproché. La prise de vue arase la poitrine, n’indiquant, de ce corps, que le forçage barbare. Prise de vue et éclairage indiquent qu’il s’agissait bien ce ce sexe qu’il fallait attaquer, pétrir, pénétrer, violenter. Au loin on distingue le halo roux de la chevelure, comme une ultime auréole de sainteté. On ne peut pas continuer un article après une photographie pareille. Il va falloir poursuivre dans une Troisième Partie.
Léon Mychkine