NB. Premier article d’une série consacrée à l’œuvre photographique de grootienne. Nous commençons doucement, dans la mort de nos amies les bêtes.
Je le dis tout de go, Irène de Groot est une grande photographe ; et son œuvre est impressionnante. J’ai bien sûr mes préférences, et je vais tenter de les mettre en avant. Comme tout grand œuvre chez une artiste, on ne sait par où commencer. Justement, je vais commencer par quelque chose dont je n’ai pas encore traité : l’animal & la mort. Plus tard, dans une autre Partie, je m’intéresserai à la question du portrait — question radicale et assez époustouflante —, chez de Groot. Bien. De Groot s’intéresse à de très nombreux sujets. Parmi ces sujets, on trouve la famille des animaux. J’écris « famille », car de Groot a plusieurs façons d’approcher l’animal, d’ailleurs souvent mort. On dira donc « famille » comme pour signaler une taxonomie dans le genre Art de grootien. De fait, et ceci dit, les animaux photographiés par de Groot sont déjà des portraits. Des portraits de mort(s).
C’est toujours étonnant de “voir” la mort. Enfin, la mort, on ne la voit pas ; on ne voit que son incarnation, pour ainsi dire. Le plus drôle, c’est quand certains disent : j’ai vu la mort. Non ; on ne voit pas la mort. C’est absurde. Quand on est mort, on ne sait pas qu’on l’est. Et il est encore plus absurde d’imaginer avoir vu un aperçu de la mort. On dira (ci-dessus) : cet animal est mort. Oui, il est mort. Et la mort de cet animal, dans de telles conditions, un tel traitement post-mortem, ressemble à cela. Mais pas à cela dans la manière avec laquelle de Groot photographie ce porcelet, très douce et expressive ; on dirait qu’il vient de mourir (crever, dit-on, pour les bêtes excepté les domestiques, non ?). Il semble tout fragile, et contorsionné par l’effort que cela a été, de rendre son dernier souffle. Il y a quelque chose de fort et de fascinant dans cette série de de Groot, je crois que je vais réemployer un terme que j’ai utilisé pour caractériser la photographie de Ruth Benrhard : l’aura. Voilà pourquoi de Groot est une photographe exceptionnelle, parce qu’elle est capable, dans certaines séries, certaines photographies, de restituer une aura à la chose photographiée. Ce n’est pas donné à tout le monde, et je n’emploie pas le terme à la légère. Je pense même que les meilleurs photographes ne sont pas à tout coup capables de produire l’aura. Voyez encore ce porcelet. Mort, on le dirait endormi. L’aura, c’est ça. Il y a une pénétration–incarnation dans le même mouvement ; on rentre dans quelque chose de troublant, pour peu que le mot soit à la hauteur. Autre exemple
Dans le cas ci-dessus, je ne suis pas certain que l’aura soit présente, mais en tout cas le mystère y est. En effet : qu’est-ce donc ?, se demande-t-on. Je dirais : un truc aquatique, marin, des abysses. Ce n’est pas une plante, puisque la série est titrée Animal. On se demande où se termine ce corps ? jusqu’où se prolonge-t-il dans le noir de grootien ? C’est très étrange, et beau. J’aime beaucoup, chez de Groot, cette manière qu’elle a, avec un seul objet, de nous dérouter complètement : nous ne savons plus/pas où nous sommes.
Trois photographies. Trois images issues de la même Série ; trois états différents de la réception esthétique. Car, ci-dessus, ce n’est pas « mystère, qu’est-ce que c’est ? », mais plutôt (la stupéfaction face à ce qui apparaît, de fait et immédiatement), monstrueux. C’est du type Alien, chez Ridley Scott. Mais pourquoi chercher ailleurs ce qui est ici ? Cette photo est du type de Groot. Point. Mais le lecteur sait à quoi je fais allusion : cette manie, chez de très nombreux critiques, de recouvrir le travail d’un artiste sous un jeu de références qui confine très souvent tant à la paresse mentale et l’absence de travail qu’au ‘name dropping’ (c’est pratique, ça fait deux-en-un et ça impressionne ceux qui ne sont pas du sérail) ; je te balance telle référence, et telle autre, et une fois que tu es bien recouvert, tu disparais sous la mousse des noms — extincteur d’un-sans-dit (du coup), quand il s’agissait de mettre en valeur l’Un, l’unicité, ici, donc, Une. Mais revenons au sujet. Monstrueux. C’est peut-être tout bête ; on a, on peut avoir l’idée de ce dont il s’agit ci-dessus. En fait non, je ne sais pas de quoi il s’agit. Mais, en tout, ça fait peur. Mais aussi, l’un des effets produits par cette photographie, c’est que nous savons pas si le corps de cet animal se prolonge hors-cadre ? Est-il grand ? Ne voyons-nous ici qu’une partie ?
Ci-dessus, quelque chose d’encore étrange. On a l’impression d’une créature se tenant debout, nous regardant dans les yeux, enveloppée dans une cape rabattue (bien plutôt, des ailes repliées, vues de dessus). Il s’agit d’une invitation ; nous sommes conviés au Bal des Insectes. Le monde animal, ou bien le monde des animaux non-humains, comme on dit de plus en plus aujourd’hui (car nous sommes des Primates — évolués), ce monde nous est bien étrange, et les photographies de de Groot nous le rappelle, et ce d’autant plus avec ses choix esthétiques et mises en scènes. Il y a ici du familier, et de l’étrange. Mais de Groot ne photographie pas qu’à partir d’une mise en scène douce ; elle prend aussi la mort dans sa fraîcheur répugnante, ainsi
Nous avons tous vu des animaux écrasés, mais celui-ci est particulièrement réussi. Sûrement un suicide. La bête ne voulait pas se rater. Quand on photographie une charogne, on pense souvent au poème de Baudelaire, qui, on s’en souvient, finit par se retourner contre l’âme jadis chérie, mais dont le début est bien à-propos :
Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant…
Je ne suis pas historien de la littérature, mais je n’ai pas connaissance d’un poème pareil dans l’Histoire. Voyez comme Baudelaire, fin observateur, remarque comment le corps de la charogne déborde ses anciennes frontières (« et de rendre au centuple à la grande Nature », « comme une fleur s’épanouir », « on eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague, vivait en se multipliant »…). De la même manière, de Groot nous montre ce qu’il semble un rat plus grand mort que vivant. Éclaté. Disséminé. On peut constater que le rat est bien écrasé, proprement, si l’on peut dire. C’est tout à fait fascinant, et répugnant. Pourquoi ? Parce que, et à sa manière comme Bacon l’avait montré ; nous, les organiques et vertébrés, et d’un certain point de vue, nous ne sommes que de la viande. Bien sûr, ce n’est pas très sexy. Mais pensez à une table d’opération, le ventre ouvert, les viscères à l’air, à ce moment, l’humanité n’est qu’une idée lointaine, il s’agit d’un organisme comme tous les autres, qu’il s’agit de bricoler, de réparer ; dont il s’agit de faire encore tenir les morceaux ensemble.
Léon Mychkine