Être photographe, c’est avoir un œil pour tout. La nature à l’œil. Jusqu’où peut-on aller dans une nature morte ? Plus loin que les ailes d’insectes (1840) de Fox Talbot ?, l’Adiantum de Blossfeldt (1926) ? On est toujours un peu gêné, en français, d’utiliser l’expression « nature morte », quand on sait qu’en langue anglaise, pour le même genre, on parle de ‘still life’ (“vie encore”). Le plus incroyable, c’est que si vous cherchez à traduire ‘still life’ en français, à l’aide d’un dictionnaire en ligne, le Collins, par exemple, vous obtenez: « nature morte »! cependant que ‘still’ ne signifie pas « nature » ni ‘life’, bien entendu, « mort »… C’est un mystère. Cependant, les images ci-dessous n’invoqueront pas la vie, mais l’après-vie, soit ce passage du mort au vivant, dans le sens où, bien souvent, ce qui est mort sert au vivant pour continuer de vivre. Encore un paradoxe. D’un autre côté, au sens littéral, que serait une nature morte ? Une nature détruite ? Une nature gorgée de pollution et azoïque ?

Le regard est invité à venir cheminer dans l’un des deux sujets de la série “Auguri”, soit la Chair, le dedans. Du lat. class. caro, carnis « chair » attesté notamment en opposition avec animus [esprit], dès Sénèque (CNRTL). Et notez que, pour cet aliment on parle, justement, de « chair », comme on en parle aussi pour certains fruits. Qui y a-t-il dans la chair ? À brûle-pourpoint, des paysages, faits de courbes, de bulbe, de crevasses, de plis, de flou.
Ouvrir un corps. Pour le préparer. Voire, pour y regarder de plus près. Et l’ouverture, comme en photographie, révèle. La révélation des couleurs. Un riche intérieur. Tapissé de muqueuse, d’une géométrie inexplicable qu’organique, et, à regarder longtemps, par intermittence, pour laisser reposer, on dirait tout à un coup une paupière blanche, avec son globe exorbité, pendant — même s’il s’agit, comme ailleurs, d’assembler le disparate, le découpé — c‘est la prise de vue qui “veut” ça. Hors paréidolie (qui n’est pas une maladie de l’esprit), c’est la variété de quelques couleurs qui étonne, ce bleu turquoise en dégradé, ces veines rosées, ce blanc laiteux, et même un fil d’or. Et à gauche, après le blanc de biais, l’océan.
L’autre sujet de la série, c’est la Carapace, l’enveloppe externe, l’épiderme ; peau plus ou moins protégée suivant les espèces. Ici, on a rapproché la queue de la tête (début de l’œil en bas à droite, passé la joue). Tête à queue, créant une autre fissure. Une faille. Notez, en bas de l’ouïe, les épines operculaires. Les épines sont un signe d’évolution. Défense. Trois ou quatre petites épines, dans le grand océan. Bleu, gris, taches de rousseur. La joue entrebâillée, laissant une fissure noire.

Et puis cet œil, mort. Mais sait-on jamais. L’œil ichtyologique est dénué de paupière, ce qui le rend assez flippant, ou, au choix, halluciné, en permanence.

Là encore, on note de grandes nuances de couleur, du jean au vert d’eau, et cette couture contournant l’œil, comme un chemin qui d’ailleurs bifurque derrière et descend en rameau. Poisson greffé. Souvent l’œil semble cerclé d’or, au moins quand il est vivant. Mort, cet or disparaît, s’éteignant dans l’obturé.
Et puis c’est le chaos des calamars. Enfin, ce n’est pas le chaos, il s’agit juste de faire rentrer ce qui est trop grand dans le plus petit, exactement comme les méninges du cerveau :

Diderot (à-propos de “La Raie”, de Chardin) :«…,c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement.» On se souvient que la raie chardinienne est présentée en partie éventrée, les intestins à l’air.

Par sérendipité, je cherche quel poète eut pu causer du poiscaille, et je trouve ceci d’épongé :
Lorsque le poisson de mer cuit à l’huile s’entrouvre, un jour
de soleil sur la nappe, et que les grandes épées qu’il comporte
sont prêtes à joncher le sol, que la peau se détache comme la
pellicule impressionnable parfois de la plaque exagérément
révélée
Léon Mychkine
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