Jackson Pollock, un médiocre peintre devenu excellent. Série “Sémantiques de l’art contemporain” #4

 “Full fathom five thy father lies;
Of his bones are coral made;
Those are pearls that were his eyes;
 Nothing of him that doth fade,
But doth suffer a sea change
Into something rich and strange.
Sea-nymphs hourly ring his knell:
 Ding-dong.
 Hark! now I hear them — Ding-dong,
bell”.

 Shakespeare, The Tempest

 

 ‘I can control the flow of the paint; there is no accident, just as there is no beginning and no end.’ JP

 

En 1945, dans l’hebdomadaire The Nation, April 7, Greenberg écrit notamment :          

« La deuxième exposition personnelle de Jackson Pollock à “Art of This Century” (jusqu’au 14 avril) le consacre, à mon avis, comme le peintre le plus fort de sa génération et peut-être le plus grand depuis Miró. Le seul optimisme dans sa peinture enfumée et turbulente vient de sa propre foi manifeste dans l’efficacité, pour lui personnellement, de l’art. Depuis l’existence du cubisme, l’art de l’École de Paris a connu une certaine autodérision. Pollock n’en a absolument aucune, et il n’a pas peur d’être laid — tout art profondément original est d’abord laid.»

Il est extraordinaire qu’un critique entendant faire l’éloge d’un peintre vante sa propension à la la laideur. Et c’est encore plus extraordinaire de lire cela sous la plume d’un Clement Greenberg ! On pourrait noter, au choix, une pointe d’humour, ou bien une audace quasi suicidaire (pour le peintre). Mais, d’un autre côté, Greenberg a tout à fait raison de parler de « laideur », car tel est, en 1945, toujours le cas. Ci-dessous quelques illustrations, de 1943 à 1945, dans lesquelles, certes, on ne peut que le reconnaître, la laideur est bien prédominante.    

Jackson Pollock, “Guardians of the Secret”, 1943, oil on canvas, 122.9 × 191.5 cm,  San Francisco Museum of Modern Art (SFMOMA) 
Jackson Pollock, “The Moon-Woman Cuts the Circle”, 1943, huile sur toile, 109,5 x 104 cm, Centre Pompidou, Paris
Jackson Pollock, “Gothic”, 1944, oil on canvas, 215.5 x 142.1 cm, MoMa
Jackson Pollock, “There Were Seven in Eight”, c. 1945, oil, enamel and casein on canvas, 109.2 x 259.1 cm, MoMa

Face à cette abondance de heurts optiques, on peut saluer Greenberg pour sa foudroyante clairvoyance qui lui fit entrevoir, au-delà ces récurrentes laideurs, la capacité chez Pollock à “trouver” quelque chose de nouveau et “révolutionnaire”, car, en 1945, et pour un œil peu averti ou moins historial, ce n’était pas encore patent et indéniable :  

Jackson Pollock, “Alchemy”, 1947, oil, aluminum, alkyd enamel paint with sand, pebbles, fibers and broken wooden sticks on canvas, 114.6 x 221.3 cm, Peggy Guggenheim Collection, Venice 
Jackson Pollock, “Full Fathom Five”, 1947, oil on canvas with nails, tacks, buttons, key, coins, cigarettes, matches, etc., 129.2 x 76.5 cm, MoMa

À partir de 1947, Pollock se débat dans ses formes d’embrouillaminis (ce terme ne se veut pas péjoratif → 1688, croisement de brouillamini et de embrouiller), avec, à tel ou tel moment, une percée plus homogène, qui va devenir, comme on dit en science militaire, décisive. Et voyez, justement, la différence kaïrotique entre “Alchemy” (1947) ⇑, “Full Fathom Five” (1947) ↑ et “Watery Paths” ↓ (1947).

Jackson Pollock, “Watery Paths”, 1947, oil on canvas, 114 × 86 cm 

Entre les deux premiers tableaux (par ordre de défilement) et le troisième, il se passe quelque chose. Du point de vue de la composition, c’est très certainement le dernier qui est le plus réussi, le plus cohérent. Il semble, effectivement, que nous puissions voir dans “Watery Paths” une affirmation, une prise en charge, de tout le régime du tableau par la détermination de la circulation des lignes noires, tandis que cette circulation, dans les deux premières ci-avant, se cherche, et se perd ; mais se perd sans rien trouver par ailleurs. L’un des grands enjeux de Pollock sera de trouver justement un équilibre entre l’embrouillamini et l’ordre, le chaos et le ressenti, aboutissant, de fait et certes, en quelques endroits, à une nouvelle forme d’élégance ; élégance que l’on constate dans “Watery Paths”, en prenant, en toute sérendipité, un détail :

La vie du peintre Pollock pourrait être intitulée : “Organiser le magma” (magma « résidu d’un parfum » empr. du gr. μαγμα « masse pétrie, onguent », de la famille de ματτειν « pétrir », CNRTL). Voyez, dans ce détail, les fragments du chaos sont saisis, drivés, figés ; comme on arrête des atomes en les refroidissant (c’est-à-dire proche du zéro absolu). Il y a la circulation — premier régime —, et les fragments du chaos — second régime. Et c’est sur cette binarité, ce rythme, que Pollock va jouer, constamment ; avec, dans ses fragmenteries, des monades persistantes, ouvertes, diffractées. Mais croire que l’on peut ainsi résumer “Watery Paths” serait aller trop vite en besogne. Pour s’en faire une idée, il suffit, randomly, de prélever de nouveau un détail.    

Et là, nous changeons complètement de registre. Et c’est toujours le même tableau. Certes, il s’agit ici d’un détail très agrandi, mais on peut penser que Pollock ne laissait rien au hasard, du moins, c’est ce qu’il me plaît de penser (voir la 2nd exergue de cet article). On a alors l’impression de survoler des continents, de la vie, des éléments primordiaux au moteur de la peinture, le Premier Moteur (en empruntant à Aristote, avec quelque licence). Doutez-vous ? 

Voyez, juste “à côté”, ces deux filaments, très sophistiqués :

Structures chaotiques ou pseudo-chaotiques, mondes organiques se mêlant à la peinture à l’huile, un accomplissement logique. 

Regardez ces traces le long de la dorsale dorée, dressés comme des filaments cellulaires. Dorsale, subcontinent, inorganique et organique, monde investi par le détail, l’attention. 

 

Ref. Citation Pollock In : Janet Engelmann, Jackson Pollock and Lee Krasner, Munich, Prestel Verlag, 2007

 

Léon Mychkine

écrivain, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant, critique d’art, membre de l’AICA-France

 

 

Aidez la critique d’art libre et indépendante via PayPal