« L’art de ce jeune peintre est un art intérieur cérébral qui n’a point de rapport avec celui des peintres qui se sont révélés ces dernières années. Il ne procède ni de Matisse ni de Picasso, il ne vient pas des impressionniste. Cette originalité est assez nouvelle pour qu’elle mérite d’être signalée. Les sensations très aiguës et très modernes de M. De Chirico prennent d’ordinaire une forme d’architecture. Ce sont des gares ornées d’une horloge, des tours, des statues, de grandes places, désertes ; à l’horizon passent des trains de chemin de fer. Voici quelques titres simplifiés pour ces peintures étrangement métaphysiques : L’Énigme de l’oracle, La Tristesse du départ, L’Énigme de l’heure, La Solitude et le sifflement de la locomotive.» Apollinaire, Les Soirées de Paris, 1912.
Ménager l’espace, ménager le vide ;
en peinture, Borel, comme De Chirico, y parvient. D’où l’épithète en titre. Je n’en trouve pas d’autre. Mais, et pour autant, je ne place pas Borel sous l’autorité chiricienne, ce n’est pas le propos. Cependant :
Qu’est-ce que la peinture métaphysique ? C’est un mouvement fondé en 1917 par Carlo Carrà, Alberto Savinio, et Giorgio De Chirico, dont nous devons au dernier ces mots : « Dans le mot métaphysique, je ne vois rien de ténébreux. C’est cette même tranquille et absurde beauté de la matière qui me paraît “métaphysique”, et les objets qui, grâce à la clarté de la couleur et grâce à l’exactitude des volumes, se trouvent placés aux antipodes de toute confusion et de toute obscurité me paraissent plus métaphysiques que d’autres objets.» Une autre manière de définir la discipline, pour Chirico, est d’en passer par ce qu’il appelle la solitude : « Toute œuvre d’art sérieuse contient deux solitudes différentes. La première peut être appelée “solitude plastique”, c’est-à-dire, la béatitude de la contemplation produite par la construction et combinaisons ingénieuse de formes, qu’elles soient des natures mortes venant à la vie ou des figures devenant immobiles — la double vie de la nature morte, non pas un sujet pictural, mais dans l’aspect supersensoriel, tel que même une figure supposément vivante peut être incluse. La seconde solitude est celle des lignes et signaux ; c’est une solitude métaphysique pour laquelle aucun entraînement logique, visuellement ou psychologiquement, n’existe.» Il me semble que la plupart de ces ingrédients pourraient se subsumer sous l’expression de mise en scène. Il n’y a pas de peinture métaphysique sans mise en scène.
Or, la mise en scène fait partie des réquisits de Borel. Dire que la peinture de Borel est métaphysique ne revient pas à lui accoler une étiquette, dans le sens “AOC 1917”. Non. Cela signifie que, par le biais de mon interprétation, je vois là non pas une filiation mais une inscription nommable ; voire, à la limite, une école. Que voulez-vous ? J’aime à définir. Ce qui me donne l’illusion de me rapprocher au plus près, de me tenir dans une sorte d’intimité plastique ; mais toujours, en laissant respirer. Je ne saurais pratiquer tel l’entomologiste avec le classique cliché de l’aiguillonnage. Dans ce cas, les insectes sont bien secs et morts, tandis que l’art est vivant. Soit. La mise en scène est, de fait, inséparable de l’architecture tant de l’espace que du tableau. De Chirico : « Qui peut dénier la trouble connexion qui existe entre la perspective et la métaphysique ?» Eh oui ! tout est là. Si vous avez déjà éprouvé un sentiment mystique, ou de curieuse absorption en vous projetant ou en vous sentant projeté ou, mieux, aspiré dans/par une perspective, alors vous comprenez ce que veut dire Chirico. Le plus fort, c’est quand vous vous apprêtez à vous fondre littéralement dans le paysage, ce qui est le summum de ce sentir métaphysique. Mais cette occurrence est plus rare. Or, étrangement, ce sentiment d’absorption ne peut pas être mimétique (un paysage à la Gellée, Poussin, Friedrich, par exemple), il faut en passer par une réinterprétation de l’espace. Ainsi, revenons en à notre première illustration. Pourquoi est-ce métaphysique ? La scène, en elle-même. C’est un tout. Le cadavre, le chromatisme, les boules rouges, la solitude, l’ambiance. C’est cela, aussi, la peinture métaphysique : une ambiance. Or, on peut constater que, dans notre actualité, l’ambiance est très rare, voire souvent inexistante dans la peinture. On montre des choses, des motifs, on explique bien ; c’est narratif. Mais la narration tue l’absorption — ce que n’ont pas compris beaucoup de peintres. Ainsi, en guise de prolégomènes, nous pourrions dire qu’une peinture est métaphysique quand elle montre une situation plausiblement fictive mais étrange, en réservant toujours de l’espace, car c’est l’espace qui concourt à la métaphysique. L’espace de la peinture métaphysique n’est pas un espace laissé vacant, ni bouchonné à la va-vite, ou encore peint comme s’il s’agit, chez d’autres, de fermer l’horizon, ou encore pis, de finir le job. L’espace investi picturalement (doit) participe(r) à la subtile atmosphère métaphysique.
Le colonnel Kurtz, comme on sait, est le personnage principal d’Au cœur des ténèbres, de Joseph Conrad, et, incidemment, on se rappelle (ça fait bien) que Kurtz a peint une nature morte. Ce qui ne veut pas dire que Kurtz est un peintre, en tant que tel, mais c’est un indice interne. Le Colonnel Kurtz va mourir. Il va mourir d’attente, en quelque sorte ; il sera mort d’avoir attendu quelque chose (‘something’) qui n’est jamais venu. Le tout, souvent, entouré de ténèbres (‘darkness’. 56 fois le mot ‘dark’ (ou composé) dans Heart of Darkness, de Conrad.) Le symbole mortuaire est bien présent dans le tableau de Borel, par ailleurs. Ainsi, il nous montre Kurtz mort et son fantôme, voire, double-fantôme, que je crois détecter.
Ce n’est pas facile de faire de la bonne peinture ; qui tienne, et soit non bavarde, non démonstrative, non m’as-tu-vu ; qui sache ménager la calme ménagerie du Monde pour en contraindre un échantillon dans tant de centimètres carrés. Nous y sommes. Rien que dans ce tableau, il y a plusieurs histoires ; plusieurs histoires de peintures, plusieurs histoires d’histoires, et, encore une fois, sans être démonstratif, ni revendication (l’artiste en militant politique… la scie !). On appellera cela : élégance. Plus je regarde la peinture borélienne et plus j’y vois déjà aussi une possibilité du récit, ce qui est déjà quelque chose, quand tant de peintures ne sont que décoratives. À partir de cette possibilité, il en découle certainement une potentielle multiplicité. Et c’est haletant, comme vingt compresseurs silencieux à fond de cale en Salle de Réanimation du Récit (SRR), justement. C’est qu’il nous en faut. Décoller de la réalité, retranscrite à peine les joueurs ont quitté la scène, surtout ; décoller, pour re-poser. Étouffer les cent mille perroquets. Réécouter la pulsation. Comme cette figure :
franchement, si ce n’est pas un hommage à la PM…! Encore une fois, je ne sais aucunement si Borel s’y sent affilié, et donc ce n’est que pure induction, de ma part. Mais je le prends comme un hommage à la peinture métaphysique historique. Cette forme humaine tronquée, mangée par le sombre, ce damier comme dessiné sur un sol étrangement rouge ; ces colonnes quasi flottantes. C’est l’ambiance. Ensuite, ce mystérieux bâton… Que signifie-t-il ? Support ? Arme ?
Faire jouer le + visible et le moins. Avec les deux illustrations ci-dessus, on “voit” De Chirico et Hopper. On “voit” ne signifie pas “influence”, mais plutôt, comment dire… ? “Indice sémique”. Si un tableau est une unité lexicale, par exemple, un indice sémique peut y être inclus sans pour autant devenir générique. Exemple : les marches et les deux cloisons sont hopperiennes, mais cela s’arrête là. Hopper n’eut pas peint un tel tableau ; il ne s’agit donc pas — réitérons —, d’influence, mais d’indice, ou, bien encore, de marque historique, de trace qui, voulue ou non, s’est insérée dans le Vocabulaire général. Mais la composition, rassurez-vous, est bien borélienne.
Jérome Borel m’écrit que ce tableau (“sentinelle”) est « un hommage à peine masqué à Puvis de Chavannes !» Ben ça alors ! J’ai répondu en deux mots : Je connais très mal Puvis. Et voilà comme on peut passer à côté… Il s’agit donc de “Geneviève veillant sur Paris” (1898). On semble distinguer que l’hommage se dédouble d’une vanité. En effet, qu’est-ce qui repose sur l’avant-bras de la figure ? J’y vois une tête. Pas vous ?
PPS. Où commence la métaphysique ? A.N. Whitehead écrit (1929) que la métaphysique commence avec des phrases aussi simples que “il y a du bœuf au dîner : « Un but pratique de la métaphysique est l’analyse précise des propositions ; non pas les propositions métaphysiques, mais de propositions plutôt ordinaires tel que Il y a du bœuf pour dîner aujourd’hui/et “Socrate est mortel”. Le genre de faits qui constitue le champ d’une science spéciale requiert une présupposition métaphysique commune respectant l’univers. La distinction entre phrases verbales et propositions complètes est l’une des raisons pour laquelle l’alternative logicienne rigide “vrai ou faux” est si largement hors de propos pour la poursuite de la connaissance.» Il faut distinguer entre “métaphysique symbolique” et “métaphysique esthétique” ; la première concerne le langage, dans tout son spectre (de “populaire” à très “spécialisé”) et la seconde ne concerne alors qu’une partie congrue de l’art, dans l’état actuel de mes réflexions et connaissances, car, des peintres métaphysiques, je n’en connais que fort peut. C’est une École secrète.
Ref. Giorgio de Chirico, Ed. Soby, Thrall, The Museum of Modern Art, 1955.
Léon Mychkine
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