Josef Albers, “La Couleur dans ma Peinture”, et “Sur mon hommage au carré” (Série Traduction)

Elles sont juxtaposées pour des effets visuels variés et changeants. Elles doivent se défier ou se faire écho, se soutenir ou s’opposer. Les contacts, respectivement les limites, entre elles peuvent varier d’une touche douce à une touche dure, peuvent signifier une traction et une poussée, des heurts, mais aussi un enlacement, un croisement, une pénétration.       

Malgré une application uniforme et le plus souvent opaque, les couleurs apparaissent au-dessus ou au-dessous les unes des autres, devant ou derrière, ou côte à côte sur le même plan. Elles se correspondent dans la concorde comme dans la discorde, ce qui se produit entre les deux, les groupes et les individus. 

Telle action, réaction, interaction — ou interdépendance — est recherchée afin de rendre évidente la façon dont les couleurs s’influencent et se modifient les unes les autres : qu’une même couleur, par exemple — avec des fonds ou des voisins différents —, a un aspect différent. Mais aussi, qu’il est possible de faire en sorte que des couleurs différentes se ressemblent. Il s’agit de montrer que trois couleurs peuvent être lues comme quatre, et de même trois couleurs comme deux, et aussi quatre comme deux. 

De telles tromperies sur les couleurs prouvent que nous ne voyons presque jamais des couleurs sans rapport les unes avec les autres et donc inchangées : avec la couleur changeante, avec le changement de forme et de placement, et avec la quantité qui dénote soit la quantité (une extension réelle) soit le nombre (récurrence). Et tout aussi influents sont les changements de perception en fonction des changements d’humeur, et donc de réceptivité.

Tout ceci nous fera prendre conscience d’un décalage passionnant entre le fait physique et l’effet psychique de la couleur. 

Mais en plus de la parenté et de l’influence, je voudrais que mes couleurs conservent, autant que possible, un “visage” — leur propre “visage”, tel qu’il était obtenu — de façon unique —, et je crois consciemment —, dans les peintures murales de Pompéi —, en admettant la coexistence de telles polarités en étant dépendantes et indépendantes — en étant dividuelles et individuelles. 

Souvent, avec les peintures, on prête plus d’attention à la structure extérieure, physique, des intentions de la couleur qu’à la structure intérieure, fonctionnelle, de l’action de la couleur telle que décrite ci-dessus. Voici maintenant quelques détails de la manipulation technique des colorants qui dans ma peinture sont généralement des peintures à l’huile et seulement rarement des peintures à la caséine.

Comparé à l’usage de la peinture dans la plupart des tableaux aujourd’hui, la technique reste ici inhabituellement  simple, ou plus précisément, aussi peu compliquée que possible.

Sur un fond des plus blancs disponibles — à moitié ou moins absorbant —, et construit en couches — sur le côté brut des panneaux de Masonite non trempée — la peinture est appliquée à l’aide d’un couteau à palette directement du tube au panneau et aussi fine et régulière que possible en une seule couche primaire. Conséquemment, il n’y a pas de sous ou de surpeinture ou de modelage ou de glaçage et pas de texture ajoutée — comme on dit.

En règle générale, il n’y a pas non plus de mélange supplémentaire, ni avec d’autres couleurs, ni avec des supports de peinture. Seuls quelques mélanges — jusqu’à présent avec du blanc seulement —, étaient inévitables : pour les tons de rouge, comme le rose et la rose [“pink and rose”], et pour les très hautes teintes de bleu, non disponibles en tubes.

Résultat, ce type de peinture présente une incrustation (intarsia) de fines pellicules de peinture primaires — non pas superposées, stratifiées, ni mélangées à des peaux de peinture humides, à moitié ou plus sèches.

Ces films minces et primaires homogènes sécheront, c’est-à-dire s’oxyderont, bien sûr, de manière uniforme — et donc sans complication physique et/ou chimique —, pour former une surface de peinture saine, durable et de luminosité croissante. 

Publié dans Josef Albers on his Seventieth Birthday [cat. d’exposition (version anglaise) Kunstverein Freiburg, March 16-April 13, 1958] (Freiburg : Kunstverein, 1958), 14-15, accompagnant le texte de Will Grohmann, “A Tribute to Josef Albers on his Seventieth Birthday”, initialement publié dans le journal allemand The Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 19 mars 1958.

 

Josef Albers, “Red + Violet with Blue + Brown”, 1948, oil on masonite, 55.9 × 82.6 × 5.1 cm, Collection SFMOMA (San Francisco Museum of Modern Art), © 2024 The Josef and Anni Albers Foundation/Adagp, Paris

 

Josef Albers , “Homage to the Square: Guarded”, 1952, oil, masonite, 60,96 x 60,96 cm, 2024 The Josef and Anni Albers Foundation/Adagp, Paris

 

Josef Albers, “Affectionate (Homage to the Square)”, 1954, huile sur Isorel, Centre Pompidou, © 2024 The Josef and Anni Albers Foundation/Adagp, Paris

 

“Sur mon hommage au carré” (ca. 1954)

En voyant plusieurs de ces tableaux les uns à côté des autres,

il est évident que chaque tableau
est une instrumentation en soi.

Cela signifie qu’ils sont tous de palettes différentes,

et donc, pour ainsi dire, de climats différents.

Le choix des couleurs utilisées, ainsi que leur ordre,

vise à une interaction — 

Elles s’influencent et changent chacune d’avant en arrière

Ainsi, le caractère et le feeling se modifient de peinture à peinture

sans qu’il y ait d’“écriture” supplémentaire.
ou, pour ainsi dire, de “texture”.

Bien que l’ordre symétrique sous-jacent et quasi-concentrique

des carrés reste le même dans toutes les peintures

en proportion et mise en place
ces mêmes carrés se regroupent ou s’isolent eux-mêmes, se connectent et

se séparent de nombreuses manières différentes.

Par conséquent, ils se déplacent vers l’avant et l’arrière, vers l’intérieur et l’extérieur,

et grandissent vers le haut et le bas et de près et de loin,
ainsi qu’augmentés et diminués.
Tout cela, pour proclamer l’autonomie de la couleur
comme moyens d’une organisation plastique.

Publié dans “Josef Albers on his Seventieth Birthday”, Catalogue d’exposition (version anglaise) Kunstverein Freiburg, March 16-April 13, 1958)

 

Traduit par Léon Mychkine

critique d’art, membre de l’AICA, Docteur en Philosophie, chercheur indépendant

 

 


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