J’aime bien Joseph, permettez que je l’appelle Joseph. Je me souviens de ses œuvres déployées dans l’espace du Centre Pompidou, “Beuys” (30 juin /3 oct. 1994). Pianos, feutre… Joseph, un monde feutré. Remarquez, pour ne plus en parler, que l’on ne reproche jamais à Beuys d’avoir été pilote de chasse dans la Luftwaffe, durant la 2GM… Ça pourrait suffire pour le disqualifier, non ? Bon, c’est passé, tant mieux pour lui, et pour nous, finalement, car l’homme a droit au rachat (enfin, ça dépend quand même de ce qu’il a fait…). Selon la légende, comme il l’a rappelé lui–même, le bombardier que Beuys pilotait s’est crashé lors d’un orage de grêle, et il a été trouvé dans la carlingue écrasée, inconscient, par les membres de l’ethnie tatar :« Sans les Tatars, je ne vivrais pas aujourd’hui. Ils étaient des nomades en Crimée, dans ce qui était alors un no man’s land entre la Russie et le front allemand, et qui ne favorisait aucun côté. J’ai développé une bonne relation avec eux, et venais souvent les voir.» Notez que le co–pilote, lui, est mort. Pas Joseph. C’est dire le bol. Joseph est abattu au dessus du ciel de Crimée, recueilli et sauvé par une tribu tatare, qui l’aura, moment décisif et fondamental, ontologique même, enduit de graisse de yak et enroulé dans des couvertures de feutre. D’où l’obsession joséphienne, et ce feutre qu’il aura coiffé toute sa vie. Je ne sais pas s’il dormait avec, mais Joseph avait sinon tout le temps son chapeau vissé sur le chef. Légende, ou pas ? D’un autre côté, entrer dans le monde de l’art avec derrière soi une telle légende, ça pose son homme ; sorte d’Icare enferré tombé dans une steppe désertique, où les chances de croiser un pékin étaient assez minimes voire nulles, et, chance ! voici quelques membres d’une tribu, bref. C’est assez magique, et je veux bien croire Joseph. Bien !, une fois rappelé le contexte mythique, Joseph va développer une forme d’art que l’on peut caractériser d’hybride, à la fois populaire et très hermétique (ce qu’il appellera “sculpture sociale”). Assurément, avoir réussi ce mixage aura été une grande réussite pour un artiste, car il me semble que fort peu pourraient en dire autant. Prenons, par exemple, le « Michael Jackson and Bubbles” (1988) de Jeff Koons. Certes, c’est populaire, mais nullement hermétique. Le message est limpide : Voici (une représentation de) Michael Jackson, le célèbre chanteur, et de son chimpanzé. Et alors ? On dit de Koons qu’il a un style « kitsch néo-pop ». Il faut bien étiqueter l’étiquetable. Beuys l’est–il, étiquetable ? Non. C’est l’une des grandes différences entre un bon artiste et un moins bon, voire un pire. Et Joseph aura rejoint ce point de crête, sans démagogie ; sans renoncer à l’exigence artistique. Alors, c’est le cas de le dire : Joseph, chapeau !
Le 1er décembre 1964, Beuys exécute une première performance ↑ “Der Chef/The Chief”, à la galerie Rene Block, Berlin. L’artiste est couché dans une couverture de feutre. Il demeure immobile, de 16H à 00H. À chaque extrémité du corps, un lièvre mort, allongé. C’est très (très) bizarre. A priori. Quand on pense à cette poignée d’artistes qui, aujourd’hui encore, se font filmer ou voir en train de simplement dormir…, on se demande ce qu’ils ont inventé, et ce qu’ils doivent à Beuys, non ? Mais, ici, Beuys ne se contente pas de se montrer en train de dormir, ou pas, puisque, sporadiquement, il produit des sons dans le microphone caché dans les plis. Ne se contente pas, mais, quoi de plus ? Le feutre, bien sûr, peut être produit à partir du poil de lièvre. Mais, pour faire du feutre, il faut tuer le lièvre, on ne le tond pas comme un mouton, hélas ! Donc, l’un des aspects de la performance, c’est de montrer la concaténation des processus : abattage du lièvre → production de feutre → survie → protection → choc → repos → sommeil → rêves (sons, borborygmes, etc.). Dès le début de ses manifestations performantes, Beuys a le souci du tiers, d’autrui, et du vivant animal, et, rien que cela, c’est remarquable. Souvenez-vous : De longtemps, la Nature Morte a représenté fruits, fleurs, et animaux ; bien souvent raides morts, sans qu’il n’y ait aucun lien de cause à effet. On voit une perdrix, un faisan, un lièvre, et puis, on s’imagine bien sûr qu’ils sont destinés à la cuisine. Mais la seconde partie de l’équation est mentale. Ici, Beuys nous livre les deux éléments de l’équation : matière première/résultat. Et alors ? dira-t-on. Alors ? Je crois que Beuys est tout même l’un des précurseurs de justement ce qu’on appelle, en bon français, la performance. Et ce n’est pas rien.
L’autre performance extraordinaire exécutée par Beuys est celle intitulée ‘How Explain Pictures to a Dead Hare’, “Comment expliquer les images à un lièvre mort”. Les filiations qu’établit Beuys avec le monde tant naturel que culturel sont, à tout le moins, surprenantes, inattendues ; elles ne vont pas de soi. On pourrait dire, d’une manière un peu prestidigitatoire : Il s’agit de chamanisme, tout bonnement ¡ ce que d’aucuns écrivent au sujet de tel ou tel artiste, sans avoir la moindre idée de ce que recouvre tant le terme que la diversité de son application ethnologique, par ailleurs. D’après Beuys, le lièvre représente un « organe externe mort de l’humanité : Si je suis capable d’expliquer la peinture à cet organe extérieur, alors je crois que l’art sera compris comme une rectification sincère des pouvoir créateurs humains.» Il faut quand même suivre… Je le dis sans ironie. Car n’importe qui ne peut pas juste dire, en lisant ces postulats : Ah oui !, bien sûr, c’est évident !
Beuys, il faut le dire, était complètement barré. Mais “barré” dans le sens artistique du terme, car il faut quelque chose en sus pour être artiste, non pas une dinguerie de façade, pop, à paillettes, mais une dinguerie profonde, deep, qui vous fait franchir les limites du conventionnel, car enfin ! nous sommes entourés de millions d’œuvres, de millions d’artistes dans l’Histoire. Face à quelles œuvres sommes-nous “retournés”, “stupéfaits”, “ébahis”, “étonnés” ; en mot, oui, retournés ? Parallèlement, devant combien d’œuvres nous trouvons-nous en train de nous de nous dire, de nous exclamer : c’est beau !? Et, bien souvent, le « C’est beau ! » suffira à refermer le dossier, en y tamponnant mentalement : Mission Accomplie. Mais mission de quoi ? Et encore, cette exclamation conclusive, que signifie-t-elle ? Il y a bien des degrés dans le Beau, Kant nous l’a rappelé. Donc, quand nous nous exclamons : « C’est beau ! », c’est beau comment, jusqu’à quel degré de beauté ? Cette question de gradation, de graduation, on l’oublie souvent ; et alors le concept de Beau se dilue dans une espèce de pâte, un nanan qui rappelle le Beau parfois sans qu’il soit là, une espèce de version Canada Dry de la beauté artistique.
Ce qui me plaît, chez Beuys, c’est qu’il tente de dé-anthropomorphier l’art ; ce qui n’est pas une mince affaire. Il ne suffisait pas de peindre des natures mortes avec lièvres et faisans, ou bien encore de saisir au naturel la saillie du tigre ; il fallait ouvrir quelque chose, ouvrir à quelque chose, vraiment, mais à quoi ? À charge pour le regardeur, le témoin, de se faire une idée. S’il n’en a pas, tant pis, ou ce n’est pas grave ; mais, s’il en a une, alors il restera avec, dans le corps et l’esprit (façon de parler), l’empreinte toujours fœtale de la connexion avec ce qu’est l’art, et ce qu’il a toujours été, une connexion autre. (Radicalement autre, échappant à l’Homme en nous qui nous étouffe et nous sauve par son Dehors). Je ne vais pas m’en sortir comme ça.
Que veut dire Beuys, avec sa phrase absconse et obscure ? À brûle-pourpoint : je n’en sais rien. Mais, si je réfléchis, je suis partagé. D’un côté (‘on the one hand’), Beuys renoue avec l’intelligence animale qui a essaimé au cours de l’Histoire, et que nous retrouvons encore, sous forme d’animisme, de totémisme, chez certains peuples sur la planète (pour combien de temps ? est une autre question). Mais, même sous cet angle, il me semble que la pratique vivante de l’animisme, pour le dire ainsi, ne consiste à faire comprendre aux animaux-non humains le monde humain ; il s’agit, bien plutôt, d’établir une communication dont les principes, en gros, reposent sur ce qu’on l’on pourrait appeler une justice sociale : conquête et aménagement du territoire, rationalisation du gibier, pacte avec les espèces. Il ne s’agit donc pas de faire entrer les animaux non-humains dans la sphère culturelle, mais de réussir à faire coexister l’ensemble dans ce que l’on pourrait appeler une sphère pragmatique. D’un autre côté (‘on the other hand’), et du coup, un lièvre n’a pas accès au monde de la peinture artistique, et, quand bien même, à quoi cela lui servirait-il ? Mais, rappelons qu’il s’agit ici d’un lièvre mort. Alors, finalement, disons que Beuys s’adresse à l’esprit du lièvre, CQFD.
Léon Mychkine
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