Journal #4 (De la niaiserie)

Un artiste produit une œuvre, qu’il appelle “résilience”. Il s’agit d’un mur fait de fines briques de bois, qui s’affaisse au milieu, donnant à voir une grande incurvation. L’artiste explique que cette œuvre est ainsi titrée car c’est pour montrer, justement, la résistance aux aléas de la vie, entre autres. Voilà un bon exemple de niaiserie. Le terme de « résilience » provient justement du génie civil ; on aura recours à des “appareils d’absorption de chocs”, souvent couplés d’un alliage à mémoire de forme. Le mot, d’origine latine, resilentia, signifie « rebondir ». Par conséquent, illustrer le phénomène mécanique de résilience en exposant un mur affaissé, c’est exactement l’opposite de cette capacité. Bien entendu, l’usage du mot est polysémique, il est employé dans de nombreux domaines, notamment et abondamment en psychologie de bazar, pour signifier la résistance psychique. Mais ce n’est pas un terme utile. Quiconque aura lu quelque peu la théorie freudienne se sera rendu compte qu’un appareil psychique, c’est bien plus complexe et subtil qu’un dispositif à encaisser les  écrasements ; l’appareil psychique n’est pas une sorte de texture élastique qui reprend forme après tel ou tel choc.

Avec notre entrée cosmologique dans ce qu’il est convenu d’appeler l’Anthropocène (et dont il faudrait sortir le plus vite possible), on assiste de plus en plus à des expositions dédiées à la Nature, pour signifier à quel point elle est fragile, combien elle est nécessaire, etc. Cela s’accompagne de dispositifs tautologiques, dans lesquels on peut admirer des branches d’arbre, des champignons, ce que vous voulez de naturel. Ainsi, tandis que de nombreux artistes sont toujours en lutte amoureuse avec la mimesis, d’autres ont renoncé et exposent directement leurs prélèvements. Et voici encore un exemple de niaiserie. En sus, un ou une critique viendra souligner à quel point l’artiste nous incite à nous sentir proches du vivant. Face à une branche morte, ce n’est pourtant pas évident. En sus, et de toutes manières, l’art, en tant que tel, est vivant, et ajouter de la vie à la vie, c’est absurde.

Je crois que la niaiserie tend à se diffuser de plus en plus. Tout le monde connaît les boules multicolores d’Othoniel, et tout le monde parle de son exposition au Petit Palais. À lire le Communiqué de Presse, on apprend que, chez lui, « la délicatesse du verre et la subtilité de ses couleurs participent du vaste projet de l’artiste : poétiser et réenchanter le monde.» Rien que cette phrase atteste d’une niaiserie que l’on pourrait qualifier de canonique. On rappellera que la poésie ressortit au domaine littéraire. La poésie, cela s’écrit ; et il existe encore des poètes, qui tentent non pas de rimer, mais de rythmer la langue. À ce ce titre, Philippe Beck écrit de la poésie, principalement, et c’est l’un de nos meilleurs poètes français. Autrement dit, à chaque fois que l’on qualifie une œuvre d’art en tant que poétique, on affiche à la fois sa niaiserie mais tout autant sa paresse intellectuelle : On ne compte plus les œuvres d’art dont la “nature” même et la portée tout autant est imprégnée de poésie diffusante. Et pourtant, il y aurait peu de chemin lexical pour parler, si besoin, de poïétique en matière d’art, ce qui, à ce moment, deviendrait acceptable et convenable (dans le sens logique) ; mais, écrire poïétique, cela sous-entend tant une connaissance plus large et, horreur !, qu’un effort intellectuel. On parlera donc de poésie, c’est beaucoup plus simple, et tout le monde comprendra. Mais revenons à Othoniel. Donc, il s’agit aussi de réenchanter le monde. Alors là, quel programme ! Mais, disons-le tout de suite, ce n’est pas possible. Le Monde, depuis longtemps, a été désenchanté ; et nulle œuvre d’art ne saurait y remédier. Certes, durant la contemplation, l’absorption d’une œuvre d’art, on oublie la réalité vulgaire du monde, sa détresse, sa laideur, mais rien de plus. Aucun artiste ne peut réenchanter ce que seul un monde divin permettait. Autant pour la ritournelle…

Le cas d’Othoniel est intéressant, en ce qu’il concentre une grande vacuité dans le formalisme tout autant qu’une hypertrophie sémantique. On parle ici, en effet, de nœuds borroméens et du mythe de Narcisse, mieux ; du Théorème de Narcisse. On dira : il s’agit d’une construction fictive. Soit. Mais s’il est parfaitement légitime qu’un artiste mette en place une fiction pour servir son propos formel, on est en droit de s’interroger sur sa pertinence. Et une première interrogation se fait jour dès l’énoncé. En quoi le mythe de Narcisse pourrait-il être un théorème ? On se souvient (non) que c’est le devin Tirésias qui dit à Liriopé (la Nymphe bleue, mère de Narcisse): “Narcisse vivra très vieux à condition qu’il ne se regarde jamais”. De fait, on ne compte plus les soupirantes et soupirants qui se seront consumés d’amour pour Narcisse, tandis que lui, très fier et orgueilleux de sa beauté, se pavanait plein de dédain, incapable, par ailleurs, d’aimer autrui. Or, on le sait, depuis un sort jeté par Artémis, Narcisse ne put échapper, pour une fois, à l’amour, mais un amour impossible à consommer, puisqu’il s’est agi de son reflet, et donc de lui-même. Narcisse tente en vain d’attraper son propre reflet, mais, bien évidemment, c’est impossible. Tout cela finit mal, Narcisse s’insérant un poignard dans la poitrine. En regard des boules d’Othoniel, on se demande toujours où est le théorème dans cette histoire ? La phrase de Tirésias n’en constitue pas un, il s’agit d’une prophétie, dont les Mythes Grecs abondent. À ce mythe de Narcisse, Othoniel ajoute ces “nœuds” de verre, établis à partir de la théorie des nœuds borroméens. Rappelons qu’il s’agit là d’une théorie mathématique, qualifiant, en topologie, un entrelacs de trois cercles qui ne peuvent être séparés les uns des autres à moins de défaire toute la structure. Là encore, et même si, pour la petite histoire, Othoniel s’est fait aider par un mathématicien, on ne voit pas très bien le rapport entre boules de verre, Narcisse, et nœuds borroméens. J’ajoute que la véritable théorie des anneaux borroméens est bien plus complexe que le simple aperçu que je viens d’en donner, et, on ne pourra s’empêcher, non plus, de penser à Lacan, qui aura bien déliré sur cette même théorie topologique, lui offrant encore une fois une belle occasion d’asséner quelques billevesées dont il avait le rare secret (pardon !, je suis davantage freudien). En fait, s’agissant des boules d’Othoniel, j’en suis à me demander si l’appareillage mythologique et pseudo-mathématique ne tend pas à remplir la vacuité de sa proposition formelle : depuis x années, Othoniel montre et remontre des chaînages de boules de verre ; car il s’agit bien de cela, en définitive. Que donnent ces boules ? Au mieux, je dirais, c’est décoratif. Maintenant, une œuvre d’art atteint-elle la complétude quand elle est devenue décoration ?, chacun en jugera à sa guise. Passons à un autre exemple… Je cherche, sur l’Internet, une association sémantique entre poésie et art contemporain. Je ne mets pas longtemps à trouver (une minute).

Dans Connaissance des Arts (26.11.2020), on peut lire que l’artiste El Anatsui expose une œuvre poétique :

El Anatsui, “Timespace 2014”, aluminium et fils de cuivre, 325 x 495 cm. Photo ©Jonathan Greet 

« Art contemporain : El Anatsui ouvre avec poésie la Saison Africa 2020 à la Conciergerie […] Pour sa carte blanche, le sculpteur proposera une nouvelle installation poétique sur “le Temps qui passe”, en écho à l’histoire du palais de la Cité et à son architecture médiévale.» On ne saura jamais pourquoi cette œuvre est poétique. Mystère. En tout cas, c’est dit, au moins trois fois. Niaiserie, manque de vocabulaire ? Paresse intellectuelle ? Que sabe ¿

Dans Le Journal des Arts (27 juin 2019), on lit que Morandi est le « poète de la matière », « le poète de la forme », « le poète de la couleur »… N’en jetez plus ! Si !, une dernière couche : « Les fonds neutres, le respect sur la toile de l’échelle des objets, la taille limitée des formats entretiennent l’éloquence de cette poésie renouvelée, car le talent de Morandi est de ne jamais se répéter sans cesser de reprendre la même rythmique.» Morandi, quatre fois poète ! Mais pourquoi ? Diantre ! Pourquoi ? Ces antipasti de niaiserie devenant indigestes, il faut briser-là. Adeu ¡ 

Léon Mychkine

 

 

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